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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


«8» 


XXXVIIl»  ANNÉE.   —  SECONDE   PÉRIODE 


TOME  SOIXANTE-SEIZIÈME 


PARIS 

BUREAU   DE   LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    BONAPARTE,    17 


1868 


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I 


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LE 


JOURNAL  D'UNE  REINE 


tt  Pollion  lui-même  fait  des  vers,  »  dit  le  poète  latin.  Ce  n'est 
donc  pas  chose  nouvelle  que  les  princes  ou  les  consuls  veuillent 
être  écrivains.  Cependant  le  monde  ne  vit  jamais  autant  de  souve- 
rîdns  qu'aujourd'hui  essayer  du  métier  d'auteur,  et  il  est  permis  de 
penser  qu«un  jour  les  arrière-neveux  compteront  parmi  les  traits 
caractéristiques  de  notre  temps  le  grand  nombre  des  livres  prin- 
ciers et  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  littérature  des  monarques.  La 
collection  des  œuvres  de  Frédéric  le  Grand  remplit  au  moins  une 
vingtaine  de  volumes;  mais  Frédéric  n'était  que  prince  royal  quand 
il  composa  ceux  de  ses  livres  qui  méritent  quelque  souvenir.  Soit 
que  la  fonction  de  gouverner  les  hommes  parût  trop  haute  pour  y 
mêler  d'autres  soins,  soit  que  la  distance  entre  les  rois  et  les  su- 
jets fût  mesurée  d'un  œil  plus  jaloux,  la  royauté  autrefois  s'inter- 
disait le  passe-temps  d'écrire.  Les  mêmes  précautions  ne  lui  sem- 
blent plus  nécessaires  ;  elle  se  jette  volontiers  dans  la  mêlée  des 
discussions  littéraires;  sa  grandeur  ne  l'attache  plus  au  rivage. 

De  cette  tendance  vraiment  nouvelle,  il  résulte  pour  la  critique 
une  situation  qui  ne  l'est  pas  moins.  Sans  doute  le  respect  peut  lui 
conseiller  le  silence;  elle  n'a  qu'à  laisser  le  champ  libre  aux  con- 
versations qui,  pour  n'être  pas  imprimées,  n'en  forment  pas  moins 
le  jugement  public.  C'est  là  un  tribunal  qui  ne  se  déclare  jamais  in- 
compétent, tribunal  toujours  malicieux  en  ces  circonstances  et  qui 
n'admet  pas  l'adage  Cœsar  supra  grammaticam  ;  mais  l'écrivain 
ne  trouve  pas  ordinairement  son  compte  dans  le  silence  de  la  cri- 
tique, et  c'est  un  des  cas  où  trop  de  respect  plaît  moins  qu'un  peu 
d'audace.  Pourquoi,  dit-on,  ne  pas  s'en  tenir  au  droit  commun,  et 
ne  pas  traiter  suivant  les  lois  de  la  république  des  lettres  les  per- 


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6  RCVUE   RëS   BEUX  mondes. 

sonnes  royales  qui  daignent  y  postuler  le  titre  de  citoyen,  c'est-à- 
dire  sur  le  pied  d'égalité?  La  chose  n'est  pas  si  simple  qu'elle  le 
paraît,  et  l'immense  disproportion  des  rangs  ne  souffre  pas  une 
égalité  même  toute  littéraire.  Qu'y  a-t-il  en  effet  de  commun  entre 
la  position  d'un  auteur  qui  n'est  pas  autre  chose  et  celle  d'un  écri- 
vain couronné?  La  critique  a  le  devoir  de  leur  demander  qu'ils  at- 
teignent l'un  de  ces  deux  buts,  instruire  ou  amuser.  Amuser!  nul 
n'est  plus  digne  de  notre  admiration,  disons  mieux,  de  notre  recon- 
naissance qu'un  Cervantes  ou  qu'un  Lesage  qui  fait  jaillir  la  sottrce 
du  rire  et  la  répand  à  flots  intarissables;  mais  un  prince,  quand 
même  il  en  eût  été  capable,  n'aurait  jamais  eu  l'idée  d'écrire  Don 
Quichotte  ou  Gil  Blas^  c'est  un  danger  qui  n'a  jamais  existé.  La 
majesté  royale  ne  s'oublie  point  assez  elle-même,  et  elle  a  raison, 
pour  descendre  jusqu'à  faire  rire  ses  sujets.  Un  but  plus  digne  d'elle 
serait  celui  d'instruire,  s'il  était  possible  de  le  lui  imposer.  Un 
simple  particulier  prend  la  parole  ou  la  plume  pour  faire  partager  à 
d'autres  son  opinion,  et  cela  s'appelle  instruire;  quand  un  prince  a 
fait  connaître  la  sienne,  il  semble  qu'il  n'ait  rien  de  plus  à  deman- 
der à  la  plume  ou  à  la  parole.  Il  écrit,  il  parle,  non  pour  persuader, 
filais  pour  agir.  Le  citoyen  qui  publie  un  livre  enseigne,  en  d'autres 
termes  il  communique  ses  pensées  à  d'autres  qui  les  mettront  en 
action.  La  puissance  royale  ne  peut  avoir  ce  désintéressement  :  elle 
est,  comme  les  dieux,  obligée  de  s'aimer.  Voilà  donc  une  première 
et  grande  différence,  celle  du  but,  qui  est  entièrement  dissem- 
blable. 

La  critique  a  le  devoir  de  s'enquérir  des  motifs  de  l'auteur. 
«  Sonate,  que  me  veux-tu?  »  disait  Diderot.  C'est  la  question  qui 
est  posée  naturellement  à  tout  livre  qui  se  produit  dans  le  monde. 
Je  suis  l'industrie,  le  gagne-pain  d'un  honnête  homme,  dit-il  sou- 
vent, trop  souvent,  hélas!  C'est  alors  un  compte  à  régler  entre  le 
livre  et  l'acheteur,  et  la  question  se  réduit  à  savoir  si  le  dernier 
reçoit  de  l'instruction  ou  du  plaiair  pour  son  argent.  Bien  que  cette 
réponse  ne  soil  pas  celle  qui  prépare  l'accueil  le  plus  favorable,  elle 
apporte  avec  elle  son  excuse  et  désarme  quelquefois  la  sévérité. 
Voilà  une  source  d'indulgence  qui  ne  peut  exister  pour  les  grands 
de  ce  monde.  Plus  ordinairement  le  livre  est  fier  comme  ce  servi- 
teur dévoué  qui  cachait  la  pénurie  de  son  maître,  et  il  dit  :  «  Je  suis 
l'athlète  d'Olympie,  je  viens  disputer  les  suffrages  qui  donnent  la 
gloire,  je  veux  me  rendre  illustre  parmi  les  hommes  et,  s'il  se  peut, 
dans  la  postérité.  »  Gardons-nous  de  croire  que  cet  aveu  plus  noble 
soit  assuré  d'un  meilleur  accueil!  Les  hommes  au  premier  abord 
n'aiment  pas  qu'un  de  leurs  pareils  sorte  de  la  foule,  annonçant 
l'intention  de  s'élever  au-dessus  d'eux;  mais  enfin  cette  ambition 


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LE  JOURNAL  DUNE   REINE.  7 

est  sincère,  et,  pourvu  que  le  livre  sorte  vainqueur  de  l'épreuve 
qu'il  a  provoquée,  la  gloire  ne  lui  est  pas  marchandée.  Eu  est-il  de 
même  du  livre  portant  signature  royale?  Que  demande- t-il?  que 
yeut-ll?  Est-ce  de  l'éclat,  do  la  célébrité?  Ce  serait,  suivant  l'ex- 
pression du  poète,  apporter  du  bois  dans  la  forêt  ou^  comme  disent 
les  Anglais,  du  charbon  dans  Newcastle.  À  moins  d'être  Salomon 
lui-même,  qui  s'adressait  à  tous  les  siècles,  un  roi  n'écrit  pas  pour 
la  postédié;  il  estime  que  c'est  bien  assez  de  parler  à  son  temps  et 
à  soiQ  pays.  Cette  considération  est  concluante  et  montre  clairement 
qu'un  prince  est  un  homme  d'action,  que  ses  livres  sont  des  actes, 
et  que  tout  entre  ses  mains,  même  une  plume,  est  un  instrument 
de  règne.  Devant  de  tels  écrivains»  la  critique  recule  ou  elle  change 
de  nature. 

Enfin  la  critique  a  le  devoir  de  louer  ou  de  blâmer  avec  impar- 
tialité. Ce  devoir  est  si  malaisé  à  remplir  envers  de  simples  parti- 
calîers  qu'elle  est  obligée  d'appeler  à  son  secours  tout  l'art  des 
nuances  et  des  sous-entendus  pour  se  tirer  avec  honneur  de  l'exa- 
men des  œuvres  contemporaines.  Après  la  quadrature  du  cercle  et 
le  mouvoment  perpétuel,  le  problème  le  plus  difiicUe  est  celui  de 
connaître  du  monde  et  d'exercer  en  même  temps  la  fonction  de 
criticpie  avec  indépendance.  De  notre  temps,  un  juge  éminent  des 
œuvres  Uttérwes  n'a  peut-être  dû  qu'à  son  isolement  abscdu  l'in- 
ùexible  liberté  de  plume  qui  a  fait  sa  grande  originalité.  Que  sera-ce 
donc  quand  il  s'agira  de  personnes  royales?  Louez  avec  bonhomie, 
sans  ienir  compte  d'un  public  frondeur,  vous  n'ôtes  qu'un  courtisan; 
louez  avec  précaution  et  de  manière  à  ne  pas  déplaire  à  la  galerie, 
vous  voulez  excuser  vos  louanges,  vous  prenez  la  voie  la  plus  sure 
pour  blesser;  critiquez  librement,  vous  répondez  mal  à  la  gracieuseté 
qui  comble  les  distances  et  eflace  la  diSérence  des  rangs  dans  la  pra« 
tique  de  l'égaUté  intellectuelle. 

Est-ce  à  dire  que  la  souveraineté  ne  peut  s'accorder  avec  le  tra- 
vail littéraire,  et  que  lesconsUtutions  permettront  à  tous  les  citoyens 
d'écrire  leurs  pensées  excepté  aux  monarques?  En  aucune  façon,  la 
li)^té  sur  le  trône  apporte  avec  elle  et  suppose  une  mesure  de 
liberté  correspondante  parmi  les  sujets.  Ce  que  nous  voulons  éta- 
blir à  l'occasion  d'une  œuvre  signée  d'un  nom  royal,  c'est  qu'en 
présence  de  tels  livres  la  situation  de  la  critique  n'est  plus  la  même, 
et  qu'elle  est  d'autant  plus  changée  que  l'œuvre  tient  davantage  de 
l'acte  politique.  En  appliquant  ces  réflexions  au  dernier  volume  de 
la  reine  Victoria  (1),  nous  sommes  forcé  de  reconnaître  qu'il  est  aussi 

(t)  Leaves  from  the  Journal  of  ottr  Ufe  in  the  Highlands  {FeuiUes  détachées  du  Jour" 
nal  de  noir$  vie  dans  les  Highlands\  par  sa  majesté  la  reine  de  la  Grande-Bretagne, 
Londres  18C8. 


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8  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

étranger  à  la  politique  et  à  la  royauté  que  peut  l'être  un  écrit  sorti 
d'une  main  habituée  à  signer  des  décrets  souverains;  l'ouvrage  est 
si  complètement  dépouillé  de  toute  prétention,  qu'il  pousse  la  sim- 
plicité jusqu'à  une  sorte  de  prosaïsme  volontaire.  Nulle  obligation  de 
louer  un  livre  duquel  on  pourrait  dire,  s'il  n'avait  pas  été  destiné  à 
demeurer  dans  le  secret,  qu'il  a  été  écrit  en  vue  d'échapper  à  toute 
louange.  Il  peut  plaire  et  même  instruire;  il  plaira,  malgré  l'aban- 
don de  la  forme,  parce  qu'il  n'est  jamais  indifférent  à  notre  curio- 
sité d'être  initiée  au  détail  de  la  vie  privée  de  personnages  aussi 
haut  placés.  Il  plaira,  parce  que  la  curiosité  n'a  pas  un  instant  à 
Craindre  d'être  prise  pour  dupe.  Il  instruira  même,  comme  pourrait 
le  faire  toute  peinture  sincère  d'une  existence  humaine;  il  sera  l'en-* 
seignement  du  foyer  domestique  et  l'exemple  d'une  vie  heureuse 
rencontré  dans  le  palais  d'une  reine.  «  Puissent  les  enfans  de  nos 
enfans,  disait  Tennyson,  répéter  un  jour  :  Sa  cour  était  pure,  sa  vie 
sereine;  Dieu  lui  donna  la  paix,  son  pays  eut  le  repos  I  Mille  droits 
au  respect  étaient  réunis  en  elle,  comme  mère,  comme  femme  et 
comme  reine  (1).  » 

Plaire,  instruire,  sans  même  y  avoir  songé,  que  peut-on  de- 
mander de  plus?  Nous  avons  parlé  des  motifs  qui  déterminent  toute 
publication.  On  pourrait  dire  que  la  royauté  anglaise,  étant  à  l'abri 
de  toute  responsabilité,  peut  jouir  de  certains  droits  du  simple 
citoyen,  par  exemple  de  publier  un  livre  sans  que  les  sujets  y  cher- 
chent des  intentions  personnelles  ou  des  applications  politiques.  Une 
reme  de  la  Grande-Bretagne  peut  aimer,  par  exemple,  le  séjour  des 
montagnes  d'Ecosse  et  le  dire,  elle  peut  admirer  et  décrire  à  cœur- 
joie  l'enthousiasme  de  ses  bons  highlanders  et  le  zèle  ingénument 
monarchique  de  leurs  femmes  et  de  leurs  mères,  sans  donner  lieu 
de  soupçonner  des  préférences  intéressées,  des  calculs  secrets.  Na- 
poléon V"^  exprûnait  trop  énergiquement  son  mépris  pour  la  position 
d'un  roi  constitutionnel  d'Angleterre;  il  ne  mettait  pas  en  ligne  de 
compte  cette  condition  dont  on  peut  vivement  sentir  l'absence 
même  sur  le  trône,  la  possibilité  d'être  heureux.  Le  bonheur,  voilà 
ce  qui  respire,  voilà  ce  qui  déborde,  non  en  pages  éloquentes, 
mais  en  preuves  irrécusables,  dans  le  journal  de  la  reine  Victoria. 
Ce  bonheur  a  été  suivi  de  bien  des  larmes  et  d'un  deuil  qui  ne  finira 
pas;  mab  qu'importent  les  larmes?  N'est-ce  pas  le  prix  dont  se 
paient  les  plus  profondes  jouissances  de  l'âme?  Il  faut  bien  le  dire, 
le  bonheur  humain  se  mesure  à  l'étendue  de  la  douleur  qu'il  laisse 
après  lui.  L'auteur  de  ces  pages  si  simples  et  si  dénuées  de  tout  art 
a  ressenti  l'un  et  l'autre  aussi  fortement  que  la  plus  obscure  des 

(1)  To  thê  Quem,  mars  1851. 


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LE   JOUBNâL   D  une   REINE.  9 

femmes  qui  vivent  dans  son  empire.  Pourquoi  chercher  plus  loin 
les  motifs  qui  nous  ont  valu  cette  publication?  Ne  semble-t-il  pas 
naturel  que  cette  leçon  d'une  vie  saine  et  pure,  cette  expérience 
d'un  Jx)nheur  si  réel  et  pourtant  si  terre- à- terre,  ne  soient  pas 
perdues?  N'est-il  pas  touchant  que  la  première  des  épouses  et  des 
mères  en  ce  pays  dise  aux  autres  mères  et  épouses  :  Voilà  comment 
de  mon  devoir  je  me  suis  fait  une  félicité! 

Cependant  on  n'est  pas  reine  impunément,  et  même  reine  con- 
stitutionnelle des  trois  royaumes  unis.  Ce  livre  a  donc  pu  éveiller 
la  curiosité,  soulever  les  questions  qui  se  pressent  en  foule  autour 
de  ce  qui  sort  des  demeures  princières.  On  a  supposé  peut-être, 
comme  on  le  fait  souvent  chez  nos  voisins,  que  le  conseil  de  cette 
publication  a  été  donné  en  vue  de  l'intérêt  de  tel  ou  tel  parti;  pour 
contrecarrer  cet  intérêt,  on  s'est  plsdnt  sans  doute  de  voir  l'inté- 
rieur de  la  souvendne  absolument  dévoilé  aux  yeux  du  public,  les  fa- 
miliarités du  foyer  et  jusqu'aux  petits  noms  de  tendresse  des  enfans 
royaux  parvenant  à  la  connaissance  de  tous  et  fournissant  matière  à 
des  plaisanteries  contraires  au  respect.  On  a  pu  dire  avec  plus  de  rai- 
son que  ces  feuilles  avaient  été  choisies  et  détachées  du  journal  de 
la  reine  afin  de  rendre  plus  présente  à  ses  fidèles  sujets  celle  qu'une 
douleur  obstinée  attachait  invinciblement  à  sa  solitude,  et  de  ra- 
fraîchir dans  la  mémoire  de  la  nation  la  figure  de  sa  reine  d'autre- 
fois, si  rayonnante  et  si  heureuse.  De  ces  commentaires  de  salon, 
quelque  chose  a  passé  çà  et  là  dans  la  presse.  Le  champ  des 
suppositions  est  large  en  tout  pays;  mais  les  sujets  de  la  reine 
Victoria,  bien  que  jouissant  d'une  liberté  absolue  de  tout  dire,  et 
peut-être  pour  cela  même,  forment  une  nation,  jusqu'ici  du  moins, 
fort  discrète.  Libre  à  tous  d'attribuer  des  raisons  d'état  à  un  livre 
qui  ne  parle  que  d'excursions  et  de  villégiature;  le  plus  simple  est 
de  s'en  rapporter  à  la  préface  de  l'éditeur,  M.  Arthur  Helps,  écri- 
vain estimé,  secrétaire  du  conseil  privé,  qui  nous  avertit  que  ce 
journal  quotidien  écrit  par  la  reine  et  pour  elle-même,  destiné  en- 
suite à  être  communiqué  à  ses  parens  et  à  son  entourage  intime,  a 
été  imprimé  pour  que  cette  marque  d'affectueuse  confidence  fût 
étendue  à  tout  son  peuple.  Nous  aussi,  nous  en  désirons  faire  notre 
profit,  et,  puisqu'il  est  naturel  que  ces  lignes  communiquent  au 
lecteur  quelque  chose  de  l'impression  même  du  livre  qui  les  a  in- 
spirées, nous  exprimerons  ici  quelques  pensées  au  courant  de  la 
plume,  sans  suivre  un  ordre  beaucoup  plus  rigoureux  que  celui  de 
l'auteur  :  nous  voyagerons  en  quelque  sorte  à  travers  ce  carnet  de 
voyage. 

Rien  d'abord  de  plus  anglais  que  ce  volume  si  peu  littéraire  :  c'est 
un  journal,  un  aide-mémoire,  une  série  de  notes  de  ce  qui  est  ar- 


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10  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rivé,  de  ce  qu'on  a  vu  et  fait  à  certains  jours  particuliers,  ceux  dont 
on  veut  conserver  la  mémoire  pour  soi  ou  pour  ses  amis.  Ce  genre 
d'écrits  mérite  bien  quelques  réflexions  particulières.  Nous  imagi- 
nons à  grand'peîne  le  plaisir  que  nos  voisins  trouvent  dans  cette 
lecture;  il  nous  faut  un  effort  de  réflexion  pour  concevoir  l'intérêt 
qu'ils  prennent  à  tous  ces  menus  faits  qui  remplissent  la  journée 
d'une  personne  ordinaire.  Nous  autres,  peuple^de  race  latine,  nous 
nous  étonnons  qu'une  si  grande  valeur  soit  attachée  à  la  vie  privée. 
Parlez-nous  de  ce  qui  se  passe  sur  la  place  publique,  de  ce  qui  se 
dit  dans  les  sociétés,  de  ce  qui  est  arrivé  dans  le  monde,  à  la  bonne 
heure!  voilà  qui  mérite  de  nous  occuper.  Dans  le  temps  même 
où  la  vie  politique  était  inconnue  à  la  nation,  nous  n'avions  de  cu- 
riosité que  pour  le  dehors,  pour  les  relations  sociales.  L'intérieur 
d'une  maison  nous  paraît  indigne  de  notre  attention.  Ce  n'est  pas 
que  le  secret  du  voisin  nous  trouve  plus  indifférens  que  les  autres 
hommes,  mais  qui  prend  souci  d'un  tel  secret,  s'il  n'offre  pas  d'ali- 
ment à  la  malice?  Nous  avons  toute  une  littérature  de  mémoires, 
une  véritable  série  de  chefs-d'œuvre  :  la  \ie  privée  n'y  est  pas  ab- 
sente, mais  à  la  condition  d'être  choisie,  triée  et  assaisonnée  par 
le  talent.  Où  sont  chez  nous  les  mémoires  copieux,  infinis,  inépuisa- 
bles de  détails,  comme  les  entendent  les  Anglais?  Nous  avons  des 
correspondances  qui  sont  des  trésors  littéraires  et  que  toute  l'Eu- 
rope nous  envie;  mais  M"*  de  Sévigné,  écrivant  à  son  cousin  au 
sujet  de  son  valet  Picard,  ou  parlant  à  sa  fille  de  ses  confitures,  ne 
fait-elle  pas  un  choix  parmi  ses  plus  agréables  caprices?  Où  sont 
parmi  nous  les  lettres  interminables ,  écrites  en  long  et  en  large, 
dans  lesquelles  une  amie  fait  part  à  son  amie  de  remploi  de  ses 
journées  sans  la  priver  du  moindre  détail,  et  surtout  sans  douter 
qu'elle  ne  soit  lue  jusqu'à  la  dernière  ligne  avec  le  plus  profond 
intérêt?  Le  journal,  le  diary^  comme  les  biographies,  comme  les 
lettres  sans  prétention ,  tient  à  l'importance  extrême  attachée  à  la 
vie  privée  chez  nos  voisins.  Une  autre  cause  explique  la  pratique 
fort  répandue  du  journal,  le  goût  des  informations  précises,  du  dé- 
tail exact,  qui  est  un  des  .caractères  de  la  nation  anglaise.  Je  ne 
sais  si  le  talent  littéraire,  dans  un  journal  de  ce  genre,  ne  compterait 
point  parmi  les  înconvéniens;  plus  l'esprit  qu'il  trouve  dans  Horace 
Walpole  et  lord  Byron  amuse  an  véritable  Anglais,  plus  j'imagine 
qu'il  le  met  en  défiance.  C'est  la  sincérité  absolue  qui  fsdt  le  mérite 
de  cette  sorte  d'ouvrages,  et,  pour  qu'ils  soient  appréciés,  il  faut 
qu'on  y  sente  toute  l'exactitude  que  le  négociant  de  la  Cité  met  dans 
son  registre,  ou  l'officier  de  marine  dans  son  livre]de  quart.  Ce  n'est 
pas  tout  :  les  femmes  ont  une  aptitude  particuHëre  pour  ce  genre 
d'occupation,  il  ne  faut  pas  dire  de  littérature.  Les  femmes  vivent 


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LE   JOURNAL  D*UN£   REIIfE.  If 

^ansle  présent,  elles  s'inquiètent  moins  que  les  borames  de  Tavenir 
<et  Duliement  du  passé  :  aussi  est-ce  pour  elles  un  vif  plaisir,  une 
passion  véritable,  de  lire  et  d'écrire  de  ces  journaux.  Chose  singu- 
lière, par  leur  position  dans  la  société,  ce  sont  elles  qui  font  et  qui 
voient  le  moins  de  choses  mémorables,  et  cependant  ce  sont  elles 
qui  tâ^onefft  le  plus  à  conserver  par  écrit  la  mémoire  de  ce  qu'elles 
iofùi  et  de  ce  qu'elles  voient.  Qui  sait,  après  tout,  si  elles  n'ont  pas 
nàsonl  Qiii  sait  si  le  fût  le  plus  obscur  dans  la  vie  la  plus  cachée 
n'est  pas  aussi  digne  d'occuper  la  pensée  que  les  entreprises  des 
rois  et  les  révohiiions  des  peuples? 

Quoi  qu'û  en  soit,  ce  que  les  femmes  mettent  dans  leur  journal 
est  sans  doute  ce  qui  leur  parait  avoir  le  plus  de  prix  dws  leur 
existence,  et  ce  qui  remplit  les  pages  que  nous  parcourons  ici  est 
certainement  aux  yeux  de  celle  qui  les  a  tracées  la  meilleure  partie 
de  sa  vie.  Des  promenades,  des  voyages,  des  séjours  prolongés  en 
Ecosse,  voilà  tout  le  livre  des  FtuiÙts  du  J&umal  de  notre  vie  dans 
le*  numiofties  éT Ecosse  {Leaves  front  the  Journal  of  our  life  in  the 
UighUmds).  Ce  qui  a  été  ajouté  pour  grossir  le  volume,  voyages  en 
Angleterre,  en  Irlande,  excursions  sur  mer,  ne  se  rapporte  pas  à  la 
pensée  qm  sert  de  fil  à  ces  pages  fugitives,  car  il  y  a  une  idée 
touidittiite  qm  respire  à  travers  tous  ces  débris,  une  idée  connue 
de  tous,  une  douleur,  un  souvenir  toujours  vivant  dans  ce  journal , 
comme  dans  les  pétales  décolorés  d'une  fleur  autrefois  donnée 
l'image  d'une  personne  qui  n'est  plus.  Toutefois  la  mémoire  d'un 
mort,  q^lqoe  cher  qu'il  soit,  ne  parle  pas  seule  dans  ces  feuilles; 
elle  est  évoquée  avec  les  lieux  mêmes  où  rien  ne  venait  s'interposer 
dans  la  vie  à  deux,  dans  une  félidté  d'autant  plus  complète  qu'elle 
dmrait  seulement  quelques  semaines.  L'unité  imprévue,  l'âme  de 
ces  fragmens  n'est  pas  tant  l'idée  de  la  mort  que  celle  du  bonheur 
perdu,  cette  chose  douce  et  fatale,  sans  réparation  et  sans  res* 
gourée,  si  ce  n'est  celle  d'en  parler  quand  il  a  disparu.  « 

Le  jottmsd  de  la  reine  Victoria  offre  une  progression  intéressante.. 
Il  commence  par  des  voyages  qu'elle  faisait  en  Ecosse  <fa&nd  elle 
quittait  les  résidences  anglaises  de  Windsor  et  d'Osborne;  il  continue 
par  le  récit  de  ses  excursions  d'un  jour  autour  de  Balmoral,  quand 
aes  préférences  se  sont  fixées  sur  cette  demeure  romantique  et 
fiolitaiee;  il  se  termine  par  la  relation  de  courses  plus  lointaines, 
d'échappées  de  plusieurs  jours  dont  son  cher  Balmoral  reste  le 
centre.  Ainsi  la  vie  intime,  le  bonheur  rapide  et  furtif ,  se  par- 
tagent comme  en  trois  périodes.  L'histoire  d'un  ménage  obscur  et 
bourgeois  ne  serait  pas  autre  que  celle  de  cette  souveraine  et  du 
prince  qu'on  lui  a  donné  pour  époux.  D'abord  l'intimité  se  suflisant 
à  elle-'méme  dans  le  nid  qu'une  mère  a  préparé,  pMÎs  les  proiue- 


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12  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nades  pour  se  dérober  au  monde,  puis  encore  une  résidence  nou- 
velle qu'on  s'est  choisie,  qu'on  a  bâtie  soi-ménve,  enfin  les  prome- 
nades devenues  des  voyages  et  le  plaisir  de  voir  du  pays  ajouté  à 
celui  de  vivre  ensemble,  n'est-ce  pas  la  condition  commune  de  tous 
ceux  à  qui  a  été  accordée  une  fortune  moyenne,  et  qui  ont  su  s'en 
contenter?  Après  deux  années  de  vie  officielle  et  de  loisir  calme  et 
reposé  dans  les  résidences  où  ont  passé  tour  à  tour  les  dynasties 
d'Angleterre,  le  couple  royal  prend  sa  volée  pour  la  première  fois 
en  1842.  Le  château  de  Windsor  est  grand  et  vraiment  royal;  les 
poètes  ont  célébré  sa  forêt,  toute  composée  de  ces  chênes  qu'un 
d'entre  eux,  Shenstone,  compare  au  caractère  de  l'Anglais  de  la 
vieille  roche,  solide,  vaillant  et  fier.  A  ses  pieds,  la  Tamise  déroule 
lentement  les  replis  qui  ont  fait  donner  son  nom  à  la  résidence  de 
Guillaume  le  Conquérant  et  d'Edouard  IIL  Là  sont  les  plus  beaux 
souvenirs  de  la  royauté;  l'ordre  de  la  Jarretière  y  a  été  fondé.  Ce 
palais,  ces  bois,  ce  fleuve,  rappellent  Chaucer,  Shakspeare,  Sur- 
rey,  la  plupart  des  illustres  poètes  de  la  nation.  Windsor,  comme 
on  l'a  dit,  est  une  image  visible  de  la  constitution  anglaise  par  la 
grandeur,  la  force,  l'antiquité,  par  la  variété  même  de  ses  construc- 
tions, où  vingt  générations  ont  mis  la  main;  mais  Windsor  peut-il 
être  la  résidence  d'affection  d'une  royauté  moderne,  bourgeoise  et 
faite  à  l'image  de  ces  classes  moyennes  qui  régnent  et  gouvernent, 
et  se  voient  bientôt  remplacées  par  d'autres  plus  simples  encore  et 
plus  prosaïques?  Osborne  est  tout  moderne,  il  est  l'œuvre  commune 
de  la  souveraine  et  du  prince,  qui  l'ont  acheté  et  bâti;  mais  il  ne 
peut  suffire  aux  besoins  et  aux  plaisirs  de  toute  la  belle  saison.  Il  a 
d'ailleurs  un  défaut  commun. avec  Windsor  :  il  n'est  pas  assez  loin 
de  Londres,  des  affaires  et,  pour  tout  dire,  de  la  royauté,  à  laquelle 
il  est  si  bon  d'échapper  durant  quelques  semaines.  La  majesté  de 
Windsor  est  accablante;  Osborne,  c'est  encore  le  monde  et  la  cour 
aveq  l'inévitable  monotonie  de  la  mer;  de  quel  côté  fuir  l'étiquette, 
la  dignité  du  rang,  la  dissipation,  si  ce  n'est  dans  les  montagnes 
d'Ecosse? 

Le  premier  voyage  dans  ce  pays  est  le  moins  caractéristique. 
C'est  une  tournée  officielle  de  la  jeune  reine  parmi  ses  fidèles  sujets 
du  nord.  Tout  ce  qui  peut  appeler  l'attention,  c'est  la  réception  de 
la  souveraine  chez  les  lords  dont  le  château  se  trouve  sur  son  itiné- 
raire, coutume  féodale,  mais  qui  s'accorde  à  merveille  avec  la  sim- 
plicité moderne.  Nous  n'en  sommes  pas  encore  là  :  chez  nous,  la 
royauté  qui  s'est  le  plus  rapprochée  des  façons  communes  de  vivre 
n'a  pu  descendre  jusqu'à  ces  relations  d'égalité.  Une  visite  à  un 
particulier  est  un  événement.  Ces  réceptions  sont  notées  par  la 
reine  Victoria  avec  détail,  et  la  royale  visiteuse  n'oublie  pas  de 


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LE   JOURNAL   d'DNE    REINE  •  13 

marquer  les  noms  des  convives  réunis  à  table,  si  Ton  a  été  aimable 
de  part  et  d'autre,  si  l'expression  du  regret  dans  la  séparation  a 
été  bien  sentie;  mais  encore  une  fois  ce  n'est  pas  là  le  véritable 
intérêt  de  ce  journal.  Dès  le  second  voyage  en  Ecosse,  on  voit  que 
le  goût,  la  passion  de  la  reine  est  de  ce  côté;  le  cœur  se  met  de  la 
partie.  En  Ecosse,  elle  s'appartient  davantage,  elle  possède  mieux 
surtout  celui  qui,  après  les  devoirs  de  la  couronne,  est  tout  pour 
elle. 

«  A  huit  heures  un  quart,  écrit-elle  le  1"  octobre  184â,j>ous  par- 
tîmes, tout  chagrins  de  quitter  Blair  Âthole  et  ces  chers  highlands. 
Je  m'étais  si  fort  attachée  aux  moindres  bagatelles,  aux  plus  sim- 
ples lieux!  et  notre  vie  de  repos  et  de  liberté I  tout  était  si  aimable! 
J'aimais  les  highlanders  et  les  gens  qui  nous  accompagnaient.  0  les 
chères  montagnes!  que  j'ai  eu  de  peine  à  les  quitter!  »  L'Angleterre 
elle-même  souffre  de  la  comparaison,  car  elle  écrit  deux  jours 
liprès  :  Il  La  côte  anglaise  m'a  paru  terriblement  plate.  Lord  Aber- 
deen  a  été  très  touché  quand  je  lui  ai  dit  que  j'étais  si  attachée  à 
ces  chers,  bien  chers  highlands ^  que  ces  douces  montagnes  me 
manquaient  beaucoup.  Les  highlands  et  leurs  habitans  sont  bien 
intéressans;  race  chevaleresque,  belle  population  et  active!  Notre 
séjour  parmi  eux  m'a  enchantée  :  outre  la  beauté  du  pays,  nous 
y  trouvions  un  repos,  un  silence,  une  solitude,  a  wildnessy  une  li- 
berté, qui  nous  charmaient.  A  notre  retour,  le  jour  était  pur  et  bril- 
lant, mais  l'air  épais,  pesant,  bien  différent  de  celui  du  haut  pays.  » 
Ces  montagnes  ne  font  pas  moins  de  tort  à  Windsor,  au  séjour  des 
Plantagenet  et  des  Tudor,  à  la  résidence  embellie  par  ses  aïeux 
de  la  maison  de  Hanovre,  par  son  grand-père  George  III,  par  son 
oncle  George  IV.  «  Nous  fîmes  une  promenade  du  côté  d'un  champ 
où  des  femmes  coupaient  et  ramassaient  l'avoine  (ies  Écossais  ap- 
pellent cela  tondre,  shearing)  ;  la  vue  des  montagnes  devant  nous 
était  splendide,  vraiment  rurale  et  romantique,  et  si  différente  de 
notre  promenade  perpétuelle  de  Windsor,  tout  agréable  qu'elle 
soit!  Ce  changement  fait  grand  bien;  comme  dit  Albert,  cela  ra- 
fraîchit pour  longtemps.  » 

Rois  ou  sujets,  nous  vivons  tous  plus  ou  moins  par  l'imagination; 
c'est  un  tableau  où  se  dessine  un  seul  lieu,  un  seul  paysage  à  la  fois. 
La  vue  des  champs  efface  le  souvenir  de  la  ville,  aux  édifices  de  pierre 
et  de  marbre  succèdent  les  arbres  géans  de  la  vieille  forêt.  Voilà 
pourquoi  nous  aimons  le  changement  et  le  voyage.  Chacun  de  nous, 
poète  inspiré  ou  intelligence  obscure,  porte  en  soi  un  peintre  qui 
reproduit  la  nature  extérieure,  un  peintre  exigeant  et  infatigable 
qui  veut  toujours  recommencer.  Condition  misérable  de  la  nature 
humaine  I  dit  Pascal;  soit,  mais  ajoutons  condition  vitale  de  l'ima- 


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U  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

gination.  L'absence  de  cette  faculté  ôtersdt  à  l'existence  la  moitié 
de  son  prix.  La  joie  de  la  reine  i*essemble  à  un  transport  quaad  elle 
se  voit  an  milieu  d'un  pays  bien  sauvage.  «  Quels  beaux  rochers, 
xpiels  précipices!  s'écrie-tnelle  au  sommet  du  Ben  Muich  DkuL  L'ef- 
fet en  était  sublime,  —  une  admirable  solitude ,  rien  que  nous  et 
Dot^  petite  compagnie!  n  L'auteur  de  ce  journal  a  certamement  le 
sentiment  du  pittoresque,  et  elle  le  prouve  en  plus  d'un  endroit.  11  ae 
lui  manque  peut-être  que  la  pratique  de  l'art  d'écrire  pour  mettre 
ses  ce  chères  montagnes  »  sous  nos  yeux  et  faire  passer  dans  notre 
âme  un  peu  de  son  enthousiasme.  Les  grandes  scènes  silencieuses 
de  la  nature  ont  un  langage  qu'elle  rend  à  sa  manière,  en  quelques 
mots;  mais  ce  spectacle  lui  plaît  aussi  parce  qu'il  lui  f^t  oublier 
les  ministres,  les  lords,  les  communes  et  les  levers  ou  réceptions, 
ievenfy  qni  durent  quatre  et  dnq  heures  :  il  lui  plait  surtout  parce 
qu'elle  en  jouit  avec  celui  qui  l'accompagne,  qui  l'initie  à  ces  ad- 
mirations pour  lesquelles  le  cœur  s'ouvre  et  se  dilate  si  naturelle- 
ment tpiand  il  est  heureux  !  Ce  qui  ajoute  à  ces  beaux  sites  le 
charme  suprême,  c'est  qu^ils  rappellent  souvent  le  pays  de  Thu- 
r'mge,  que  Ton  a  parcoioru  sous  le  rayon  magique  de  la  lune  de 
miel.  Ces  enfans,  ces  jeunes  filles  aux  chevelures  flottantes  et  d'un 
blond  ardent,  ces  vieilles  femmes  avec  leurs  coiffures  originales, 
plaisent  à  la  reine,  mais  encore  plus  à  la  femme ,  parce  que  ce 
bon  peuple  rappelle  à  l'époux  celui  de  sa  chère  AUeaaagae.  Edim- 
bourg, vu  de  la  route  qui  y  mène,  a  surpris  le  prince  Albert 
comme  une  ville  que  les  fées  auraient  bâtie;  à  son  avis ,  l'Acropole 
d'Athènes  ne  doit  pas  être  plus  belle  que  les  hauteurs  du  roi  Arthur 
et  les  rochers  de  Salisbury,  qui  dominent  et  encadrent  la  capitale 
de  l'Ecosse.  Le  prince  a  voyagé  :  les  ponts  et  les  quais  de  Glasgow 
lui  rappellent  Paris;  la  sitoation  de  Perth  sur  la  Tay,  avec  sa  bor- 
dure de  forêts  d'un  côté  et  des  hauteurs  dans  le  lointain,  ressemble 
i celle  de  Bâie  sur  le  Rhin  majestueux;  ailleurs  il  revoit  les  fraîches^ 
vallées  de  la  Suisse.  La  reine  s'associe  à  ces  souvenirs,  elle  croit 
les  retrouver  dans  sa  propre  mémoire.  Écartez  l'idée  de  la  dignité 
royale,  ne  semble-t-il  pas  qu'on  entende  les  pigeons  de  La  Fontaine? 

•  •  •  •  •  Mon  yojage  dépeint 
Vous  sera  d*aa  plaisir  extrême. 
Je  dirai  :  J*étais  là;  telle  chose  m*aTint  : 
Vous  y  croirei  être  voufi-même. 

La  reine  voyait  tout  par  les  yeux  de  son  prince  bien-aimé.  Le  prince 
était  son  conseil  et  sa  force  :  est-il  absent,  elle  n'a  plus  ni  plaisir 
ni  courage.  Un  jour  elle  se  sent  toute  triste  parce  qu'il  se  doit  ren- 
di*e  à  Aberdeen  pour  un  meeting  de  savans.  Faire  une  promenade 


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LE  JOURNAL   d'uNE    BEINE.  15 

sans  lui  !  et  quel  chagrin  au  retour  de  ne  pas  le  retrouver,  so  sad 
not  to  find  my  darling  husband  ai  homel  Albert,  toujours  Albert! 
Ce  nom  est  à  toutes  les  pages. 

Le  bonheur  d'autrui  nous  est  indifférent;  nous  le  désirons  par  de- 
voir, mais  à  la  condition  qu'on  ne  nous  en  rebatte  pas  les  oreilles. 
Suivant  Lucrèce,  la  jouissance  égoïste  de  notre  sécurité  s'augmente 
par  la  vue  d*un  naufrage  auquel  nous  assistons  de  loin.  Y  a-t-il  dans 
la  fadeur  que  nous  trouvons  aux  peintures  de  l'amour  satisfait  l'en- 
nui des  naufragés  qu'on  force  d'admirer  la  sécurité  d' autrui?  Il  est 
certain  qu'il  faut  la  catastrophe,  la  ruine  finale  d'un  édifice  d'espé- 
rances et  de  joies  pour  en  soutenir  la  longue  histoire.  Ce  nom  d'Al- 
bot,  qui  revient  si  souvent,  semble  un  gémissement  et  un  cri  de 
douleur,  quand  on  songe  à  la  séparation  cruelle.  La  reine  a  éprouvé 
par  elle-même  la  vérité  de  ce  qu'a  écrit  Steele  avec  son  cœur  non 
moins  qu'avec  son  esprit,  quand  il  ne  pouvait  considérer  sans  une 
TÎve  compassion  la  douloureuse  condition  de  qui  s'est  vu  arracher 
^dnsi  une  partie  de  lui-même,  et  en  ressent  l'absence  dans  tous 
les  détails  de  la  ^e.  Sa  position,  pour  employer  encore  l'image  de 
Steele,  ressemble  à  celle  d'une  personne  qui  vient  de  perdre  son 
bras  droit,  et  qui  est  toujours  sur  le  point  de  s'en  servir.  Elle  ne  se 
croit  plus  la  même  dans  la  maison,  à  sa  table,  en  société  ou  dans 
risolement.  Elle  perd  le  goût  de  tous  les  plaisirs  qu'elle  goûtait 
autrefois  parce  qu'im  autre  les  partageait  avec  elle.  Les  objets  les 
plus  cfaers  lui  rappellent  le  plus  vivement  la  perte  de  celui  avec 
qui  elle  les  possédait. 

Les  saisons  passées  à  Balmoral  et  les  excursions  autour  de  cette 
dCTaeure  favorite  forment  la  seconde  partie  du  journal,  a  Cha- 
que année,  écrit  la  reine,  mon  cœur  s'attache  davantage  à  ee 
vrai  paradis,  et  maintenant  plus  que  jamais,  quand  il  est  devenu 
la  création  de  mon  très  cher  Albert,  son  ouvrage,  s(m  édifice,  le 
produit  de  sa  bourse*  Son  goftt  si  rare,  la  trace  de  sa  main  si 
cfaëre,  s'y  vcHcnt  partout.  »  Désormais,  c'est-à-dire  depuis  1848,  elle 
y  passe  les  mxm  de  septembre  et  d'octobre.  Ainsi  les  jeunes  bda- 
riés  se  contentent  d'abord  des  maisons  de  campagne  paternelles, 
puis  vient  le  désir  de  bfttir  suivant  la  mode  du  jour  ou  suivant  son 
goût.  Une  villa  s'élève  sur  le  bord  de  la  mer,  un  château  dans  la 
solitude  des  montagnes.  Cependant  les  enfans  ont  eu  le  temps  de 
remplir  la  nraison  de  leur  joie  et  de  leur  bruit;  plus  ils  sont  nom- 
breux, plus  il  est  nécessaire  de  leur  construire  un  nid  large,  bien 
Àq>osé,  fait  exprès  pour  eux  et  pour  soi.  Nos  pères  visaient  au 
grud,  et  ils  y  réussBsaient;  mais  ils  n'entendaient  rien  à  la  con- 
modîlé.  Chaque  génération  a  son  idéal,  et  le  nôtre  en  bien  des 
ehoses  est  le  comibrtable.  A  cet  égard,  le  journal  de  la  rrâie  sera 


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16  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

un  jour  l'esquisse  fidèle  de  la  vie  moderne;  mais  elle  y  ajoute  une 
pensée  plus  touchante,  celle  du  bonheur  domestique.  Ce  qu'était 
Balmorai  quand  elle  le  vit  pour  la  première  fois,  elle  nous  l'ap- 
prend elle-même,  un  petit  château  dans  le  vieux  style  écossais,  une 
tour  pittoresque  et  un  jardin  avec  un  bois  sur  le  devant;  mais  une 
forêt  couvre  la  pente  par  derrière,  et  descend  jusqu'à  la  rivière  de 
la  Dee,  et  d'admirables  montagnes  s'élèvent  tout  autour.  On  pourra 
faire  du  petit  château  une  grande  résidence  appropriée  aux  besoins 
de  la  famille.  Quant  au  bonheur  domestique,  il  est  tout  trouvé 
dans  ce  coin  solitaire. 

De  18&8  à  1860,  Balmoral  et  les  environs  suffisent  aux  plaisirs 
du  ménage  royal.  Les  époux  visitent  successivement  les  paysages 
alpestres  au  centre  desquels  ils  sont  venus  cacher  leur  vie  intime. 
On  les  voit  allant  et  venant  autour  de  leur  château  et  de  leur  parc, 
ici  disposant  les  offices  et  la  cour  de  service,  là  plantant  un  jardin, 
dressant  des  massifs  de  fleurs;  ailleurs  ils  surveillent  les  artistes 
chargés  d'orner  les  murs  de  la  nouvelle  résidence.  On  les  suit  à  la 
trace  dans  leurs  promenades.  Tout  est  marqué  avec  la  plus  grande 
précision,  l'heure  du  départ,  de  l'arrivée,  le  nombre  de  milles  par- 
courus, les  routes  qu'on  a  suivies,  en  quel  endroit  on  a  mangé  le 
goûter,  luncheouy  si  dans  les  courses  plus  longues  on  a  pu  trouver, 
grâce  à  une  hospitalité  improvisée,  le  thé  et  les  gâteaux  qui  per- 
mettront d'attendre  un  dîner  plus  tardif.  Aucun  détail  de  famille  ne 
parait  trop  petit.  Ce  n'est  pas  seulement  la  relation  des  chasses 
heureuses  ou  malheureuses  du  prince  Albert,  ni  le  nombre  des 
cerfs  qu'il  a  pu  abattre,  quelquefois  même  avec  le  croquis  des  plus 
belles  pièces  de  gibier,  car  la  reine  dessine  avec  facilité;  mais  c'est 
la  mention  des  enfans  royaux  qui  sont  de  la  partie,  de  ceux  qui 
restent  à  la  maison,  vu  leur  âge,  et  qu'on  y  laisse  le  cœur  gros  de 
part  et  d'autre.  Les  enfans  ont-ils  marché  bravement,  ont-ils  eu 
bonne  mine  sur  leurs  poneys,  l'aimable  Vicky,  Victoria,  aujourd'hui 
princesse  royale  de  Prusse,  a-t-elle  été  piquée  par  une  guêpe,  rien 
n'est  oublié.  Ce  qui  étonnera  peut-être,  et  ce  qui  nous  plait  le  plus 
dans  cette  exactitude,  c'est  le  soin  minutieux  de  consacrer  une  no- 
tice à  tous  ceux  qui  ont  servi  la  reine  ou  son  époux.  Aucun  bon  of- 
fice qu'on  lui  rend,  même  quand  il  a  été  payé,  ne  semble  à  la  reine 
une  chose  due.  En  un  mot,  c'est  le  journal  fidèle  d'une  femme  ai- 
mante, d'une  mère  dévouée,  et  d'une  bonne  maîtresse  de  maison. 
On  y  trouve  jusqu'aux  leçons  qu'elle  donne  à  ses  enfans,  et  la 
mère  devient  souvent  institutrice.  On  y  lit  avec  plaisir  les  prélimi- 
naires des  mariages  qui  se  font  dans  la  famille,  les  entrevues,  les 
visites,  les  occasions  où  les  prétendus  se  sont  déclarés.  Un  détail 
plus  charmant  encore  est  le  compliment  de  condoléance  d'une  bonne 


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LE   JOURNAL  D*UN£    REINE.  17 

femme  à  la  reine  à  Toccasion  du  mariage  de  sa  fille.  La  pauvre 
vieille,  recevant  une  visite  de  charité  de  la  dame  et  châtelaine  de 
Balmoral,  la  plaint  bien  sincèrement  d'une  séparation  imminente 
et  si  cruelle  pour  toutes  les  mères. 

Dans  cette  vie  de  loisir  et  de  paix,  la  royauté  reparaît  une  fois  ou 
deux,  par  exemple  à  Toccasion  de  la  mort  du  duc  de  Wellington.  La 
reine  était  partie  le  matin  du  16  septembre  1852,  ayant  appris  par 
dépèche  que  le  Sun  annonçait  cette  mort,  mais  n'y  croyant  pas. 
Arrivée  sur  le  haut  du  Stron  et  du  Moss  of  mon  Elpie^  elle  s'a- 
perçut qu'elle  n'avait  plus  sa  montre,  justement  un  présent  du 
vieux  duc.  Elle  envoya  un  de  ses  gens  pour  s'assurer  si  le  bijou 
auquel  elle  tenait  d'affection  était  resté  à  Balmoral  ou  si  elle  l'avait 
perdu.  De  retour,  son  domestique  la  rassura  sur  la  montre,  mais  lui 
apporta  une  lettre  de  lord  Derby. 

«  Je  l'ai  ouverte  en  la  déchirant,  dit-elle;  elle  confirmait  la  fatale  nou- 
velle. L'orgueil  de  l'Angleterre  ou  plutôt  de  la  Grande-Bretagne,  sa  gloire, 
son  héros,  le  plus  grand  homme  qu'elle  ait  porté,  n'était  plus...  Triste 
journée!  grande  et  irréparable  perte  pour  la  nation!  La  volonté  de  Dieu 
soit  faite!  L'heure  était  venue  sans  doute,  il  avait  quatre-vingt-trois  ans. 
Cest  bien,  pour  lui  du  moins,  parce  qu'il  a  été  enlevé  maître  encore  de 
son  grand  esprit  et  sans  longues  souffrances;  mais  quelle  perte  !  On  ne 
se  fait  pas  à  l'idée,  (ïm  cannot  think,  de  ce  pays-ci  sans  le  duc,  notre 
immortel  héros!  Sa  position  était  la  plus  haute  qu'un  sujet  pût  avoir, 
au-dessus  des  partis ,  regardé  par  tous  avec  admiration ,  révéré  de  la 
nation  entière,  l'ami  de  la  souveraine,  et  combien  il  portait  tout  cet  hon* 
neur  avec  simplicité!  Quelle  franchise,  quelle  fermeté,  quel  courage,  le 
guidaient  dans  toutes  ses  actions!  La  couronne  n'a  jamais  possédé,  et, 
je  le  crains,  ne  possédera  jamais  un  si  dévoué,  si  loyal,  si  fidèle  sujet, 
.un  si  solide  défenseur!  Pour  nous,  sa  perte  est  sans  remède,  car  son  em- 
pressement à  nous  secourir  et  à  nous  conseiller  en  cas  de  besoin  était 
sans  égal.  11  montrait  à  Albert  le  plus  vif  attachement  et  la  plus  grande 
confiance.  Et  puis  son  expérience,  sa  connaissance  du  passé,  étaient  si 
rares!  Il  était  un  lien  qui  nous  rattachait  aux  temps  qui  ne  sont  plus,  un 
anneau  entre  ce  siècle  et  le  dernier...  Nous  sommes  revenus  à  la  hâte,... 
tout  notre  plaisir  était  gâté;  un  nuage  de  tristesse  pesait  sur  nous.  » 

Après  ce  jour  de  deuil,  un  mois  s'écoule  sans  que  le  journal 
fiasse  mention  d'aucune  promenade. 

Rien  n'est  plus  n^f  que  la  peinture  de  l'entrain  avec  lequel  la 

famille  royale  rebâtit  son  château.  Un  programme  solennel  est  ré- 

*  digé  pour  la  pose  de  la  première  pierre;  les  détails  en  sont  arrêtés 

d'avance  par  la  reine,  qui  daigne  les  transcrire  dans  son  journal. 

TOU  LXXTI.  —  1868.  2 


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18  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  prière  du  révérend,  les  toasts,  le  dîner,  les  danses,  tout  est  ré- 
glé par  le  menu.  Quand  la  construction  nouvelle  est  achevée,  les 
propriétaires  en  prennent  possession  suivant  la  coutume  du  pays. 
Ils  n'oublient  pas  surtout,  en  y  entrant,  de  jeter  derrière  eux  un 
vieux  soulier,  image  des  chagrins  du  passé.  Rien  que  de  neuf  et 
d'heureux  ne  doit  les  suivre  dans  une  maison  toute  neuve  :  c'est 
une  des  mille  superstitions  écossaises  qui  depuis  Walter  Scott  ont 
amusé  l'imagination  des  lecteurs  du  monde  entier.  £a  effet,  le  bon- 
heur entra  dans  le  nouveau  Balmoral  avec  les  deux  époux,  au  moins 
pour  quelques  années.  Trois  jours  après,  ils  recevaient  le  soir  une 
dépêche  du  général  Simpson  :  «  Sébastopol  est  aux  mains  des 
alliés!  »  On  n'osait  pas  d'abord  y  croire  :  l'attente  avait  été  si 
longue  et  si  inquiète  !  Depuis  un  an,  un  feu  de  joie,  préparé  sur  la 
montagne  à  la  suite  de  la  fausse  nouvelle  d'une  victoire,  attendait 
tristement  l'étincelle  qui  annoncerait  à  tout  le  pays  d'alentour  la 
joie  de  la  patrie  ;  depuis  un  an,  ce  bois  noir  se  dressait  devant  les 
yeux,  emblème  trop  fidèle  de  l'imprenable  Sébastopol.  Le  5  novem- 
bre 1854,  jour  de  la  bataille  d'Inkermann,  le  vent,  chose  étrange, 
l'avait  renversé.  Le  jour  de  l'heureuse  nouvelle,  autre  prodige,  le 
bûcher  paraissait  tout  disposé  par  quelque  mahi  invisible.  En  quel- 
ques minutes,  le  prince  Albert  courut  à  la  montagne;  tous  les  gen- 
tlemen qui  se  trouvaient  au  château  y  coururent  à  sa  suite,  on  vit 
courir  les  domestiques,  courir  le  village  entier  ;  gardes,  valets,  ou- 
vriers, tous  de  s'élancer  vers  le  feu,  et  de  crier,  et  de  boire  du 
whisky  y  et  de  se  livrer  aux  transports  d'une  folle  joie,  et  de  don- 
ner le  plus  amusant  spectacle  à  la  reine,  qui  les  regardait  d'en 
bas,  et  qui  reconnaissait  à  la  vive  lueur  le  brave  Ross  jouant  de  la 
cornemuse  à  s'essouffler,  les  fidèles  Grant  et  Macdonald  tirant  des 
coups  de  fusil,  et  le  bon  François  d'Albertançon  mettant  le  feu  à 
des  pétards  dont  la  plupart  refusaient  de  partir.  Ce  fut  ensuite  le- 
tour  des  enfans  royaux,  qu'on  eut  de  la  peine  à  tirer  de  leur  pro- 
fond sommeil,  et  qui,  une  fois  éveillés,  voulurent  aussi  courir  au 
feu.  Ce  soir-là,  on  ne  se  coucha  qu'à  minuit  un  quart  à  Balmoral. 
La  France  fut  associée  à  cette  joie  délirante,  et  la  reine,  comme 
elle  allait  se  mettre  au  lit,  entendit,  au  milieu  des  cornemuses,  des 
chants  et  des  mousquetades,  quatre  cheers  formidables,  le  premier 
pour  la  reine  Victoria,  le  second  pour  le  prince  Albert,  le  troisième 
pour  Tempereur  des  Français,  et  le  quatrième  pour  la  chute  de  Sé- 
bastopol. 

Le  nouveau  Bahnoral  avait  donc  la  consécration  du  succès.  Le 
lecteur  a  remarqué  la  cérémonie  du  vieux  soulier,  petit  sacrifice  à 
la  superstition  locale.  La  reine  aime  à  rappeler  que  depuis  Henri  lY 
de  Lancastre  on  n'avait  pas  vu  de  rois  d'Angleterre  dans  les  con- 


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LE   JOURNAL   D  UISK    REINE.  19 

trëes  qu'elle  parcourt.  Elle  se  fait  Écossaise,  elle  et  les  siens,  pour 
plaire  aux  braves  gens  qui  l'entourent.  Le  plaid  national  est  de  ri- 
gueur; elle  porte  Técharpe,  et  le  soir  le  prince  Albert  revêt  le  cos^ 
tuiae  de  kighlander*  Ici  Ton  peut  saisir  la  nuance  dilTérente  de  la 
hjfahjfy  du  loyalisme»  en  Ecosse  et  en  Angleterre.  De  ce  côté-ci  de 
la  Tweed,  Tamour  du  peuple  pour  son  souverain  n*est  pas  douteux. 
Quel  que  sdt  l'éclat  d'un  grand  nom  ou  l'admiration  d'une  renom- 
mée eicepti<Minellë,  nul  n'e^  plus  populaire  que  le  roi.  Sa  présence, 
son  nom  seul,  ont  une  puissance  magique  sur  les  esprits.  Les  plus 
petites  circonstances  révèlent  ce  profond  attachement  du  peuple  à 
ses  chefs  héréditaires.  Voyez  les  groupes  qui  se  forment  devant  un 
étalage  de  photographies  :  celles  de  la  reine,  du  prince  de  Galles, 
du  duc  de  Cambridge^  aitUrent  sans  comparaison  le  plus  de  monde; 
c'est  une  curiosité  que  les  années  ne  semblent  pas  rassasier.  Voilà 
un  genre  de  mobbùme  qui  est  toujours  une  religion,  et  que  Thacke- 
ray  a  oublié;  mais  cette  affection  des  Anglais  pour  leur  souverain 
est  on  de  ces  amours  jaloux,  ombrageux,  qui  ne  ménagent  point 
QNix  qui  en  sont  l'objet.  Les  Anglais,  peuple  querelleur,  po'mtil- 
leux,  difficile  à  contenter,  toujours  sur  le  chapitre  de  la  critique, 
comme  le  personnage  de  Sbakspeare,  nothing  if  not  crilicalj  les 
AagLaisse  plaignei^  sans  cesse  de  leurs  maîtres,  et  ils  les  aiment.  Us 
trakeat  la  royauté  comaoe  s'ils  l'avaient  épousée,  et  l'adorent  tout 
en  examinant  sg&  comptes  d'un  œil  très  sévère.  Traversez  la  Tweed 
et  surtout  parcourez  les  montagnes,  vous  retrouvez  le  peuple  qui 
se  pressait  autour  du  prétendant;  les  transports  du  royalisme  sont 
les  mêmes,  la  dynastie  seule  est  changée.  Les  Écossais,  comme  cer- 
tains peuples  du  continent,  se  voient  eux-mômes  et  s'adorent  dans 
ieuis  princes.  Quelques  avances  les  séduisent;  ils  ont  aimé  leurs 
souverains  jusqu'à  vouloir  être  dupes.  Ce  n'est  pas  l'amour  jaloux, 
.  c'est  l'amear  avei^le  et  qui  se  jette  à  la  tête  de  qui  en  est  l'objet. 
Ce  royalisme  a  des  retours  terribles  dont  l'histoire  d'Ecosse  est  rem- 
plie; mais  quoi?  il  a  les  caractères  de  la  passion^  et  il  n'est  pas 
étoonant  que  la  reine  en  ait  été  touchée. 

Trois  r^es  et  trois  palais  marquent  les  époques  différentes  de 
la  royauté  anglaise  :  \qs  trois  reines  sont  Elisabeth,  Anne  et  Victo- 
ria; les  trois  palais  sont  Windsor,  Kensiugton  et  Bahnoral.  Elisabeth 
imprime  à  Windsor  un  cachet,  de  grandeur  qui  est  l'image  de  son 
pouvoir  presque  al^olu;  à  ce  château,  qui  s'élève  majestueusement 
sur  la  hauteur,  elle  ajoute  une  magnifique  terrasse  qui  domine  au 
loin  le  pays,  et  lui  permet  de  promener  ses  regards  sur  les  riches 
abbayes^  les  nobles  résidences»  les  campagnes  plantureuses,  les 
petits  hameaux.  C'est  ainsi  que  dans  son  royaume  elle  voit  sous  sa 
main  et  confondus  4atns  une  égale  obéissance  les  prélats  ambitieux. 


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20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  fiers  barons,  les  communes  laborieuses,  le  pauvre  peuple.  Les 
poètes  qui  ont  chanté  u  la  vestale  assise  sur  le  trône  »  se  sont  char- 
'gés  de  célébrer  aussi  la  pompeuse  demeure  qu'elle  a  préférée.  De 
si  grands  souvenirs  convenaient  peu  à  la  faiblesse  de  la  reine  Anne. 
Kensington,  comme  Hampton-Court  et  Richmond,  était  un  compro- 
mis «ntre  la  magnificence  rectiligne  de  Le  Nôtre  et  les  carrés  de 
verdure  de  Hollande,  de  même  que  la  maison  d'Orange  était  un 
juste  milieu  entre  la  royauté  toute-puissante  et  la  république.  Les 
whigs  avaient  prouvé  leur  dévouement  à  la  dynastie  en  important 
dans  les  jardins  les  sombres  ifs  et  les  petits  canaux  du  pays  de 
leurs  nouveaux  maîtres.  J'imagine  que  la  reine  Anne,  fiUe  des 
Stuarts  et  reine  constitutionnelle  à  son  corps  défendant,  se  prome- 
nait un  peu  à  contre-cœur  si  près  de  Londres,  dans  les  allées  d'ar- 
bres verts  à  la  mode  du  roi  Guillaume,  et  devait  se  prendre  à  fré- 
mir à  la  vue  des  houx  monstrueusement  taillés  en  arches  de  Noé  et 
des  buis  représentant  saint  George  qui  perce  le  dragon  de  sa  lance. 
Elle  ne  pouvait  pas  plus  oublier  le  roi  Guillaume  et  la  Hollande 
dsms  sa  maison  de  plaisance  que  se  soustraire  aux  communes  dans 
les  actes,  de  son  gouvernement,  et  les  ministres  whigs  devaient  lui 
faire  quelquefois  l'effet  des  ifs  et  des  houx. taillés.  Il  suffisait  bien 
de  la  prose  pour  immortaliser  ces  maussades  jardins,  et  la  satirique 
description  en  a  été  faite  par  les  essayists.  La  reine  Victoria  vient 
de  donner  sans  y  songer  l'esquisse  de  sa  gracieuse  et  très  moderne 
royauté  en  ouvrant  une  perspective  discrète  sur  son  intérieur. 
Grâce  à  ces  simples  lignes  dénuées  de  prétention,  sans  le  secours 
des  poètes,  une  poésie  réelle  s'attache  au  souvenir  d'une  maison 
devenue  comme  l'emblème  de  la  souveraineté  se  reposant  au  sein 
du  bonheur  et  de  la  liberté  de  tous.  La  société  actuelle  s'accommo- 
derait mal  du  faste  d'Elisabeth  et  des  soupçons  de  la  reme  Anne, 
et  il  n'est  pas  jusqu'aux  tendresses  conjugales  de  Balmoral  qui  ne 
soient  en  harmonie  avec  la  démocratie  de  nos  jours. 

Nous  avons  dit  que  des  courses  plus  lointaines  forment  comme 
une  troisième  partie  de  ce  livre,  qui  n'est  qu'une  suite  de  feuillets 
détachés.  On  sait  ce  qui  arrive  dans  ces  promenades  de  famille  : 
quand  les  ressources  des  alentours  sont  épuisées,  on  s'élève  à  des 
projets  plus  ambitieux  ;  ce  qu'on  a  vu  fait  naître  le  désir  de  voir  plus 
encore.  La  famille  royale  ressemble  en  ce  point  à  toutes  les  autres. 
En  1860  commence  ce  que  la  reine  appelle  ses  grandes  expéditions, 
qui  devaient  être  terminées  dès  l'année  suivante.  Elle  y  apporte 
tout  l'entrain,  toute  la  disposition  ingénue  à  s'amuser  qui  est  vi- 
sible dans  son  journal.  Les  longues  excursions  s'assaisonnent  pour 
elle  du  charme  de  la  difficulté  vaincue,  des  petits  accidens  de  la 
route,  de  la  pluie,  des  dîners  mal  servis.  Que  dirai-je  des  lits?  Gon- 


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LE  JOURNAL   D  UNE   BEINE.  21 

cevez-Yous  le  bonheur  d'une  reine  de  la  Grande-Bretagne  qui  couche 
dans  une  auberge,  et  qui  s'endort  de  fatigue  dans  un  mauvais  lit? 
Quel  plaisir  de  voyager  incognito,  de  se  faire  passer  pour  de  nou- 
veaux mariés  dont  la  noce  vient  de  se  faire  à  Aberdeen  !  Et  quelles 
terreurs  quand  on  entend  le  tambour,  maudit  tambour  qui  annonce 
peut-être  que  le  précieux  incognito  est  dévoilé  !  Il  nous  reste  à 
donner  un  échantillon  du  journal  de  la  reine,  et  nous  le  prenons 
dans  cette  partie  du  volume. 

«  Hôtel  de  Grantown,  4  septembre  1860. 

u  Les  montagnes  ont  disparu  graduellement;  la  soirée  a  été  calme 
malgré  quelques  gouttes  de  pluie.  Nos  attelages  allaient  toujours,  tou- 
jours; nous  avons  vu  enfin  des  lumières,  traversé  un  long  village  bien 
écarté,  et  tourné  dans  une  petite  cour  à  la  porte  de  l'hôtel  où  nous 
sommes.  En  haut  d'un  petit  escalier,  on  nous  a  montré  notre  chambre  à 
coucher,  petite,  mais  propre,  avec  un  grand  lit  qui  la  remplissait  presque 
entièrement.  En  face,  un  salon,  qui  est  aussi  notre  salle  à  manger, 
commode  et  spacieux,  puis  le  cabinet  de  toilette  d'Albert,  très  petit.  Après 
notre  toilette,  nous  nous  sommes  mis  à  table.  Grant  et  Brown,  par  timi- 
dité, n'ont  osé  nous  servir  (1).  Une  fille  en  cheveux  tout  bouclés  a  fait 
le  service  à  elle  seule.  Après  le  dîner,  elle  a  ôté  la  nappe  et  a  mis  sur  la 
table  notre  bouteille  de  vin  et  les  verres,  suivant  l'ancienne  mode  an- 
glaise. Bon  dîner  et  fort  proprement  servi  :  une  soupe,  vrai  salmigondis, 
hodge-podge,  un  bouillon  de  mouton  avec  des  légumes  que  j'ai  médiocre- 
ment goûté,  une  volaille  à  la  sauce  blanche,  un  bon  rôti  d'agneau,  des 
pommes  de  terre  excellentes,  un  ou  deux  autres  plats  auxquels  je  n'ai  pas 
touché  et  enfin  une  tarte  de  groseilles  à  grappes.  Après  dîner,  j'ai  essayé 
d'écrire  une  partie  de  ceci  malgré  le  bruit  des  conversations  qui  m'é- 
tourdit; Albert  fait  des  'patiences  avec  les  enfans.  » 

«  5  septembre. 

«  Temps  couvert  et  de  pluie.  J'avais  mal  dormi.  Levés  de  bonne  heure, 
nous  sommes  restés  à  travailler  et  à  lire  dans  le  salon  jusqu'au  déjeu- 
ner. Bon  thé,  pain,  beurre  et  une  excellente  soupe.  Jane  Shackle,  très  at- 
tentive et  qui  nous  a  été  bien  utile,  nous  a  raconté  que  les  domestiques 
avaient  soupe  ensemble  et  qu'ils  s'étaient  bien  amusés  dans  la  salle  com- 
mune. Les  gens  de  l'auberge  étaient  fort  divertissans.  La  fille  aux  che- 
veux bouclés  était  venue  dire  à  Grant  :  «  Le  docteur  Grey  (prince  Albert) 
vous  demande,  »  ce  qui  faillit  leur  faire  perdre  contenance.  «  Votre  dame 
n'est  pas  diflScile  à  servir,  »  telle  est  l'observation  qu'ils  ont  faite  à  Jane. 

(1)  Cétait  U  première  fois  qae  la  reine  dînait  hors  de  Balmoral,  et  elle  n'avait  pas 
«MiieBé  de  laqôaîs  faisant  le  senrice  de  la  table. 


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22  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Grant  s'est  laissé  échapper  à  demander  à  Jane  dans  la  matinée  :  «  Sa 
seigneurie  a-t-elle  besoin  de  moi?...  »  Après  notre  visite  au  château  de 
lordSeaOeld,  nous  devions  repasser  par  Grantown.  Le  secret  évidemment 
était  trahi.  Tout  le  monde  était  dans  la  rue^  l'hôtesse  agitait  son  mou- 
choir, et  la  Dlle  aux  cheveux  bouclés,  qui  avait  encore  ses  papillotes  de 
papier,  arborait  un  drapeau  à  la  fenêtre.  Notre  cocher,  qui  ne  nous 
connaissait  pas,  ne  se  doutait  de  rien.  Comme  nous  sortions  du  village 
et  que  la  foule  semblait  s'y  rendre  par  le  chemin  que  nous  suivions,  il 
nous  a  dit  qu'il  y  avait  sans  doute  quelque  enterrement... 

u  Quelle  charmante  excursion  I...  C'est  à  mon  cher  Albert  que  nous  la 
devons;  il  avait  toujours  pensé  qu'elle  nous  serait  agréable,  ayant  fait 
lui-même  bien  des  courses  de  ce  genre.  11  y  a  pris  un  vif  plaisir.  — Nous 
avons  appris  que  le  secret  avait  été  découvert  par  un  homme  qui  a  re- 
connu Albert  dans  la  rue  hier  matin.  Déjà  la  couronne  qui  est  sur  le  dog- 
cari  leur  avait  fait  penser  que  c'était  quelqu'un  de  Balmoral  ;  mais  ils  ne 
soupçonnaient  pas  que  ce  pût  être  nous-mêmes,  a  La  dame  doit  être  terri- 
blement riche,  »  faisait  observer  l'hôtesse,  qui  avait  vu  tant  de  bagues  d'or 
à  mes  doigts.  Quand  ils  surent  qui  j'étais,  ils  furent  sur  le  point  de  s'é- 
vanouir d'étonnement  et  de  frayeur. — Je  crains  bien  d'avoir  pauvrement 
raconté  cette  très  amusante  et  mémorable  expédition  dont  je  me  souvien- 
drai toujours  avec  un  grand  plaisir.  » 

Nous  avons  dit  que  les  longues  excursions  qui  faisaient  la  joie  de 
l'auteur  royal  de  ce  livre  furent  interrompues  au  bout  de  deux  ans* 
Une  seule  chose  manque  à  ce  roman  si  vrai  du  bonheur  d'une  reine, 
c'est  le  dénoûment  fatal  qu'elle  laisse  à  deviner.  Le  prince  mourut 
le  Ik  décembre  1861.  Cette  fm  presque  soudaine  d'un  époux  de 
quai*ante-deux  ans  fut  un  coup  de  tonnerre;  mais  cette  mort  même 
avait  son  explication  qui  ajoutait  à  une  carrière  si  brusquement  ter- 
minée un  intérêt  mélancolique.  Peu  d'existences  ont  été  aussi  rem- 
plies, aussi  chargées  de  travail  que  celle  de  ce  prince  qui  par  timi- 
dité autant  que  par  prudence  fuyait  les  occasions  de  faire  parler  de 
lui.  Il  s'imposa  une  tâche  silencieuse  qui  se  trouva  au-dessus  de 
ses  forces;  ni  le  cœur,  qui  était  peut-être  sa  partie  faible,  ni  le  sys- 
tème nerveux,  ne  purent  résister  en  lui  aux  soucis  journaliers  des 
affaires.  Suivant  les  témoins  de  sa  vie,  «  il  se  préoccupait  trop  de 
trop  de  choses.  »  Cet  époux  qui  s'efiiaçait  avec  tant  de  soin  derrière 
la  reine  voulait  la  perfection  dans  tout  ce  qu*il  faisait  pour  la  reine. 
La  gloire  de  la  souveraine  était  la  sienne;  il  était  le  plus  occupé  de 
ses  ministres  et  le  plus  consciencieux  intendant  de  ses  menus  plai- 
sirs. Il  avait  proposé  pour  but  à  son  ambition  de  réparer  par  son 
travail  les  désavantages  qu'une  femme  peut  avoir  sur  le  trône  en 
comparaison  d'un  roi,  de  combler  les  vides  qu'une  reine  doit  né- 


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LE   JOURNAL  D'uNE    REINE.  23 

ce^airement  laisser  dans  Texercice  du  pouvoir  souverain.  En  un 
mot,  il  confondit,  comme  il  le  dit  lui-même,  son  existence  indivi- 
duelle avec  celle  de  sa  femme  (1).  Ce  fut  là  l'originalité  de  ce  prince, 
si  ardent,  sous  le  voile  de  sa  réserve.  L'esquisse  de  son  caractère 
n'est-elle  pas  un  heureux  pendant  au  journal  que  nous  venons  de 
feuilleter?  La  reine,  avons-nous  dit,  perdait  son  bras  droit;  elle 
perdait  plus  encore,  la  moitié  de  son  âme  et  de  sa  vie. 

En  achevant  de  parcourir  ces  pages  intimes,  une  question  se 
présente  naturellement  à  l'esprit  du  lecteur  français  :  n'avons-nous 
pas  du  tout  de  journaux  de  ce  genre  dans  notre  littérature?  De 
ces  mémoires  écrits  au  jour  le  jour,  de  ces  carnets  plus  ou  moins 
confidentiels,  il  en  existe  chez  nous  sans  doute;  mais  souvent  ils 
sont  destinés  à  la  publicité,  et  la  confidence  n'est  qu'un  cadre  lit- 
téndre.  D'autres  fois  ils  sont  réellement  secrets,  mais  alors  ils 
contiennent  plutôt  des  pensées  que  des  faits,  plutôt  la  vie  de  l'âme 
que  celle  de  Fhomme  extérieur  :  c'est  l'auteur  qui  se  confesse  à  luî- 
même  et  au  papier.  De  cette  sorte  de  journal,  on  pourrait  dire  ce 
qu'un  poète  qui  précisément  en  a  laissé  un  a  dit  du  roman  d'ana- 
lyse :  u  il  est  né  de  la  confession;  le  christianisme  en  a  donné  l'idée 
par  l'habitude  de  la  confidence  (2).  »  Enfin  nous  avons  le  journal 
ëcrît  pour  un  ami,  pour  une  personne  chère,  qui  était  de  moitié  dans 
notre  vie  et  que  les  circonstances  ont  éloignée.  Celui-ci  est  un  épan- 
chement  journalier  malgré  la  distance  et  un  effort  pour  franchir  la 
barrière  insurmontable  de  l'absence.  Tel  est  le  journal  d'Eugénie 
de  Guérin,  aussi  sincère  et  moins  réservé  peut-être  que  l'entretien 
d'un  frère  et  d'une  sœur,  aussi  remarquable  et  distingué  que  s'il 
était  fait  pour  le  public.  Voyez  pourtant  la  différence  entre  les  ha- 
bitudes des  deux  pays.  Supposez  Eugénie  de  Guérin  Anglaise  :  elle 
eût  écrit  son  journal  pour  elle-même,  quitte  à  le  communiquer  pé- 
riodiquement à  son  frère,  elle  Teût  continué  sans  que  la  mort  de 
son  frère  en  amenât  tôt  ou  tard  l'interruption  ;  mais  elle  est  Fran- 
çaise, et  c'est  pour  son  cher  Maurice  qu'elle  l'écrit,  elle  est  Fran- 
çaise, et  c'est  parce  qu'elle  croit  fermement  à  l'âme  immortelle 
qu'elle  prolonge  cette  conversation  avec  celui  qui  pour  elle  n'est 
pas  mort  tout  entier.  Elle  est  si  bien  Française  qu'à  la  longue,  la  so- 
litude étant  la  plus  forte,  la  plume  lui  tombe  des  mains.  Le  livre 
d'Eugénie  de  Guérin  nous  fournit  une  autre  preuve  bien  imprévue 
de  la  popularité  qui  en  Angleterre  est  assurée  à  ce  genre  d'écrits. 
Le  succès  en  a  été  aussi  grand  dans  ce  pays  que  chez  nous- 
mêmes.  Ce  n^est  pas,  on  le  pense  bien,  le  catholicisme  qui  a  fait 

(1)  Lire  sa  lettre  au  duc  de  Wellington,  dans  le  volume  intitulé  le  Prince  Albert, 
tnéùt  par  Iff^  de  W.^  avec  une  préface  de  M.  Guizot.  Paris,  1863. 

(2)  Alfred  de  Vigny,  Journal  d'un  Poète,  p.  172. 


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24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

goûter  le  livre,  c'est  le  livre  qui  y  a  fait  goûter  le  catholicisme.  Ce 
jounal  d'une  jeune  fille  a  paru  plus  puissant  que  bien  des  livres  de 
controverse.  Des  théologiens  ont  avoué  qu'ils  voyaient  un  danger 
dans  cette  série  de  simples  confidences  fraternelles  écrites  au  jour 
le  jour  au  fond  d'une  campagne  du  Languedoc  (1). 

Voilà  donc  un  livre  bien  anglais  .par  la  forme,  mais  il  Test  encore 
plus  par  les  pensées  qui  en  composent  le  fond,  s'il  est  vrai  que  nos 
voisins  se  plaisent  dans  l'expression  ingénue  du  bonheur  conjugal. 
Assurément  l'amour  dans  le  mariage  est  un  sentiment  universel,  et 
nous  n'y  sommes  pas  plus  étrangers  que  les  autres,  bien  que  notre 
littérature  nous  ait  un  peu  calomniés.  Sur  notre  théâtre,  dans  nos 
romans,  nous  en  faisons  un  beau  et  noble  devoir,  un  héroïsme  quel- 
quefois sublime;  cependant  il  nous  semblerait  superflu  et  même  af- 
fecté de  le  représenter  comme  une  source  de  plaisirs.  Peindre  le 
bonheur  dans  le  mariage  serait  presque  du  mauvais  goût.  La  Fon- 
taine seul  l'a  pu  faire,  parce  que  de  sa  part  c'est  comme  une  amende 
honorable,  et  il  a  dit  des  ménages  modèles  : 

Ils  s'aiment  jusqu'au  bout  malgré  Teffort  des  ans. 
Âh  !  si...  Biais  autre  part  J'ai  porté  mes  présens. 

Pour  nous  en  tenir  à  la  pensée  particulière  qui  anime  les  pages  de 
ce  journal,  nous  aussi  nous  trouvons  dans  nos  poètes  l'association 
du  sentiment  de  la  natufe  et  de  l'amour,  cette  liaison  d'un  cher 
souvenir  avec  les  lieux  qui  en  sont  remplis.  C'est  un  des  nôtres  qui 
a  dit  avec  une  poésie  éloquente  : 

Un  seul  être  vous  manque,  et  tout  est  dépeuplé  ! 

Mais  l'amour  exprimé  dans  ce  vers,  quelque  pur  qu'il  soit,  est  un 
amour  libre,  dégagé  de  tout  lien,  même  sacré.  L'auteur  du  Journal 
de  notre  vie  dam  les  Highlands  a  dans  sa  littérature  nationale 
quelque  chose  de  mieux  approprié  à  la  tendresse  conjugale  et  qui 
semble  fait  pour  lui  et  pour  sa  vie,  heureuse  d'abord,  puis  désolée. 
Il  peut  dire  comme  l'Eve  de  Milton  :  a  Avec  toi,  tout  me  sourit  et 
me  plaît,  le  souffle  du  matin  est  doux,  doux  également  le  chant 
matinal  des  oiseaux  ;  il  est  beau  ce  soleil  quand  il  répand  ses  pre- 
miers rayons  sur  cette  campagne  aimable,  sur  le  gazon  et  sur 
l'arbre,  sur  le  fruit  et  sur  la  fleur,  qui  tous  sont  brillans  de  rosée. 
Elle  est  parfumée  cette  terre  féconde  après  les  douces  ondées,  elle 
est  douce  l'heure  qui  ramène  le  soir,  douce  également  la  nuit  silen- 
cieuse avec  les  graves  accens  de  cet  oiseau  qui  chante,  avec  cette 

(1)  Voyez,  dans  I7t«  Contemporary  Revlew  de  février  1807,  un  article  de  M.  J.  C. 
Colquhoun. 


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LE  JOURNAL  DUNE   REINE.  25 

belle  lune,  avec  ces  pierres  précieuses  du  ciel  qui  lui  font  une  robe 
étoilèe...  Hds  sans  toi  ni  le  souffle  du  matin  quand  il  s'élève  avec 
la  chanson  matinale  de  l'oiseau,  ni  le  lever  du  soleil  sur  cette  cam- 
pagne, ni  gazon,  ni  fruit,  ni  fleur,  avec  les  gouttes  de  rosée  bril- 
lante, ni  parfum  de  la  terre  après  la  pluie,  ni  soirée  calme,  ni  si- 
lenciease  nidt  avec  le  cbant  grave  de  l'oiseau,  ni  promenade  au 
dair  de  lune,  ni  étoiles  scintillantes,  rien  de  tout  cela  n'est  doux 
sans  toi...  » 

Admirable  destinée  pour  ce  grand  poète  de  faire  partie  pour 
aînâ  parler  de  la  vie  morale  de  sa  nation,  d'être  à  chaque  instant 
la  force  ou  la  consolation  du  riche  comme  du  pauvre,  de  la  reine 
comme  de  la  dernière  de  ses  sujettes  !  Qui  pourra  dii;e  combien  de 
jeune  filles  ont  rêvé  de  ce  soleil  se  levant  sur  l'Éden,  de  cette  lune 
et  de  ces  étoiles  confidentes  d'un  bonheur  légitime  7  Une  fois  en 
leur  vie  au  moins,  elles  retounient  à  ce  bonheur. primitif,  elles  se 
revêtent  de  cette  splendeur  native  que  l'imagination  du  poète  a  re- 
trouvée. Qui  pourra  dire  aussi  combien  de  veuves  ont  pleuré  sur 
cette  page  immortelle,  combien,  et  des  plus  humbles,  ont  rebâti 
pour  un  instant  dans  leur  pensée  leur  Éden  perdu?  Voici  qu'une 
reine  en  vient  grossir  le  nombre  et  peut  y  lire  sa  propre  destinée. 
Elle  aussi,  elle  a  décrit  son  paradis  terrestre  avec  toute  la  simplicité 
d'une  âme  plus  habile  à  sentir  qu'à  exprimer.  Le  journal  de  la  reine 
Victoria,  malgré  la  distance  infinie  qui  l'en  sépare,  est  un  commen- 
taire de  la  page  de  Milton.  Pour  finir  par  où  nous  avons  commencé, 
elle  a  pu  apporter  à  sa  peine  un  adoucissement  légitime  et  qui  lui 
est  commun  avec  tant  d'autres.  Il  a  fallu  chez  nous  des  révolutions 
pour  nous  apprendre  a  combien  de  larmes  pouvaient  contenir  les 
yeux  des  rois.  »  La  princesse  dont  nous  parlons  règne  sur  une  na- 
tion qui  fait  du  loisir  à  ses  souverains  en  gouvernant  elle-même 
ses  aŒsiires,  et  elle  a  pu  consoler  sa  douleur  privée  par  les  moyens 
que  permet  la  vie  privée.  Si  pourtant  l'on  est  tenté  de  condamner 
encore  l'obstination  de  la  tristesse  en  un  rang  si  élevé,  son  livre 
semble  dire  :  u  Voilà  la  félicité  dont  je  jouissais  et  dont  je  suis 
privée;  jugez  maintenant  si  l'excès  de  ma  douleur  est  pardon- 
nable! Ji 

Louis  Etienne. 


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JEAN  DE  CHAZOL 


SECONDE   PARTIE   (1). 


VIL 

A  Theure  même  où  je  reçus  la  visite  du  Marulas,  j'attendais 
les  deux  Savenay;  ils  venaient  chasser  une  semaine  à€hazol.  Je 
n'étais  pas  fâché  de  la  diversion  qu'ils  apportaient  aux  événe- 
mens  qui  m'avaient  préoccupé  malgré  moi  depuis  quelques  jours. 
Je  commençais  à  être  fatigué  de  l'isolement  dans  lequel  je  vivais. 
J'aurais  eu  peine  à  trouver  deux  meilleurs  compagnons;  leur  arrivée 
fut  donc  une  véritable  fête  pour  moi.  Le  temps  était  merveilleux  pour 
essayer  mes  nouveaux  équipages.  Tout  cela  manque  d* ordre  et  a 
besoin  d'être  formé.  Nous  n'en  fîmes  pas  moins  deux  ou  trois  belles 
chasses;  puis  plusieurs  dîners  au  château,  où  j'eus  quelques  voisins, 
vieux  amis  de  mon  père  un  peu  oubliés  et  avec  qui  je  renouai  la 
chaîne  de  mes  anciens  souvenirs,  —  entre  autres  d'Amblay,  toujours 
vert  et  vif,  qui  m*a  beaucoup  parlé  de  toi,  —  quelques  visites  obli- 
gées enfin,  m'établirent  un  nouveau  train  de  relations.  Je  fus  donc 
assez  occupé  pour  n'avoir  pas  le  loisir  de  songer  aux  péripéties  qui 
avaient  un  instant  troublé  ma  quiétude.  Un  matin,  nous  étions  avec 
les  Savenay  sous  la  vérandah,  lisant  les  journaux  et  notre  corres- 
pondance, quand  Toby,  mon  valet  de  chambre,  arrive  avec  ces 
façons  circonspectes  que  tu  lui  connais,  et  qui  semblent  toujours 
annoncer  une  catastrophe;  il  me  dit  à  l'oreille  que  la  Viergie  me 
demandait. 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  juin. 


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JEAN   DE   CHAZOL.  27 

—  Tiens,  tiens!  dit  Etienne  avec  un  sourire  malicieux,  est-ce 
que  la  Yiergie  n'est  pas  cette  belle  fille  dont  parkit  de  Mauron 
l'antre  jour? 

—  Oui,  r^>oadis-je;  mais  se  prends  pas  ton  air  de  finesse.  C'est 
la  Viergie,  voilà  tout  ! 

—  Alors  iais-noas-la  voir,  reprit  Albert. 

Ne  voulant  point  è?effler  leurs  conjectuf  ^  en  donnant  à  la  ve- 
nue de  cette  fille  une  apparence  de  mystère,  je  dis  à  Toby  de  ra- 
mener. Au  bout  d'un  instant,  la  Viergie  apparut  avec  lui.  Portant 
sur  sa  tête  une  corbeiUe  que  soutenait  son  bras  nu ,  elle  s'avançait, 
marchant  légère  sur  le  sable,  sa  robe  blanche  relevée  sur  le  càté. 

—  Corbleu,  mon  cher,  s'écria  Etienne,  mais  c'est  une  nymphe  de 
Tempe  que  cette  fiUe-Ià!  quelle  pureté  de  lignes,  quelle  beauté  !... 

Elle  arriva  près  de  nous;  intimidée  de  la  présence  des  deux 
étrangers,  elle  déposa  sa  corbeille.  —  Ce  sont  des  fruits  de  notre 
verger  qu'on  m'envoie  vous  porter,  me  dit-elle  un  peu  rougissante 
et  avec  vn  clair  sourire  auquel  ses  grands  yeux  baissés  donnaient 
je  ne  sais  quelle  grâce  si  étrange  et  si  pudique  qu'Albert  et  Etienne 
se  levèrent  instinctivement  devant  cette  singulière  paysanne. 

Aussi  étonné  que  mécontent  de  l'atlention  familière  de  M.  Maru- 
las,  je  fis  cependant  bon  visage  à  la  \iergie,  me  réservant  in  petto 
d'av^er  à  la  suppression  de  tels  échanges  d'amitié  entre  son  père 
et  moi;  puis,  après  quelques  instans  de  causerie  indifférente  que 
rembarras  de  la  pauvre  fille  autant  que  les  regards  ébahis  des 
Savenay  tout  surpris  de  son  langage  me  fit  abréger,  je  la  congé- 
diai. Comme  elle  se  retirait  et  que  je  l'accompagnais  jusqu'au  bout 
de  la  vérandah  :  —  J'aurais  voulu  vous  parler,  me  dit-elle  un  peu 
hésitante.  Si  vous  étiez  bien  bon,  vous  marcheriez  avec  moi  jusqu'à 
la  grille... 

Au  ton  presque  ému  dont  elle  prononça  ces  mots,  je  soupçonnai 
quelque  nouveau  tour  de  Marulas.  Je  la  suivis,  et  lorsque  nous 
fumes  dans  l'allée,  voyant  qu'elle  se  taisait  :  —  Parlez  maintenant, 
mon  enfant,  lui  dis-je,  vous  savez  que  je  suis  votre  ami. 

—  Je  le  sais,  répondit-elle  sérieuse;  pourtant  ce  que  j'ai  à  vous 
dire  m'embarrasse  beaucoup,  et  maintenant  je  n'ose  plus. 

Je  l'encourageai  en  riant,  comme  pour  ôter  d'avance  toute  gra- 
vité à  cette  confidence.  Elle  s'enhardit  enfin.  —  Oui,  il  faut  tout 
vous  dire,  reprit-elle  avec  décision;  seulement  ne  me  regardez  pas 
tandis  que  je  vous  parlerai.  Je  n'oserais  plus! 

—  Qu'a  cela  ne  tieime  !  répliquai-je.  Est-ce  donc  si  difficile  à 
conter? 

—  Il  me  semble  que  cela  doit  l'être. 

—  Alors  je  ne  vous  regarde  pas...  Rassurez-vous. 


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28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  poussa  un  grand  soupir,  et,  voyant  que  je  restais  les  yeux 
fixés  devant  moi  :  — Eh  bien  !  dit-elle,  il  faut  d'abord  vous  apprendre 
que,  le  soir  du  jour  où  vous  êtes  venu  nous  apporter  de  l'argent, 
ma  mère  a  tout  de  suite  écrit  à  mon  père,  qui  est  arrivé  le  lende- 
main. J'ai  entendu  qu'ils  avaient  une  querelle  à  cause  de  moi,  pour 
quelque  chose  qu'iV  voulait  et  que  ma  mère  ne  voulait  pas.  Ensuite 
il  a  pris  une  partie  de  Tor  et  m'a  emmenée  à  Aix  pour  m'acheter 
des  habits,  nous  sommes  venus  après  chez  vous  pour  vous  remer- 
cier. 

—  Mais  tout  ceci  n'est  pas  très  effrayant!  dis-je  gatment. 

—  Oh!  j'avoue  que  j'ai  été  bien  heureuse  que  vous  me  voyiez 
dans  cette  jolie  toilette,  répondit-elle  ingénument;  mais  il  parait 
que  vous  aurez  trouvé  qu'elle  m' allait  mal,  ou  que  je  vous  aurai 
déplu  en  quelque  chose ,  car,  en  rentrant  à  la  maison ,  mon  père 
était  furieux  contre  moi,  et  il  m'a  battue. 

—  Il  vous  a  battue  ! 

—  Ohl  ce  n'était  peut-être  pas  à  cause  de  vous!...  Et  puis  d'ail- 
leurs je  suis  habituée  aux  coups,  et  ce  n'est  pas  cela  qui  m'inquiète. 

—  Qu'est-ce  enfin?  dis-je,  voyant  qu'elle  s'arrêtait. 

—  Eh  bien  !  reprit-elle  avec  effort,  depuis  ce  temps-là  il  parle 
de  m'emmener  à  Marseille,  où  il  connaît  des  gens  riches  qui  me 
feront  apprendre  à  chanter.  Ma  mère  refuse  de  me  laisser  partir,  et 
moi  je  ne  veux  pas  m'en  aller  avec  lui  toute  seule. 

—  Vous  fait-il  donc  peur  à  ce  point  1  dis-je,  ému  malgré  moi  par 
ce  drame  mystérieux  que  je  ne  devinais  que  trop. 

—  Je  n'ai  peur  que  de  lui  au  monde  !  répondit-elle  avec  un  ac- 
cent d'effroi. 

—  Alors  vous  venez  me  demander  de  vous  protéger  contre  lui? 

—  Oh  !  vous  ne  le  pourriez  pas,  reprit-elle  vivement,  vous  ne 
savez  pas  ce  qu'il  est;  mais  j'ai  cru  comprendre,  d'après  ses  débats 
avec  ma  mère,  que,  si  vous  vouliez... 

—  Si  je  voulais  quoi?...  dis-je,  la  voyant  hésiter  encore. 

—  Eh  bien!  reprit-elle  d'une  voix  à  peine  intelligible,  si  vous 
vouliez  me  prendre  à  votre  château,.,  je  crois  qu'il  ne  m'emmène- 
rait pas. 

—  Vous  prendre  ici,  chez  moi? 

Elle  baissa  la  tête,  toute  rouge  de  confusion  en  rencontrant  mon 
regard  surpris. 

—  Je  sais  bien  que  c'est  difficile,  balbutia-t-elle  en  se  détournant 
à  demi;  mais  enfin  vous  avez  bien  d'autres  servantes... 

Un  soupçon  me  traversa  l'esprit.  —  Viergie,  lui  dis-je  en  la  re- 
gardant dans  les  yeux,  c'est  votre  père,  n'est-ce  pas,  qui  vous  en- 
voie ici  pour  me  dire  tout  cela? 


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J£AN   DE   CHAZOL.  29 

Elle  eut  encore  un  moment  d'hésitation.  —  Eh  bien!  oui,  répon- 
dit-elle, c'est  lui;  maiSfje  l'aurais  fait  aussi  de  moi-même,...  et 
j'ai  parlé  autrement  qu'il  ne  m'a  dit. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  qu'il  m'a  dit  des  choses...  que  je  n'ai  pas  bien  com- 
prises, mais  qu'il  me  semble  mal  de  répéter. 

A  cette  ângulière  réponse,  je  voulus  décidément  m'éclairer  sur 
cette  fille  étrange.  —  Qu'est-ce  qui  peut  vous  sembler  mal  dans 
ce  qu'il  vous  a  dit,  lui  demandai-je,  si  vous  n'avez  pas  compris? 

—  Je  me  défie  de  lui!  répondit-elle  vivement,  et  puis,  ajoutâ- 
t-elle à  voix  basse,  j'ai  lu  assez  de  livres  pour  deviner  ce  qui  peut 
n'être  pas  bien. 

Au  trouble  qui  accompagna  sa  réponse  d'une  audace  si  ingénue,  je 
me  sentis  pris  de  pitié;  mais  je  ne  sais  quelle  défiance  me  poussait 
à  vouloir  pénétrer  ce  singulier  mélange  d'innocence  et  de  hardiesse. 

—  Alors,  repris-je,  si  vous  devinez  que  votre  présence  chez  moi 
n'est  pas  convenable,  pourquoi  me  demandez-vous  d'y  venir?... 

En  entendant  ces  mots,  elle  fit  un  geste  de  découragement  et 
me  jeta  un  regard  presque  éperdu.  Je  vis  des  larmes  dans  ses 
yeux.  —  Vous  aussi,  vous  me  tourmentez!  dit-elle  d'un  ton  de  re- 
proche. Eh  bien  !  reprit-elle  avec  une  véhémence  amère,  je  m'adres- 
sais à  vous  parce  que  j'en  ai  assez  d'être  battue,  parce  que  j'aime 
mieux  tout  supporter  que  de  m'en  aller  avec  lui!  Qu'est-ce  que 
vous  voulez  que  je  devienne?  Je  n'ai  personne  pour  me  défendre. 
Tavais  pensé  à  vous  parce  que...  parce  que  j'ai  cru  que  vous  étiez 
bon,  parce  que  j'ai  peur  enfin!..  Vous  ne  pouvez  pas  me  protéger, 
tant  pis!  Il  m'emmènera,  voilà  tout! 

—  Non,  nonl  m'écriai-je  en  l'arrêtant  par  la  main  comme  elle 
allait  partir.  Comptez  sur  moi,  Viergie,  je  ne  vous  laisserai  pas  dans 
ce  malheur. 

A  cette  parole,  elle  me  regarda  avec  une  expression  de  doute  et 
conmne  si  elle  croyait  avoir  mal  entendu. 

—  Bien  vrai?  dit-elle. 

—  Je  vous  le  promets. 

—  Alors  je  vais  lui  dire  que  vous  me  prendrez  à  votre  château. 

—  Non,  non  !  je  vous  trouverai  une  demeure  chez  des  gens  qui 
auront  soin  de  vous,  et  qui  vous  protégeront  comme  vous  devez 
être  protégée. 

—  Mais  voudra-t-il,  obtiendrez-vous  cela  de  lui?... 

—  Ne  vous  inquiétez  pas,  ajoutai -je.  J'ai  des  argumens  so- 
lides pour  le  décider.  Du  reste  avec  des  gens  de  son  espèce  il  y  a 
toujours  un  moyen  efficace.  On  les  paie,  et  tout  est  dit.  Ne  pleurez 
donc  plus;  je  suis  là  pour  vous  défendre. 


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30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  îfercî,  dît-elle,  et  son  gracieirx  visage  s'éclaircit  tout  à  coup. 

—  Et  si  vous  avez  besorn  de  moi,  envoyez^moi  vite  rai  mot  par 
quelqu'un. 

—  Mais  que  faut-il  lui  dire?  Il  va  m'interroger. 

—  Dites-lui  que  je  le  verrai  dans  quelques  jours,  cela  suffira. 
D'ici-là  je  m'occuperai  de  vous. 

Après  le  départ  de  la  Yiergie,  je  restai  un  moment  tout  étourdi, 
tout  désorienté  du  conflit  de  sentimens  où  j'avais  été  entraîné  et 
de  l'engagement  insensé  que  je  venais  de  prendre.  Je  n'en  étais 
certes  plus  à  douter  de  Tempire  que  cette  bizarre  beauté  pouvait 
exercer  sur  mes  sens;  cependant  je  m'étais  senti  jusqu'alors  trop 
bien  maître  du  dénoûment  qu'il  me  plairait  de  choisir  pour  me  pré- 
occuper d'une  telle  aventure.  Ce  fut  donc  avec  une  sorte  de  stupeur 
que  je  réfléchis  à  la  situation  que  je  venais  de  me  créer  d'un  mot, 
et  qui  n'était  autre  que  ce  rôle  de  protecteur,  ami  des  arts  ou  de 
l'innocence,  dont  Marulas  s'était  proposé  de  m' affubler.  De  plus,  il 
y  avait  cette  aggravation  que  désormais  la  détresse  de  cette  fille 
me  forçait  en  conscience  à  la  respecter.  Étais-je  dupe  d'un  tour 
d'adresse  de  cet  habile  coquin  dont  Viergie  se  faisait  naïvement 
complice?  Étais-je  le  défenseur  d'une  véritable  infortune?  Quoi  qu'il 
en  soit,  je  me  trouvais  stupide  d'avoir  cédé  à  un  si  prompt  mouve- 
ment de  pitié,  en  assumant  sur  moi  la  responsabilité  de  l'avenir  de 
cette  héroïne  champêtre.  Cependant,  je  dois  le  dire  à  ma  louange, 
ces  naturelles  défiances  formulées,  je  pris  bravement  mon  parti. 
Après  tout,  ce  n'était  là  qu'une  charge  imprévue  à  mon  budget  de 
charité;  bonne  œuvre  ou  duperie,  j'avais  trop  souvent  plus  mal 
employé  mes  libéralités  avec  des  créatures  qui  ne  valaient  pas  la 
Viergie  pour  regretter  en  passant  cette  petite  débauche  de  vertu. 

Les  Savenay  partis,  non  sans  m'avoir  pendant  deux  jours  rebattu 
les  oreilles  de  «  ma  jolie  vassale,*  »  de  mes  exploits  de  galant  sei- 
gneur et  autres  facéties  du  môme  goût,  il  me  fallut  songer  à  rem- 
plir ma  promesse  envers  cette  enfant.  J'allai  donc  trouver  Langlade, 
décidément  mon  conseil  en  tout.  Je  lui  racontai  cette  affake,  et  le 
priai  de  me  trouver  quelque  famille  d'honnêtes  gens  chez  qui  la  fille 
de  la  Mariasse  pourrait  trouver  un  asile  sûr.  Il  me  regarda  étonné. 

—  Si  vous  désirez  que  ce  soit  aux  eB\îrons,  monsieur  le  comte, 
ce  ne  sera  pas  facile  à  cause  de  Marulas.  Il  est  trop  bien  connu 
dans  le  pays. 

—  Au  contraire,  repris-je  vivement  en  devinant  sa  pensée;  je 
tiens  à  ce  que  la  Viergie  s'éloigne  assez  pour  qu'on  ne  sache  rien 
d'elle  ni  des  siens  dans  l'endroit  qu'elle  habitera. 

—  En  ce  cas,  dit-il,  c'est  une  autre  affaire;  mais  avez-vous  bien 
calculé  jusqu'où  peut  vous  entraîner  votre  générosité?  Ou  je  me 


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JEAN   DE   CHAZOL.  31 

trompe  beaucoup,  ou  il  doit  y  avoir  du  Marulas  là-dessous.  C'est 
00  drôle  rusé  ,  assez  foii  pour  tenir  tous  les  fils  d'une  intrigue  et 
pour  vous  y  enlacer,  tout  en  ayant  l'air  de  subir  la  violence-  Soyez 
certain  qu'à  se  propose  de  vous  exploiter. 

—  Oh!  je  m'en  doute^  mais  il  trouvera  à  qui  parler.  En  somme, 
U  s'agit  de  quelques  milliers  de  francs  pour  payer  la  pension  de 
la  Yiergie.  Si  elle  se  montre  digne  d'intérêt,  j'y  ajouterai  une  dot 
qui  lui  permettra  d'épouser  quelque  brave  garçon.  Je  suis  assez 
riche  pour  me  passer  ce  luxe.  Si  au  contraire  tout  cela  tourne  mal, 
je  rends  la  fille  à  son  digne  père  et  la  renvoie  à  ses  chèvres. 

Après  avoir  discuté  quelque  temps,  il  fut  convenu  que  Langlade 
allait  s'xKXuper  immédiatement  de  cette  aflaire.  U  avait  aux  envi- 
rons de  Marseille  un  ami,  le  capitaine  Payrac,  vieux  marin  qui  vi- 
vait avec  sa  femme  et  n'avait  pour  toute  fortune  que  sa  pension 
de  retraite  jointe  à  une  rente  de  deux  mille  francs.  Ils  n'avaient 
point  d'enfans,  et  la  pension  de  ma  protégée  pouvait  leur  apporter 
on  surcroît  d'aisance.  Le  capitaine  Payrac,  esprit  érudit  et  distin- 
gué, était  en  outre  homme  à  intimider  suffisamment  le  Marulas.  Il 
fat  donc  décidé  que  Langlade  allait  lui  écrire  aussitôt. 

Gomme  je  revenais  à  Chazol,  je  résolus  de  faire  une  visite  à  la 
Momière,  que  j'avais  un  peu  négligée  depuis  quelques  jours.  Assez 
étonné  d'avoir  tant  d'affaires  imprévues,  je  me  mis  à  songer  à  ce 
hasard  qm  faisait  de  moi  une  sorte  de  chevalier  errant,  et  me  con- 
traignait, en  dépit  de» mes  volontés,  à  devenir  l'appui  des  enfans 
de  M.  de  Sénozan,  y  compris  même  ses  bâtards.  Ma  tante  m'ac- 
cueiliit  comme  toujours  avec  cette  réserve  mêlée  d'effusion  discrète 
qui  semblait  devenir  le  ton  définitif  de  nos  relations.  Geneviève  était 
allée  courir  les  bois  avec  son  frère.  Je  ne  la  vis  pas  ce  jour-là. 

Tu  sais  de  reste,. ami,  que  je  ne  suis  point  d'un  caractère  à  me 
préoccuper  outre  mesure  des  événemens,  même  de  ceux  qui  barrent 
ma  route.  C'est  peut-être  orgueil  chez  moi;  mais  j'admets  si  peu 
que  cet  épouvantail  des  faibles  qu'on  appelle  le  sort  puisse  être  su- 
périeur à  ma  volonté  que  je  ne  daigne  m'émouvoir  qu'au  moment 
réel  du  danger.  Resté  seul  à  Chazol,  je  repris  ma  vie  solitaire.  Quel- 
ques travaux  interrompus  qui  nécessitaient  des  études  sérieuses  me 
confinèrent  dans  ma  bibUothèque,  où  je  veillais  assez  tard  la  nuit. 
Le  jour,  un  peu  de  chasse  et  quelques  excursions  dans  les  châteaux 
voisins  prenaient  mon  temps.  Presque  chaque  matin,  quand  je  sor- 
tais par  les  bois,  je  rencontrais  sur  ma  route  la  Viergie,  plus  que 
jamais  parée  de  ses  nouveaux  atours.  Après  ma  conférence  avec 
Langlade,  je  lui  avais  appris  nos  projets  en  lui  recommandant  de 
garder  le  secret  avec  Marulas  jusqu'à  la  réponse  du  capitaine  Pay- 
rac. Elle  m'avait  manifesté  sa  reconnaissance  comme  à  un  sauveur. 


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32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  je  dois  avouer  que  je  ne  trouvais  pas  sans  mérite  le  désinté- 
ressement vertueux  auquel  je  m'étais  en  quelque  sorte  condamné. 
Cependant,  après  deux  ou  trois  entrevues,  que  je  n'abrégeais  pas 
sans  regret,  je  crus  remarquer  un  refroidissement  sensible  dans  la 
joie  de  ma  protégée.  J'attribuai  ce  changement  au  chagrin  de  quit- 
ter sa  mère  et  Séverol.  C'était  là  un  sentiment  trop  naturel  pour 
que  j'en  conçusse  la  moindre  défiance.  Les  choses  allèrent  donc 
ainsi  jusqu'au  jour  où  arriva  la  réponse  du  capitaine  Payrac.  Il 
acceptait  l'oflre  de  Langlade  par  une  lettre  où,  sans  dissimuler  les 
avantages  qu'allait  lui  procurer  une  pareille  aubaine,  il  témoignait 
l'intérêt  d'un  homme  de  cœur  pour  une  infortune  digne  de  pitié. 
Dès  que  je  l'eus  reçue,  je  sortis  pour  chercher  Viergie,  avec  qui 
mes  rencontres  avaient  pris  insensiblement  une  tournure  de  rendez- 
vous.  J'arrivai  aux  roches,  et  je  l'aperçus  de  loin,  assise  près  d'un 
buisson  sauvage.  Elle  lisait  attentivement.  Je  m'approchai,  soup- 
çonnant qu'elle  faisait  mine  de  ne  pas  me  voir,  et,  me  penchant  sur 
son  épaule,  je  regardai  le  titre  de  son  livre,  bouquin  crasseux 
comme  un  vieil  almanach.  Je  demeurai  tout  surpris  en  voyant  que 
c'était  la  Fille  aux  yeux  d'or  de  Balzac. 

—  Ah!  vous  m'avez  fait  peur,  s'écria -t-elle  en  riant. 

—  Comment  1  vous  lisez  ce  livre? 

—  Oui.  Oh  I  maintenant  qu'on  ne  me  fait  plus  travailler,  j'étudie 
beaucoup,  et  j'aime  bien  mieux  celai 

—  Qui  vous  a  donné  cet  ouvrage  ?  lui  derilandai-je  attristé. 

—  C'est  mon  père,  répondit-elle  avec  assurance.  Pourquoi  pre- 
nez-vous cet  air  méchant?  Est-ce  que  cela  vous  déplaît  que  je 
m'instruise? 

—  Parce  que  cette  lecture  me  parait  mal  choisie  pour  vous.       . 

—  Oh!  c'est  si  amusant  cette  histoire...  ci  tout  ce  monde  de 
Paris!... 

—  Est-ce  que  vous  le  comprenez,  ce  roman? 

—  Dame  !  il  me  semble  que  oui,  répliqua-t-elle  avec  un  clair  re- 
gard d'innocente,  dont  l'audace  même  démentait  ses  paroles. 

Je  ne  voulus  point  insister,  de  peur  de  lui  signaler  le  danger. 
Depuis  que  je  la  voyais,  chaque  jour  j'avais  pu  me  convaincre  que 
cette  hardiesse  qui  m'avait  choqué  tout  d'abord  n'était  que  l'assu- 
rance d'une  imagination  nsûve.  La  réprobation  qui  frappait  les  siens 
dans  le  pays  et  faisait  presque  l'isolement  autour  d'elle,  l'espèce 
d'éducation  qui  la  séparait  de  tous,  suffisaient  du  reste  à  expliquer 
des  ignorances  qui  pour  toute  autre  eussent  été  singulières  chez 
une  fille  des  champs. 

Je  rompis  donc  brusquement  sur  ce  sujet  en  lui  parlant  de  la 
lettre  du  capitaine  Payrac. 


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JEAN   DE   CHAZOL.  33- 

—  Comment  !  vous  voulez  me  faire  partir  ?  s' écria-t-elle  effrayée. 

—  Mais  ne  Tavez-vous  pas  demandé,  et  n'est-ce  point  convenu? 
rèpliquai-je,  surpris  de  ce  langage. 

Elle  ne  répondit  pas,  et  resta  toute  décontenancée.  Un  peu  trou- 
blé moi-même,  je  lui  représentai  qu'il  n'y  avait  là  rien  qui  pût 
éveiller  ses  craintes,  puisqu'elle  serait  accueillie  comme  une  fille 
chez  des  gens  qui  sauraient  prendre  soin  de  son  avenir,  et  la  pro- 
téger contre  Marulas,  qu'enfin  je  serais  toujours  prêt  à  lui  venir 
en  aide;  mais  elle  écoutait  toutes  ces  protestations  avec  tristesse  et 
la  tête  baissée.  Presque  irrité  de  son  silence ,  j'en  vins  à  lui  de- 
mander si  elle  préférait  partir  avec  son  père,  et  ce  qu'elle  voulait 
enfin.  Elle  se  fit  encore  prier  comme  une  enfant  qu'on  presse.  — 
Eh  bien!  dit-elle  à  la  fin  avec  une  mine  boudeuse,  j'aurais  voulu 
rester  avec  vous  I 

Je  m'attendais  si  peu  à  ce  mot,  et  je  vis  si  clairement  qu'elle 
n'en  comprenait  pas  la  portée,  que  je  devinai  tout. 

—  Viergie,  lui  dis-je  sévèrement  en  la  forçant  à  me  regarder  en 
face,  vous  avez  parlé  à  votre  père  du  projet  que  j'ai  formé  de  vous 
envoyer  chez  le  capitaine  Payrac. 

Elle  essaya,  toute  rougissante,  de  dissimuler  sa  confusion;  mais, 
voyant  que  j'étais  décidé  à  obtenir  une  réponse:  —  Il  m'a  forcée  à 
tout  lui  dire,  balbutia-t-elle. 

—  Et  c'est  lui  qui  vous  a  conseillée  de  dire  que  vous  vouliez 
rester  chez  moi? 

—  C'est  lui;  mais  c'est  la  vérité  que  je  le  voudrais,  plutôt  que 
de  m'en  aller  toute  seule  chez  des  gens  que  je  ne  connais  pas. 

Il  était  inutile  de  discuter  une  pareille  question.  Tandis  que  Vier- 
gie me  regardait  avec  ses  grands  yeux  humides  et  supplians,  je  ne 
sais  quelles  folles  pensées  me  traversaient  l'esprit;  mais  l'idée  que 
tout  cela  n'était  qu'un  piège  grossier  tendu  par  Marulas  à  mes 
mauvais  instincts  me  fit  soudain*  apprécier  ce  qu'il  y  avait  de  ridi- 
cule et  d'odieux  dans  cette  aventure... 

—  Dites  à  votre  père  de  venir  me  voir  aujourd'hui,  ajoutai-je,  tout 
à  coup  refroidi  et  d'un  ton  si  sec  qu'elle  fit  un  geste  d'étonnement. 

—  Vous  ai-je  fâché?  dit-elle  timidement. 

—  Non,  repris- je  avec  plus  de  douceur;  venez  demain,  je  serai 
ici  à  la  même  heure.  —  Et  sur  ce  mot  je  la  quittai. 

Sans  être  un  homme  à  principes  plus  austères  que  ceux  de  mon 
temps,  —  tu  en  sais  quelque  chose,  —  et  après  avoir  un  peu  aimé  à 
la  turque  en  achetant  deux  Circassiennes  en  pays  mahométan,  il  est 
cependant  certains  scrupules  de  conscience  que  je  garde  en  pays 
chrétien.  Si  j'ai  pu  être  complice  parfois  de  quelques  égaremens 
et  si  j'ai  profité  comme  un  autre  des  corruptions  de  notre  monde,. 

TOME  LXXVI.  —  1868.  3 


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3&  REVUE   DES   DEUX   «TONDES. 

j'ai  toujours  reculé  du  moins  devant  cette  action  grave  de  briser  la 
vie  d'une  honnête  femme  ou  d'une  fille  pure  en  la  jetant  au  gouffre 
du  vice  pour  un  caprice  de  mon  cœur  ou  de  mes  sens.  On  me  trou- 
vera peut?-étre  sur  ce  point  d'un  puritanisme  absurde,  mais  je  suis 
ainsi  fait,  et  je  n'en  rougis  pas.  Pourtant,  je  le  confesse,  en  atten- 
dant Marulas,  j'eus  besoin  de  quelque  force  d'âme  pour  repousser 
le  tentateur.  En  dépit  de  mes  résolutions,  en  dépit  de  ma  droiture, 
on  eût  dit  qu'une  fiiscination  secrète  enchaînait  ma  volonté.  L'image 
irritante  de  cette  fille  s'offrant,  pour  ainsi  dire,  à  moi  bouleversait 
ma  raison  comme  les  fumées  du  hachich.  Je  ne  sais  quelle  âpre 
soif  de  voluptés  brûlait  mon  sang.  J'en  vins  à  me  demander  si  je 
n'étais  point  un  niais  ridicule,  alors  que  mon  inutile  vertu  aurait 
probablement  pour  résultat  unique  de  faciliter  à  Marulas  l'exécution 
de  ses  dignes  projets!  Je  songeai,...  je  songeai  à  la  fin  que  j'étais 
tenté  de  faire  une  sottise;  et  tout  cela  me  mit  d'une  humeur  mas- 
sacrante. 

Ce  fut  donc  avec  une  disposition  d'esprit  assez  orageuse  que  je 
vis  arriver  le  sieur  Marulas,  à  qui  je  ménageais  un  accueil  propre 
à  me  payer  de  mes  mauvaises  pensées.  Il  s'aperçut  au  premier  mot 
qu'il  ne  s'agissait  plus  cette  fois  d'une  aimable  causerie  propice  à 
ses  fleurs  de  rhétorique,  et  il  m' écouta  avec  une  attitude  de  chien 
couchant  qui  sent  des  coups  de  cravache  dans  l'air.  Je  lui  déclarai 
tout  net  ma  volonté  d'envoyer  sans  conditions  la  Viergie  chez  le  ca- 
pitaine Payrac,  me  réservant  d'aviser  avec  lui  plus  tard,  selon  qu'il 
aghiait.  J'ajoutai  que,  au  cas  où  ma  proposition  n'aurait  point  l'a- 
vantage de  lui  agréer,  il  n'avait  qu'à  tourner  les  talons  pour  s'en 
aller  ailleurs  entreprendre  son  honnête  fortune  à  sa  guise.  Il  était 
dit  que  j'en  serais  pour  mes  frais  d'énergie,  et  je  me  trouvai  tout  à 
coup  dans  là  position  d'un  homme  qui  s'est  arc-bouté  sur  un  roc 
pour  plier  un  roseau  :  mon  coquin  buvait  mes  paroles  comme  si  je 
lui  eusse  versé  la  manne  céleste. 

—  Vous  êtes  un  grand  cœur,  monsieur  le  comte  !  s*écria-t-il  dans 
un  élan  d'admiration  superbe,  et,  sans  remarquer  que  ce  transport 
excluait  l'attendrissement,  il  porta  son  mouchoir  à  ses  yeux  pour 
y  ajouter  l'hommage  de  quelques  larmes. 

—  Assez,  lui  dis-je,  les  émotions  fortes  sont  dangereuses! 

Il  ne  se  le  fit  point  répéter,  et,  sans  la  moindre  transition,  il  s'il- 
lumina d'un  sourire. 

—  Quant  à  Viergie,  repris-je,  elle  partira  demain  avec  une  per- 
sonne de  confiance.  Vous  êtes  seulement  averti  que,  si  vous  pa- 
ndssez  jamais  chez  le  capitaine  Payrac  sans  sa  permission  ou  sans 
la  mienne,  vous  pourrez  dès  cet  instant  considérer  nos  conventions 
comme  rompues. 


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JEAN  D£  CHAZOL.  35 

— \ou3  êtes  une  providence,  monsieur  le  comte»  répondit-il 
d'un  ton  pénétré,  comme  si  cette  condition  eût  été  une  nouvelle 
marque  d'estime  que  je  lui  donnais;  nous  ne  l'oublierons  jamais! 
Cependant,  monsieur  le  comte  veut^-il  bien  me  permettre  une  humble 
et  petite  observation  sur  une  question  de  détail 7... 

—  Certainement,  monsieur  Mandas. 

Je  m'attendais  à  une  demande  d'argent.  Je  ne  sais  quel  air  nar- 
quois passa  dans  ses  yeux,  comme  s'il  eût  deviné  mon  soupçon.  — 
Depuis  près  d^une  semaine,  reprit-il,  ma  femme  est  fort  souffrante... 
bronchite,  fièvre  intense...  Une  séparation  en  un  tel  moment  m'a- 
larme.  Si  monsieur  le  comte  voulait  permettre  que  l'enfant  retardât 
son  départ  de  quelques  jours? 

—  Qu'à  cela  ne  tienne  !  J'enverrai  le  médecin  pour  scMgner  votre 
ieffime. 

Marulas  ne  se  troubla  pas,  et,  après  m' avoir  comblé  de  bénédic- 
tions, il  partit. 

VlII. 

Tu  t'étonnes  déjà  sans  doute,  ami  perspicace,  de  voir  Jean  de 
Chazol  s'attarder  si  longtemps  dans  le  récit  d'une  idylle.  Mon  idylle 
est  un  drame  étrange,  ne  t'y  trompe  pas,  et  tu  vas  bien  le  voir. 

Le  lendemain,  j'appris  par  le  médecin,  envoyé  le  jour  même, 
que  la  Mariasse  était  en  effet  très  malade.  Je  trouvai  néanmoins  la 
TiBT^  au  rendez-vous,  et  je  lui  annonçai  la  détermination  arrêtée 
avec  son  père.  Elle  me  parut  résignée,  et  ne  fit  point  la  moindre 
objection.  Je  m'étonnai  même  de  surprendre  sur  sa  figure  un  rayon- 
nement que  je  n'y  avais  jamais  vu.  —  Vous  viendrez  me  voir  quel- 
quefois, me  dit-elle,  avec  un  geste  de  câlinerie  indicible,  et  vous 
me  permettrez  de  vous  écrire?.... 

Enchanté  de  cette  soumission  :  —  Vous  savez  bien  que  je  veux 
être  votre  ami,  répondis-je. 

Je  lui  donnai  alors  gravement  des  conseils  paternels  qu'elle  n'é- 
coutait pas  sans  quelques  soupirs.  Je  lui  en  demandai  la  cause. 

—  Voulez-vous  me  faire  une  promesse?  dit-elle  d'un  tçn  sup- 
pliant. 

—  Laquelle? 

—  Eh  bien  !  laissez-moi  vous  voir  tous  les  jours  pendant  le  temps 
que  je  resterai  encore  ici. 

—  Quel  enfantillage  !  D'ailleurs  votre  mère  n'est-elle  pas  malade? 

—  Elle  peut  se  passer  de  moi  pendant  la  matinée,  reprit-elle 
vivifient;  je  la  veille  la  nuit,  et  mon  père  alors  me  remplace. 

—  Mais  il  faut  que  vous  dormiez! 


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36  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Je  puis  dormir  plus  tard,  cela  me  fait  tant  de  bien  de  causer 
avec  vous...  Vous  savez  bien  que  lui...  il  me  fait  peuri 

—  Est-ce  qu'il  vous  maltraite  encore? 

—  Oh!  non,  au  contraire,  il  est  devenu  bon  pour  moi;  mais  c'est 
égal,  il  m'effraie  toujours,  tandis  que  vous,.,  vous  seriez  si  bon,  et 
cela  vous  gêne  si  peu  que  je  vous  attende  quand  vous  sortez  1 

Tout  cela  était  dit  avec  un  si  charmant  abandon  d'innocence  mêlé 
à  de  tels  regards  supplians  que  je  me  sentais  fléchir  malgré  moi. 
—  Eh  bien!  oui,  je  viendrai  quelquefois,  répondis-je  en  riant. 

Je  revins  donc  les  jours  suivans,  confîant  dans  ma  résolution,  la- 
quelle me  semblait  d'autant  mieux  affermie  que  je  voyais  la  Viergie 
plus  soumise.  Il  est  d'ailleurs  des  actes  de  vertu  où  l'égoïsme  nous 
conseille  souvent  mieux  que  la  raison.  Faire  de  cette  fille  ma  mat- 
treàse,  c'était  embarrasser  ma  vie  d'un  de  ces  liens  qu'un  honnête 
homme  ne  peut  pas  toujours  briser  à  son  gré.  Recommencer  l'his- 
toire de  M.  de  Sénozan  avec  une  autre  Mariasse  m'eût  semblé  la 
plus  stupide  des  folies. 

Cependant  je  ne  tardai  point  à  trouver  mon  rôle  un  peu  moins 
facile  que  je  ne  l'avais  cru.  Au  bout  de  quelques  jours,  j'aperçus 
dans  les  allures  de  la  Viergie  un  changement  bizarre  qui  ressem- 
blait si  bien  à  un  manège  de  coquetterie  déclarée  que  je  ne  sus  plus 
que  penser.  On  eût  dit  que  dans  cette  âme,  où  régnait  encore  la 
candeur,  de  mystérieux  désirs  venaient  de  nattre  subitement  parmi 
les  flammes.  Du  fond  de  ces  ignorances  voilées  s'échappaient  des 
lueurs  étranges,  comme  si  des  révélations  soudaines  avaient  perverti 
depuis  peu  cette  nature  jusqu'alors  indécise  en  éveillant  ses  sens 
endormis.  C'étaient  des  questions  presque  libres  qu'elle  m'adressait 
tout  à  coup  sur  l'amour  à  propos  de  romans  qu'elle  lisait,  puis  des 
regards  dont  la  langueur  pénétrante  me  fascinait,  et  au  milieu  de 
tout  cela  des  audaces  provoquantes  dont  la  témérité  contrastait  si 
singulièrement  avec  son  innocence,  qu'elle  semblait  gauchement 
répéter  un  rôle  mal  su.  Bien  que  je  n'eusse  pas  de  peine  à  deviner 
dans  cette  métamorphose  les  affreuses  suggestions  du  Marulas,  c'é- 
tait certes  là  un  jeu  plein  de  périls,  et  l'enivrante  beauté  de  cette 
fille  me  troublait  à  ce  point  que  je  sentais  par  instans  chanceler  ma 
raison.  En  vain  je  m'efforçais»  effrayé  de  moi-môme,  de  résister  au 
délire  qui  s'emparait  de  mes  sens.  Je  prenais  la  résolution  de  ne 
plus  la  revoir,  le  lendemain  je  revenais  I 

Un  jour  j'arrivai  aux  roches  assez  étonné  de  ne  point  avoir  comme 
de  coutume  rencontré  Viergie  en  chemin.  Elle  n'y  était  pas.  Je  l'at- 
tendis. A  coup  sûr,  rien  n'était  plus  simple  que  de  songer  qu'elle 
avait  été  retenue  par  sa  mère;  cependant  je  ressentis  un  désappoin- 
tement douloureux.  J'essayai  de  me  dire  qu'après  tout  elle  n'avait 


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JEAN   DE   CHAZOL.  37 

aucune  raison  pour  arriver  la  première;  une  inquiétude  étrange  me 
saisit,  et  les  plus  ridicules  craintes  me  Tinrent  à  l'esprit.  Je  m'ima- 
ginai que  Harulas  l'avait  emmenée,  je  pensai  à  ce  garçon  du  pays 
qui  avait  voulu  l'épouser.  J'en  arrivai  enfin,  en  découvrant  l'émo- 
tion où  cela  me  jetait,  à  conclure  que  Jean  de  Ghazol  était  un  sot. 
J'en  étais  là  de  mes  réflexions,  et  après  avoir  une  dernière  fois  ex- 
ploré du  regard  la  route  de  Séverol,  ne  voyant  rien  venir,  j'allais 
regagner  le  sentier,  lorsqu'au  moment  où  je  passais  près  d'une 
roche  moussue  un  bouquet  de  bruyère  tomba  à  mes  pieds,  et  un 
éclat  de  rire  s'envola  du  haut  d'une  roche  où  parut  la  Viergie. 

—  Ah  !  comme  vous  m'avez  cherchée,  s'écria-t-elle  avec  une  joie 
d'enfant. 

— 11  y  a  donc  longtemps  que  vous  êtes  là?  dis-je,  oubliant  mes 
soupçons. 

—  Depuis  plus  d'une  heure,  répondit-elle  en  descendant  près  de 
moi.  J'ai  voulu  vous  punir  de  venir  si  tard,  ajouta-t-elle  d'un  ton 
mutin  en  relevant  ses  cheveux  qui  s'étaient  défaits.  Oh!  que  je  me 
suis  amusée  en  vous  voyant  regarder  de  tous  côtés  I 

—  Rusée  !  dis-je  à  demi  souriant,  à  demi  fâché. 

—  Ah!  ne  me  grondez  pas!  Pendant  ce  temps,  je  vous  ai  fait  un 
bouquet.  N'est-il  pas  joli? 

Le  moyen  en  effet  de  se  fâcher?  Elle  reprit  son  babillage,  et  je 
m'étonnais  de  cet  esprit  ouvert  où  se  mêlaient  des  superstitions 
naïves.  Tout  en  parlant-,  elle  s'attifait  avec  des  bruyères. 

—  Vous  voici  comme  le  jour  de  notre  première  rencontre,  lui 
dis-je. 

—  Avouez,  répondit- elle,  que  vous  m'avez  trouvée  affreuse  ce 
jour-là  avec  mes  vilains  habits?... 

—  Je  ne  m'en  souviens  plus. 

—  Et  maintenant  comment  me  trouvez -vous  enfin?...  ajouta- 
t-elle  avec  une  attitude  si  souverainement  coquette  que  j'en  fus 
comme  ébloui. 

—  Je  ne  sais  pas  faire  de  complimens!  dis-je  d'un  ton  un  peu  sec. 

—  Ceci  serait  donc  un  compliment?  reprit-elle  en  plongeant  son 
regard  dans  le  mien,  à  moins  que  je  ne  sois  vraiment  laide! 

• —  Qu'en  pensez-vous  vous-même  ?  dis-je,  décidé  à  esquiver  sa 
question. 

—  Je  m'imagine  que  je  ressemble  à  Goralie,  dans  Un  grand 
Homme  de  province  à  Paris* 

Je  ressentis  comme  un  choc  cruel  à  ce  mot. 
•  —  Je  vous  ai  déjà  dit  que  ces  livres  ne  conviennent  pas  à  une  fille 
de  votre  âge,  et  je  n'aime  pas  à  vous  en  entendre  parler. 
Elle  me  regarda  étonnée. 


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38  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

—  Vous  êtes  un  ?  méchant  I  &*écria-t^elle  ayec  une  mine  d'enfant 
boudeur,  et  Lucien  de  Rubempré  était  bien  meilleur  pour  elle  que 
vous  ne  Têtes  pour  moi. 

—  C'est  qu'il  n'y  a  aucune  ressemblance  entre  leur  situation  et 
la  nôtre,  répliquai -je  avec  un  peu  de  hauteur. 

—  Pourquoi  ne  m'aimez-vou3  pas  enfin?  dit-elle  tout  à  coup  avec 
un  accents!  plein  d'effronterie  maladroite  que  je  vis  clairement  que 
la  pauvre  enfant  répétait  une  leçon. 

—  Étes-vous  folle!  m'écriai-je. 

Au  ton  sévère  et  presque  brutal  dont  je  prononçai  ces  paroles, 
elle  demeura  interdite;  la  rougeur  lui  monta  au  front,  et,  trem- 
blante, éperdue  :  —  Pardon!  pardon!  dit-elle,  éclatant  en  sanglots; 
puis,  d'un  geste  plus  prompt  que  la  pensée,  elle  sai^t  ma  main,  et 
j'y  sentis  l'empreinte  de  ses  lèvres  brûlantes. 

Je  compris  dès  cette  heure  qu'il  était  temps  de  rompre  violem- 
ment le  charme  en  supprimant  ces  rencontres  où,  quelle  que  fût 
mon  attitude,  je  jouais  à  mes  propres  yeux  le  rôle  d'un  sot.  La  ma- 
ladie de  la  Mariasse  retardait  forcément  le  départ  de  Viergie.  Je 
lui  dis  que  des  affaires  importantes  réclamaient  mes  soins,  que 
je  la  reverrais  pour  recevoir  ses  adieux,  et,  quoi  qu'il  m'en  coûtât, 
j'évitai  le  lendemain  de  passer  par  les  roches  en  allant  à  la  Mor- 
nière. 

J'avais  été,  pendant  quelques  jours,  agité  par  des  pensées  trop 
irritantes  et  trop  peu  d'accord  avec  ma  nature  et  le  monde  où  je  vis 
pour  ne  point  me  sentir  renaître  à  ce  parfum  de  grâce  pudique  et 
d'élégance  native  que  ma  cousine  répandait  autour  d'elle.  La  bizarre 
ressemblance  de  Geneviève  et  de  la  Viergie  rendait  si  vif^Ie  con- 
traste de  ces  deux  natures  que,  rentré  en  possession  de  moi-même, 
je  me  demandais  comment  j'avais  pu  songer  un  instant  à  me  four- 
voyer dans  une  passion  équivoque  que  mon  esprit  n'osait  même 
point  s'avouer. 

Cependant  je  ne  pouvais  toujours  diriger  nos  promenades  à  mon 
gré,  et  j'eusse  d'ailleurs  trouvé  puéril  de  me  gêner  longtemps  dans 
mes  courses.  Quelques  jours  plus  tard,  nous  passions  au  carrefour 
Saint-Honorat,  j'aperçus  la  Viergie  assise  sur  les  marches  de  la  croix. 
Je  compris  qu'elle  persistait  à  venir  m'attendre  en  vain.  J'en  res- 
sentis un  mouvement  d'humeur,  et  je  m'apprêtais  à  passer  sans  lui 
accorder  un  regard;  mais  je  vis  dans  son  attitude  une  résignation 
si  humble  et  si  attristée  que  ma  colère  se  fondit  dans  un  sentiment 
de  compassion. 

—  Comment  va  votre  mère,  Viergie?  lui  criaî-je. 

Sans  bouger,  comme  honteuse,  elle  me  regarda,  presque  inter- 
dite de  m'entendre  lui  parler  en  compagnie  de  ma  cousine. 


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JEAN  DE  caàaou  39 

—  Le  médecin  dit  (pi' elle  est  plus  mal,  baUmtia-t-eUe  d'une  voix 
trembkmte. 

Nous  «viens  anrèté  nos  cbevauz. 

—  Tenex,  mon  enfant,  dit  vivement  Geneviève,  prenez  cela  pour 
elle.  En  disant  ces  mots,  elle  laissa  tomber  une  petite  pièce  d'or 
sur  les  marches  de  la  croîv^ 

La  Viargie  demeura  iaimobUe,  et,  sans  regarder  le  don  qu'on  lui 
jetait,  elle  leva  les  yeux  vers  Geneviève  a¥ec  une  expression  indéfi- 
nissable* 

^  L' étrange  fiUe!  dit  ma  cousine,  soucieuse,  quand  nous  eûmes 
dépassé  le  carrefour. 

Je  tûurnid  la  tête;  je  vis  la  Viergie,  toujours  assise  et  les  mains 
crcHSées  sur  ses  genoux,  qui  nous  sui\^it  du  regard.  Nous  allâmes 
un  instant  ^encieuxv  -^  À  quoi  pensez-^vous  donc,  cousine?  dis-je 
enfin. 

—  CetJte  ûUe  m'»  tout  émue,  répondit  Geneviève  d'une  voix  al- 
téiée* 

—  Ne  vous  inquiétez  point,  je  viendrai  à  son  aide. 

J'essayai  de  changer  l'entretien  :  —  Avez-vous  remarqué  comme 
elle  m'a  negardée?  reprit-^e  au  bout  d'un  instant.  Elle  m'a  presque 
bit  peur,  et  pourtant  il  m'a  semblé  qu'elle  avait  mon  visage. 

—  C'est  vrai,  répondis-je  le  plus  indifféremment  que  je  pus,  elle 
vous  ressemble  un  peu« 

—  C'est  incompréhensible  une  telle  ressemblance,  ne  trouvez- 
vous  pas? 

Nous  rentrâmes  au  château,  et  je  réussis  à  détourner  assez  la  pré- 
occupation  de  Geneviève  pour  qu'elle  ne  parlât  point  â  sa  mère  de 
cette  rencontre.  Je  restai  à  dîner  à  la  Momière  et  ne  revins  qu'à 
la  nuit  tombante.  J'allais,  ne  songeant  à  rien  qu'à  me  préserver  des 
branches,  dont  l'allure  de  mon  cheval  rendait  les  attentes  bru- 
tales, quand  arrivé  à  la  croix  Saint- Honorât,  ma  bête  effrayée  fit 
on  écart  qui  £aûUit  me  désarçonner.  J'aperçus  la  Viergie  à  la  place 
où  je  l'avais  laissée  quelques  heures  auparavant.  —  Quoi  !  c'est 
vous?  lui  dis-je.  Que  faites-vous  là  ^  tard? 

~  Rien,  dit-elle  d'un  ton  résigné;  j'attends  que  vous  passiez,... 
comme  on  me  le  commande. 

— Vier^gîe,  répondis-je  touché  de  cette,  résignation,  je  vous  ^ 
dit,  voQS' le  saviez  bien,  que  je  ne  reviendrais  plus. 

—  Oui,  vous  me  l'avez  dit;  mais  c'est  égalv  je  suis  mieux  ici  qu'à 
la  maison.* 

—  Est-ce  que  votre  père  vous  tourmente  encore? 

EBe  garda  le  silence.  Je  crus  que  la  crainte  l'empêchait  de  ré- 
pondre. J'insistai. 


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àO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Alors  c'est  donc  vrai  que  vous  aimez  votre  cousine?  dit-elle 
tout  à  coup,  comme  si  elle  eût  suivi  une  pensée  qui  l'absorbait. 

Ramené  malgré  moi  à  je  ne  sais  quelle  exaspération  que  je  ne 
savais  plus  vaincre  :  —  Décidément  vous  êtes  folle  !  m'écriai-je,  et 
je  m'éloignai  au  galop. 

Il  fallait  prendre  des  mesures  définitives  et  en  finir  avec  les  ten- 
tations qui  m'assaillaient.  Je  résolus  de  m' éloigner  jusqu'au  départ 
de  Viergie.  J'avais  promis  à  notre  ami  d'Amblay  d'aller  chasser 
pendant  une  semaine  chez  lui.  J'écrivis  donc  à  Langlade  le  lende- 
main pour  le  charger  de  terminer  en  mon  absence  cette  ridicule 
affaire.  Je  reçus  sa  réponse  le  jour  suivant  et  me  préparai  sur-le- 
champ  à  quitter  Ghazol.  Le  soir  venu,  il  était  près  de  minuit,  j'avais 
donné  mes  ordres,  fait  partir  mes  chevaux,  et,  plus  agité  que  je 
n'eusse  voulu  l'être,  j'essayais,  de  lire,  couché  sur  un  divan..  Le 
temps  était  lourd,  je  me  sentais  insensiblement  gagné  par  le  som- 
meil, quand,  en  portant  mes  regards  vers  la  porte  ouverte  sur  le 
parc ,  je  me  crus  soudain  pris  d'une  hallucination  :  l'image  de  la 
Viergie  se  détachait  toute  pâle  sur  un  fond  de  verdure  sombre.  La 
lumière  indécise  que  tamisait  Tabat-jour  de  ma  lampe  me  fit  croire 
d'abord  à  quelque  bizarre  effet  d'optique,  mais  l'image  s'avançait; 
j'entendis  craquer  le  sable,  elle  monta  les  marches  du  perron,  la 
Viergie  était  devant  moi. 

Je  me  levai  avec  un  mouvement  si  brusque  et  si  effaré  qu'elle 
jeta  un  cri  d'effroi,  et,  me  voyant  venir  sur  elle,  elle  tomba  affaissée 
sur  un  fauteuil,  en  élevant  ses  bras  vers  sa  tête,  avec  le  geste  in- 
stinctif d'un  enfant  qui  craint  d'être  battu. 

—  Qu'est-ce?...  que  voulez-vous?...  lui  dis-je  avec  euporte- 
ment.  Pourquoi  venez- vous  à  cette  heure?... 

Elle  fit  un  ^effort  pour  répondre,  et  n'y  put  parvenir.  Elle  demeu- 
rait devant  moi,  immobile  et  pâle;  je  voyais  trembler  ses  mains.  Je 
compris  tout.  J'eus  pitié  de  cette  pauvre  fille,  et,  rougissant  de  ma 
brutalité  :  —  Voyons,  calmez- vous  1  repris-je  avec  plus  de  douceur, 
vo.us  n'avez  rien  à  craindre  ici.  Dites,  qu'est-il  arrivé?  Racontez-moi 
tout.  *  V 

—  Il  m'a  forcée  de  venir,  répondit -elle  d'une  voix  altérée  et  à 
peine  intelligible.  Il  m'a  amenée  jusqu'à  la  grille...  et...  me  voilai 

C'était  affreux,  si  affreux  qu'en  la  voyant  glacée,  presque  atter- 
rée, il  me  vint  à  la  pensée  de  plier  le  genou  devant  cette  infortune, 
d'abaisser  en  moi  cette  caste  si  fière  des  heureux  de  ce  monde,  à 
qui  l'aveugle  sort  a  toul  donné,  nom,  orgueil,  richesse,  et  qui  mar- 
chent dans  la  vie,  glorieux  de  leurs  faciles  vertus,  de  leur  honneur 
que  rien  ne  tente.  Â  la  vue  de  ce  martyre,  de  ce  dénûment,  de  cet 
abandon,  je  me  sentis  humble  et  petit. 


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J£AN   DE   CHAZOL.  Al 

—  Viergie,  dis-je  en  lui  tendant  la  main,  dès  cette  heure  vous 
avez  un  frère  qui  vous  protégera... 

Elle  tourna  les  yeux  vers  moi  avec  une  expression  anxieuse.  — 
C'est  bien  vrai?  dit-elle,...  vous...  me...  gardez?... 

A  ce  regard,  en  dépit  de  mes  résolutions  héroïques,  je  sentis  un 
frisson  circuler  dans  tout  mon  être.  Le  souffle  de  cette  merveilleuse 
créature  m'enivrait;  mais  tout  à  coup  je  songeai  à  ce  qu'il  y  avait 
de  lâcheté  à  me  faire  complice  de  Marulas  en  abusant  de  cette  mi- 
sère... Une  dernière  lueur  de  pitié  éclaira  ma  raison,  je  compris  que 
i'allsds  succomber,  si  je  ne  me  défendais  contre  moi-même...  Je 
m'élançai  vers  la  cheminée,  et  je  sonnai  mon  valet  de  chambre, 
qui  n'était  pas  encore  couché.  Toby  arriva  à  moitié  endormi,  et  fit 
presque  un  bond  en  voyant  la  Viergie.  Je  lui  donnai  ordre  en  an- 
glais d'envoyer  réveiller  la  femme  de  l'intendant  et  de  la  prier  de 
venir  à  l'instant. 

Viergie  écoutait  sans  comprendre*,  et  me  regardait  silencieuse. 
Pourtant  je  voyais  son  effroi  disparaître  peu  à  peu. 

—  Qu'allez-vous  donc  faire?  me  dit-elle  dès  que  le  valet  fut 
sorti. 

—  Vous  ne  pouvez  passer  la  nuit  ici,  répondis-je;  je  vais  vous 
faire  conduire  au  village  chez  la  sœur  du  curé,  qui  prendra  soin 
de  vous. 

—  Ah!  dit-elle  avec  un  indicible  mouvement  de  surprise,  vous 
me  renvoyez?... 

—  Il  ne  faut  pas  qu'on  ose  mal  parler  de  vous,  et,  si  vous  restiez 
au  château  jusqu'à  demain,  tout  le  pays  le  saurait. 

Toby  rentra,  et  dit  que  M"*  Giraud  allait  venir.  Je  le  retins,  au- 
tant pour  éviter  un  tête-à-tête  avec  Viergie  que  pour  ne  point 
donner  lieu  aux  propos  de  mes  gens.  La  pauvre  fille  avait  faim  :  je 
loi  fis  donner  à  souper;  mais  elle  était  encore  si  émue  qu'elle  put 
à  peine  loucher  à  ce  qu'on  lui  servit.  Muette  et  accablée,  par  in- 
stant elle  tournait  vers  moi  son  regard  profond  comme  pour  devi- 
ner ma  pensée  dans  mes  yeux  ;  puis  elle  baissait  la  tête  et  restait 
immobile,  absorbée  dans  quelque  méditation  dont  je  voyais  le 
sombre  reflet  sur  son  front. 

Toby  allait  et  venait.  Une  minute,  nous  nous  trouvâmes  seuls. 
Elle  me  considéra  un  moment  avec  une  fixité  étrange.  —  A  quoi 
pensez-vous?  lui  dis-je. 

—  Je  pense  que  vous  avez  bien  mal  fait  de  ne  pas  me  laisser  au 
fond  de  la  rivière,  répondit-elle  avec  amertume. 

—  Ne  parlez  pas  ainsil  m'écriai-je. 

Elle  retomba  dans  son  mutieme;  puis,  au  bout  d'un  instant,  après 
avoir  un  peu  hésité  :  — Ainsi...  vous  me  renvoyez!  répéta-t-cUe 


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hi  REYUB   BiES  DEOX  MONDES. 

d'une  voix  tremblante.  C'est  donc  yrad  que  vous  aDez  vous  marier 
avec  votre  cousine  ? 

—  Je  ne  vous  renvoie  pas,  au  contraire,  répKquai*-je  vivement, 
ne  voulant  pas  entendre  la  seconde  partie  de  sa  question,  je  vous 
renvoie  si  peu  que  je  \sàs  prendre  soin  de  yima  jusqu'à  votre  départ 
pour  la  maison  du  capitaine  Payrac. 

Elle  ne  répondit  pas.  Toby  rentra,  et  nous  gardâmes  le  silence. 
Troublé  par  cette  situation  bizarre,  je  sentais  ma  pitié  combattue 
par  les  incroyables  questions  que  m'adressait  cette  fille.  Depuis 
quelques  jours,  je  ne  savais  plus  que  croire  de  ce  caractère  si  sin- 
gulièrement compliqué,  et  je  me  demandais  si  je  n'avais  pas  de- 
vant moi  une  de  ces  passions  sauvages  dont  j^ avais  parfois  rêvé  les 
flammes.  De  folles  pensées  me  montaient  au  cerveau,  m'entraî- 
naient, m' éblouissaient.  11  n'était  point  jusqu'à  ce  mélange  de  ter- 
reur et  d'abandon  audacieux  qui  n'excitât  dans  mes  sens  une  sorte 
de  délire...  Elle  était  seule,  chez  moi,  la  nuh...  C'était  là  certes  la 
plus  désirable  maltresse  que  je  pusse  jamais  r^icontrer,  et  je  son- 
geais malgré  moi  que  je  n'avais  qu'à  vouloir... 

J'ignore  vraiment  ce  qui  serait  arrivé,  si  la  femme  de  l'intendaût 
ne  fût  venue  rompre  ce  périlleux  tête-à4ête.  A  sa  vue,  Viergie  fit  un 
mouvement  brusque  et  se  leva.  En  quelques  paroles,  je  racontai  à 
M™*  Giraud  que,  maltraitée  par  son  père,  Viergîe  avait  recouru  à 
moi  dans  sa  détresse.  On  avait  fait  grand  bruit  dans  le  pays  de 
l'aventure  de  la  Durance.  Nul  ne  s'était  étonné  que  j'eusse  aidé  la 
pauvre  fille  de  quelques  secours  après  1  avoir  sauvée.  Il  pouvait 
sembler  tout  naturel  qu'elle  vînt  chercher  une  protection  auprès 
de  moi.  M*''''  Giraud  ne  fit  aucune  réflexion,  devinadit  sans  doute  ce 
qu'il  y  avait  de  vrai  dans  cette  infortune.  Elle  m'assura  que  M"*  Ber- 
taut,  la  sœur  du  curé,  était  trop  son  amie  pour  qu'elle  eût  le  moindre 
scrupule  de  l'éveiller  à  cette  heure,  alors  surtout  qu'il  s'agissait 
d'une  bonne  action.  Elle  ^t  quelques  mots  de  consolation  pour  la 
pauvre  fille,  et  lui  promit  qu'elle  serait  bien  reçue.  Viergie  était 
prêté.  Les  traits  comme  égarés,  elle  semblait  ne  plus  obéir  qu'à  un 
reste  de  volonté  machinale.  Sans  dire  lui  mot,  elle  noua  d'une  main 
fiévreuse  son  mouchoir  à  son  cou,  jeta  vers  moi  un  derniOT  regard 
où  je  crus  lire  un  accablement  farouche;  puis,  marchait  vers  la  porte 
où  l'attendait  déjà  M"'  Giraud,  elle  me  fit  un  geste  d'adieu  et  sortit. 

J'avais  ordonné  à  Toby  de  les  accompagner  au  village.  En  les 
voyant  disparaître  au  détour  de  l'allée,  je  sentis  un  battement  de 
cœur.  —  Imbécile!  m'écriai-je  avec  rage. 

Dire  le  tumulte  de  mes  pensées  dans  cette  soirée  maudite,  je  ne 
le  pourrai  jamais.  J'essayais  de  réduire  cette  aventure  aux  propor- 
tions d'une  intrigue  vulgaire,  où  je  restais  encore  après  tout  libre 


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JEAIî  DE   CHAZOL.  ^3 

de  soÎTre  ma  fantaisie;  je  me  raillais  de  mes  scrupules  et  de  mes 
hésitatioBSé  On  eût  dit  que  quelque  voix  secrète  m'attirait.  Je  sen* 
tais  autour  de  moi  Tabime,  et  j'éprouvais  je  ne  sais  quel  vertige, 
comme  si  cet  instinct  mystérieux  qui  nous  signale  un  invisible 
danger  m'eût  averti  que  j'étais  arrivé  à  l'heure  solennelle  où  de- 
vait se  décider  ma  vie...  Tout  cela  à  propos  de  la  Yiergie,  c'était 
fou  !  Je  partis  tout  à  coup  d'un  éclat  de  rire  en  songeant  à  la  su- 
perbe défense  que  vepait  de  faire  ma  vertu.  C'était  à  ne  plus  oser 
me  regarder  dans  un  miroir.  —  Bast  I  me  dis-je,  résolu  à  suivre  nK)n 
caprice,  j'aurai  là  une  jolie  maîtresse  !... 

Le  lèndem^n,  après  une  nuit  d'insomnie  passée  à  combiner  le 
plus  adonne  dénoûment  à  cette  aventure,  j'étais  à  peine  levé 
quand  Oiraud,  mon  intendant,  accourut  me  dire  qu'un  paysan  de 
Séverol  venait  d'arriver  au  village  et  s'était  rendu  tout  de  suite 
cbex  la  sodor  du  curé.  Il  annonçait  que  la  Mariasse,  au  plus  mal, 
rédamait  sa  fille.  Il  était  aisé  de  comprendre,  en  voyant  Marulas  si 
bien  in&>nné  de  la  retraite  de  Yiergie,  qu'il  avait  fait  le  guet  pen- 
dant la  nuit  afin  d'être  certain  qu'elle  resterait  au  château;  il  l'avait 
vue  sortir  sans  doute,  et  l'avait  suivie.  Je  savais  déj^  par  le  médecin 
envoyé  par  nm  pour  soigner  la  Mariasse  que  sa  maladie  était  grave; 
la  nowrdle  pouvait  donc  être  vraie...  Pourtant  une  douloureuse  m- 
qwëtuàe  me  saisit.  — Viergie  a-tr-elle  vu  cet  homme  qui  vient  la 
diercber?  demandai-je  à  Giraud. 

— Non,  on  ne  l'a  pcHDt  laissé  entrer;  mais  il  l'attend,  et  on  m'a 
fait  prier  de  vous  avertir,  pour  savoir  s'il  faut  dire  à  cette  pauvre 
iille  le  nouveau  nxalheur  qui  l'attend.  C'est  peut-^tre  un  piège  de 
Mandas. 

U  était  cependant  impossible  de  séquestrer  Viergie  à  l'heure  ou 
sa  mère  était  mourante.  La  sœur  du  curé  offrait  de  l'accompa- 
gaar  à  Séverol  ;  je  priai  Giraud  de  se  joindre  à  elle.  Je  le  savais 
homme  à  tenir  en  respect  le  Marulas,  s'il  essayait  quelque  violence, 
et  je  le  chargeai  de  dire  à  ce  coquin  que,  si  le  soir  il  s'opposait  à 
laisser  la  Viergie  revenir  à  Tasile  qui  lui  était  assuré,  j'irais  sur-le- 
champ  trouver  le  procureur  impérial  pour  la  mettre  sous  sa  garde. 
Si  arbitraire  que  fût  cette  injonction  après  l'événement  de  la  nuit, 
je  ne  doutais  point  qu'elle  ne  Ht  son  effet  sur  un  pareil  personnage. 
Je  pensais  bien  d' ailleurs  qu'il  ne  perdrait  point  de  vue  l'intérêt 
qu'il  avait  à  me  ménager;  j'étais  donc  à  peu  près  certain  qu'il 
n'oserait  enfreindre  mes  ordres. 

Deux  heures  ne  s'étaient  point  écoulées  lorsque  je  vis  revenir  Gi- 
rand;  il  m^annonça  que  la  Mariasse  était  vraiment  en  danger.  Ma- 
rulas s'était  confondu  en  protestations  de  reconnaissance  pour  mes 
bontés,  et  il  était  prêt,  déclarait-il,  à  m' obéir  en  tout.  Rassuré  par 


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A&  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cette  soumission  et  confirmé  dans  la  pensée  que  je  resterais  maître 
d'agir  à  ma  guise,  je  résolus  d'attendre  les  événemens.  Il  était  im- 
possible en  ce  moment  de  séparer  la  Viergie  de  sa  mère;  il  serait 
temps  d'aviser  plus  tard.  Je  n'en  étais  plus  d'ailleurs  à  mes  anxié- 
tés de  conscience;  j'avais  résolu,  afin  d'éviter  tout  éclat,  de  la 
faire  d'abord  conduire  chez  le  capitaine  Payrac,  lorsqu'elle  quitte- 
rait le  pays,  pour  l'emmener  de  là  en  Italie  sous  un  prétexte  quel- 
conque. 

Une  fois  déterminé,  je  m'abandonnai  complètement  à  mes  rêves, 
sans  contrainte,  sans  retour,  et  tout  heureux  de  sentir  enfin  naître 
en  moi  un  trouble  inconnu  qui  ressemblait  à  l'amour.  N'est-il  point 
insensé,  celui  qui  veut  raisonner  ses  passions  et  les  soumettre  au 
joug  des  fausses  conventions  humaines?  Eh  quoil  j'avais  hésité  à 
devenir  l'amant  de  Viergie,  j'avais  résisté  à  ce  charme  qui  eût  fait 
de  moi  son  esclave,  si  je  l'eusse  rencontrée  dan^  le  monde  où  je  vis! 
Par  je  ne  sais  quel  stupide  orgueil,  j'avais  lutté  comme  si  elle  eût 
été  indigne  de  moil...  Dévoré  d'impatience,  j'attendais  l'heure  de 
la  revoir,  mais  il  m'était  impossible  de  ne  point  respecter  sa  dou- 
leur et  le  triste  devoir  qu'elle  accomplissait  près  de  sa  mère. 

Cependant  je  devais  une  visite  au  curé  et  à  sa  sœur  pour  les  re- 
mercier de  la  pï-otection  que,  sur  ma  demande,  ils  avaient  accordée 
à  la  fille  de  la  Mariasse.  Je  ne  pouvais  leur  payer  l'hospitalité  qu'ils 
lui  donnaient.  Deux  jours  après,  je  pris  une  dizaine  de  louis  que  je 
voulais  remettre  au  curé  pour  ses  pauvres,  et  je  me  rendis  au  vil- 
lage à  l'heure  où  je  savais  rencontrer  Viergie  avant  qu'elle  fût  par- 
tie pour  Séverol.  Je  la  trouvai  morne  et  accablée.  On  eût  dit  que, 
courbée  sous  sa  peine,  elle  s'abandonnait  aux  coups  de  la  destinée. 
Pourtant  en  m* apercevant  elle  eut  un  tressaillement  involontaire 
et  rougit.  Je  dus  faire  un  effort  pour  dissimuler  mon  émotion,  et 
balbutiant  quelques  parolçs  d'encouragement  :  —  Comptez  sur  moi  ! 
lui  dis-je. 

—  Merci,  répondit-elle  en  secouant  la  tête  avec  une  mélancolie 
sombre,  et  sans  prendre  la  main  que  je  lui  tendais,  merci,  je  me 
souviendrai  1... 

Le  ton  dont  elle  prononça  ces  mots  était  empreint  d'une  telle 
amertume  que  mon  cœur  se  serra,  comme  glacé  par  un  pressenti- 
ment de  malheur.  Je  l'interrogeai,  je  lui  demandai  si  elle  avait  en- 
core h  se  plaindre  de  Marulas. 

—  Non!  non!  me  dit-elle,...  et  puis  qu'importe?... 

II  est  des  chagrips  près  desquels  on  sent  toute  consolation  im- 
portune. Je  la  quittai  attristé;  mais  j'avais  au  fond  du  cœur  des 
pensées  qui  allégèrent  mon  ennui.  Je  savais  maintenant  qu'il  était 
en  mon  pouvoir  d'adoucir  son  triste  sort.  Depuis  un  mois  que  je  la 


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JEAN   DE   CHÂZOL.  £5 

voyais  presque  chaque  jour,  j'avais  peu  à  peu  pénétré  dans  cette 
âme  étrange,  à  laquelle  l'isolement  avait  conservé  toutes  ses  fou- 
gues natives.  Les  demi-clartés  que  des  livres  mal  choisis  à  dessein 
avaient  pu  lui  donner  sur  le  monde  et  sur  la  vie  avaient  éveillé 
dans  cette  imagination  enthousiaste,  éprise  d'un  idéal  encore  in- 
compris, un  mélange  bizarre  de  timidités  et  d'audaces  qui  faisaient 
de  ce  caractère  la  plus  attrayante  énigme.  C'était  à  la  fois  Mignon 
aspirant  à  la  patrie  céleste  et  Kaleb  prêt  à  me  suivre  en  page  comme 
quelque  nouveau  Lara  en  m'abandonnant  sa  destinée.  Je  me  repré- 
sentais ses  allégresses  lorsque,  comme  dans  un  conte  de  fée,  pas- 
sant tout  à  coup  de  sa  pauvreté  à  une  existence  somptueuse,  elle 
se  verrait  heureuse,  enviée,  elle  qui  avait  toujours  été  honnie,  mé- 
prisée. Je  passai  une  partie  du  jour  à  courir  les  bois.  J'allai  voir  la 
place  où  je  l'avais  rencontrée  pour  la  première  fois,  et  j'en  rap- 
portai un  bouquet  de  bruyère.  Comme  je  rentrais  au  château,  j'ap- 
pris que  la  Mariasse  était  à  l'agonie,  et  que  Yiergie  devait  passer  la* 
nuit  près  d'elle. 

IX. 

Le  jour  suivant  se  leva  couvert  et  triste.  Dès  le  matin,  je  vis 
arriver  le  médecin,  qui  me  dit  que  la  Mariasse  ne  vivrait  point  jus- 
qu'au soir.  Tourmenté  par  la  pensée  de  ce  drame  funèbre  où  la 
Yiergie  allait  tant  souffrir,  je  ne  pus  supporter  ma  solitude,  et  je 
partis  pour  la  Momière.  Un  pressentiment  m'oppressait,  comme  si 
j'eusse  deviné  qu'elle  aurait  besoin  de  mon  secours.  Là  du  moins 
j'étais  plus  près  d'elle.  Sur  l'autre  rive,  à  travers  le  parc,  je  voyais 
cette  masure  où  elle  avait  subi  tant  de  misères.  Au  moindre  cri, 
au  moindre  signe,  je  pouvais  accourir. 

J'eus  peine  à  cacher  à  Geneviève  le  trouble  qui  m'agitait.  Malgré 
moi,  je  pensais  près  d'elle  à  l'étrange  hasard  qui  avait  fait  à  ces 
deux  sœprs  une  part  si  inégale  dans  la  vie,  et  je  me  demandais  si 
la  Providence  ne  m'avait  pas  précisément  choisi  pour  réparer  l'im- 
placable injustice  du  sort.  Je  dînai  au  château.  Vers  le  soir,  comme 
nous  étions  assis  près  de  la  pelouse,  le  silence  fut  tout  à  coup  trou- 
blé par  le  glas  que  commença  de  sonner  la  cloche  du  village. 

—  Qu'est-ce  donc?  dit  Geneviève. 

•  —  Oh  I  pas  grand' chose,  mademoiselle,  dit  un  vieux  domestique; 
c*est  la  Mariasse  qui  est  à  la  mort. 
A  ce  nom,  la  marquise  tressaillit. 

—  La  Mariasse,  dites-vous,  Dominique  7.  •. 

—  Oui,  madame,  reprit-il  d'un  ton  qui  révélait  de  vieilles  ran- 
canes.  Elle  va  rendre  sa  vilsûne  âme,...  si  elle  en  a  une. 


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Aô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Taisez-vous,  répondit  sévèrement  la  marquise.  Il  ne  faut  pas 
maudire  les  mourans. 

Gomme  elle  disait  ces  mots,  nous  vîmes  de  loin,  sur  l'autre  rive^ 
le  curé  de  Ghazol,  suivi  d'un  enfant,  qui  se  dirigeait  vers  la  chau- 
mière. 

—  Rentr<ms,  dit  ma  tante,  il  fait  froid  à  cette  place. 

La  nuit  était  venue,  et  depuis  une  heure  nous  étions  au  salon. 
Je  voyais  la  marquise  absorbée,  et  j'essayais  en  vain  de  secouer  ma 
préoccupation  en  jouant  avec  Geneviève  et  l'enfant,  quand  Domi- 
nique entra,  l'air  un  peu  effaré,  annonçant  que  M.  le  curé  de  Cba- 
zol  demandait  à  parler  à  l'instant  à  M"*'  de  Sénozan. 

Étonnée  d'une  telle  vbite  àçette  heure,  la  marquise  se  leva  pour 
aller  elle-même  au-devant  du  prêtre.  En  le  voyant  entrer,  je  com- 
pris qu'un  événement  grave  l'amenait.  Après  quelques  mots  échan- 
gés, il  dit  à  M"*  de  Sénozan  qu'il  venait  faire  auprès  d'elle  une 
démarche  que  lui  prescrivait  son  ministère  et  faire  appel  à  la  reli^ 
gion  de  la  chrétienne  en  là  solicitant  de  se  rendre  au  dernier  vœu 
d'une  mourante. 

La  marquise  tressaillit.  —  Venez-vous  me  parler  de  cette  femme 
qu'on  appelait  autrefois  Bruyère?  s'écria-t-elle  efffayée. 

—  Je  viens  voua  parler  d'une  mourante  qui  veut  vous  voir  avant 
de  comparaître  devant  Dieu,  répéta  le  prêtre. 

—  Jamais!  dit  M^  de  Sénozan  d'une  voix  frémissante.  Ditesrlui 
que  je  lui  pardonne,  o' est  tout  ce  que  je  puis  pour  elle! 

Le  curé  mit  vivement  sa  main  sur  la  main  de  la  marquise,  et 
lui  désignant  Geneviève  et  l'enfant'  du  regard:  — Je  n'ai  pas  tout 
dit!  reprit-il. 

Geneviève,  en  entendant  ces  mots,  interrogea  des  yeux  sa  mère; 
puis,  appelant  son  frère,  elle  se  dirigea  vers  la  porte.  J'allais  les 
suivre,  le  curé  m'arrêta  du  geste.  —  Reste?,  je  vous  prie,  mon- 
sieur le  comte,  dit^il. 

Dès  que  nous  fûmes  seuls  :  —  Croyez,  madame  la  miirquise, 
reprit-il,  qu'il  m'est  pénible  de  réveiller  pour  vous  de  doulou- 
reux souvenirs;  j'accomplis  la  mission  du  prêtre.  Me  permettrez- 
vous  de  vous  parler  comme  un  ami  qui  a  fermé  les  yeux  de  tous 
ceux  qui  vous  ont  été  chers,  qui  a  été  le  oonfident  de  toutes  vos 
peines? 

—  Oui,  Dieu  m'a  bien  éprouvée!  dit  M"*  de  Sénozan. 

—  11  vous  jésenrait  cette  dernière  épreuve,  car  il  faut  que  vous 
la  subissiez  comme  chrétienne  et  comme  mère. 

—  Que  voulez- vous  dire? 

—  La  malheureuse  femme  que  je  viens  de  visiter  a,  dit-elle,  un 
secret  du  passé  qu'elle  refuse  de  dire  en  confession  et  qu'elle  ne 


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JEAN  0£   CHAZOL.  ^7 

veut  révéler  qu'à  vous.  Elle  ajoute  qu'il  s'agit  du  bonheur  et  de  la 
vie  de  votre  ûUe. 

—  Ha  fille  !  s'écria  la  marquise. 

Si  obscures  que  fuâëeot  de  telles  paroles  venant  de  la  Mariasse, 
il  y  avait  eu  dans  l'existence  de  cette  femme  de  si  étranges  mys- 
tères qu'il  étaût  impossible  de  n'être  pas  ébranlé  par  cet  appel  su- 
prême. M°>*  de  Sénozan,  effrayée  de  l'idée  d'assister  à  son  lit  de 
mort  cette  misérable  bohémienne  par  qui  elle  avait  tant  souffert, 
bésitait  en  vain  ;  la  mère  devait  vaincre  ses  révoltes.  Il  s'agissait 
de  sa  fille!  Après  de  vives  irrésolutions  que  je  n'osais  combattre, 
elle  suivit  le  prêtre,  me  conjurant  de  ne  point  partir  avant  son  re- 
tour. 11  était  tard,  Geneviève  s'était  retirée.  Je  demeurai  seul,  sous 
le  poids  des  plus  inquiètes  pensées.  Je  songeais  à  Viergie. 

Anxieux,  agité,  je  gagnai  le  parc,  et  j'attendis,  regardant  au  loin, 
de  l'autre  côté  de  la  rivière,  cette  masure  délabrée  oà  brillait  dans 
la  nuit  une  lumière  vacillante.  Une  heure  s'écoula,  elle  me  parut 
«n  siècle.  Enfin  du  haut  du  perron  je  distinguai  des  ombres  mou- 
vantes à  travers  l'allée.  Elles  parurent  presque  aussitôt  dans  la  zone 
de  lumière  que  projetaient  les  fenêtres  ouvertes  du  salon.  J'aper- 
çus H"^  de  Sénozan  pâle,  brisée,  marchant  appuyée  sur  le  bras  du 
curé,  qui  semblait  avoir  peine  à  la  soutenir.  Derrière,  à  quelques 
pas,  \iergie  les  suivait.  Éperdu,  je  me  précipitai  en  voyant  chan- 
celer la  marquise  à  bout  de  forces,  et  nous  la  portâmes  au  salon 
presque  évanouie.  En  un  instant,  tous  les  gens  furent  sur  pied.  On 
eût  dit  que,  frappée  par  une  image  effrayante,  M'"*  de  Sénozan  es- 
sayait en  vain  de  lutter  contre  le  délire,  et  des  mots  incohérens 
s'échappaient  de  ses  lèvres.  Enfin  une  explosion  de  sanglots  dé- 
tourna la  crise  nerveuse  que  nous  redoutions.  J'interrogeai  le  curé 
du  regard,  il  me  fit  un  signe  en  mettant  le  doigt  sur  sa  bouche; 
je  compris  qu'il  fallait  éloigner  les  gens. 

Nous  restâmes  seuls.  La  Viergie,  pâle  et  morne,  se  tenait  immo- 
bile dans  un  coin  du  salon.  La  marquise  l'aperçut  en  reprenant  ses 
sens;  elle  demeura  un  instant  comme  atterrée,  rassemblant  ses 
souvenirs.  Un  combat  effrayant  semblait  se  livrer  dans  son  cœur  et 
dans  sa  pensée.  Tout  à  coup  elle  jeta  un  cri  en  tendant  les  bras  : 
—  Mon  enfant!  mon  enfant!... 

Viergie  tomba  à  ses  genoux,  et,  la  tenant  embrassée,  la  tète  ap- 
puyée sur  son  sein.  M""®  de  Sénozan  couvrit  son  front  de  baisers  et 
de  larmes.  Consterné,  je  regardais  sans  comprendre,  et  je  me  de- 
mandais si  j'assistais  à  un  sublime  élan  d'abnégation  chrétienne 
ou  à  quelques  transport  de  folie  I  L'horrible  pensée  me  saisit  que 
Viergie  était  perdue  pour  moi.  Cependant  le  curé,  craignant  que  la 
marquise  ne  succombât  à  tant  d'émotion,  l'exhorta  au  calme.  II  prit 


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hS  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Viergie  par  la  raaîn,  et,  l'arrachant  aux  étreintes  de  M"«  de  Séno- 
zan,  il  demanda  pour  elle  aussi  le  repos  après  les  eiïroyables  an- 
goisses qu  elle  venait  de  subir.  Je  devinai  alors  que  la  Mariasse  était 
morte.  Ma  tante  se  rendit  aux  prières  du  prêtre;  elle  fit  appeler  ses 
femmes  pour  emmener  la  Viergie,  et  la  fit  conduire  à  Tappartement 
contigu  à  celui  de  Geneviève.  Quelques  instans  plus  tard,  après 
avoir  encore  exhorté  M™**  de  Sénozan  à  supporter  avec  résignation 
la^cruelle  épreuve  que  Dieu  lui  imposait,  le  curé  sortit.  Il  était  plus 
de  minuit,  je  ne  pouvais  songer  à  retourner  à  Chazol  au  milieu  de 
tant  d'événemens. 

—  Restez,  je  vous  en  prie,  me  dit  ma  tante  d'une  voix  accablée, 
car  il  faut  que  je  vous  dise  tout  pendant  que  j'en  ai  le  courage...  Je- 
ne  pourrais  peut-être  pas  supporter  demain  de  telles  secousses.  — 
Alors  d'une  voix  entrecoupée  par  les  laimes  et  encore  sous  l'im- 
pression de  la  terreur  elle  me  fit  cet  étrange  récit,  que  je  complète 
avec  les  détails  que  j'appris  le  lendemain. 

En  arrivant  à  la  maison  funèbre,  M*"®  de  Sénozan  avait  été  aus- 
sitôt conduite  auprès  de  l'agonisante.  Un  silence  effrayant  régnait 
dans  cette  chambre  sordide  et  nue;  sur  un  grabat  gisait  la  Mariasse 
amaigrie,  décharnée,  l'œil  fiévreux,  sombre  et  déjà  effaré  par  la 
vision  de  la  mort.  A  la  vue  de  M""*  de  Sénozan,  elle  fit  presque 
un  mouvement  de  terreur  et  se  leva  à  demi  comme  pour  fuir  un 
spectre. 

—  Ma  chère  femme,  c'est  M™*  la  marquise,  lui  dit  Marulas  vive- 
ment. 

—  Oui,  je  la  reconnais!  s'écria  la  Mariasse  avec  épouvante. •• 
C'est  l'heure  qui  est  venue!...  —  Et  elle  retomba  épuisée  sur  sa 
couche.  Viergie  lui  fît  prendre  une  cuillerée  d'un  cordial  qui  était 
posé  près  du  lit  sur  une  chaise. 

Lorsqu'elle  fut  ranimée  :  —  Je  vous  ai  pardonné,  dit  la  marquise, 
glacée  par  le  spectacle  de  cette  misère.  Que  voulez-vous  de  moi? 
La  Mariasse  hésitait. 

—  Parle,  dit  Marulas  en  fixant  les  yeux  sur  elle  et  la  magnéti- 
sant du  regard...  Il  le  faut!... 

—  Oui,  il  le  faut!  répéta  la  Mariasse  avec  un  sauvage  accent 
d'énergie. 

Elle  fit  un  effort,  et  appela  du  geste  Viergie,  qui  la  soutint  dans 
ses  bras  pour  quelle  pût  parler...  Alors,  en  présence  de  tous,  la 
mourante  révéla  cet  étonnant  mystère... 

Viergie  est  la  fille  de  la  marquise  de  Sénozan,  que  la  Mariasse  a 
volée  eu  lui  substituant  sa  propre  fille. 

Après  ce  terrible  aveu,  d'une  voix  déjà  brisée  par  le  hoquet  de 
rajjonie,  elle  raconta  tous  les  détails  de  cet  incroyable  crime.  La 


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JEAN   DE   CHA^L.  il9 

nourrice  choisie  par  M*°^  de  Sénozan  pour  sa  fille  avait  été  autre- 
fois, au  château,  l'amie  de  Bruyère.  Nées  à  quelques  jours  Tune 
de  l'aatre,  les  deux  enfans  avaient  déjà  cette  ressemblance  bizarre, 
si  frappante  encore  aujourd'hui.  Pendant  une  maladie  de  quelques 
semaines  que  fit  la  marquise  à  la  suite  de  ses  couches,  et  durant 
laquelle  le  médecin  lui  défendit  d'avoir  sa  fille  près  d'elle,  la  nour- 
rice se  rencontra  parfois  avec  la  Mariasse.  Poussée  par  la  haine  et 
peut-être  aussi  par  une  de  ces  étranges  folies  maternelles  qui  ne 
roulent  devant  aucune  immolation,  la  Mariasse  conçut  alors  le 
projet  d'assurer  à  sa  fille  la  fortune  et  le  nom  que  dans  sa  pensée 
lui  avait  volés  sa  rivale.  Elle  était  presque  riche  alors;  elle  acheta 
chèrement  la  nourrice,  et  les  enfans  furent  secrètement  échangés... 
La  moribonde  avait  à  peine  achevé  cette  confession  suprême,  que, 
se  raidissant  tout  à  coup  dans  les  bras  de  Viergie,  elle  expira. 


Une  heure  plus  tard,  tout  était  silencieux  à  la  Mornière.  Accoudé 
à  UD  balcon,  et  le  regard  perdu  dans  la  nuit,  sombre  comme  mes 
pensées,  je  songeais,  je  me  croyais  Je  jouet  de  quelque  rêve.  A 
quelques  pas  de  moi,  dans  l'aile  en  saillie  du  château,  je  regardais 
une  fenêtre  où  brillait  une  lumière...  Viergie  était  là,  Viergie,  que 
quelques  jours  plus  tard  j^avais  compté  prendre  pour  maîtresse,  me 
croyant  le  pouvoir  de  disposer  de  sa  vie  !  Elle  était  là,  désormais 
défendue,  protégée  par  un  titre  sacré,  par  un  rang  dans  le  monde, 
par  la  tendresse  d'une  mère. 

Qu'aUait-il  advenir?...  Alors  que  sa  misère  et  son  abandon  me 
la  livraient,  dans  cet  âpre  désir  qui  malgré  moi  subjuguait  ma  rai- 
son, je  n'avais  vu  qu'un  délire  de  mes  sens.  J'avais  presque  dé- 
daigné d'interroger  mon  cœur... 

X. 

Le  lendemain,  à  l'heure  où  les  gens  étaient  à  peine  levés,  Lan- 
glade,  qu'un  exprès  était  allé  avertir  dans  la  nuit,  entra  dans  ma 
chambre.  Presque  au  même  instant,  un  valet  vint  nous  dire  que 
M"*  de  Sénozan  nous  attendait.  Nous  nous  rendîmes  auprès  d'elle. 
Elle  était  couchée,  pâle  et  si  affaiblie  qu'elle  me  pria  de  raconter 
les  faits  étranges  sur  lesquels  il  fallait  nous  consulter. 
fëLanglade  écouta  le  récit  de  cette  incroyable  histoire.  Quand  j'eus 
tout  dit,  il  demeura  atterré.  —  Mais  il  n'y  aura  aucune  preuve  de 
la  vérité  d'une  telle  révélation,  s*écria-t-il  enfin.  La  nourrice  seule 
pourrait  la  confirmer. 

—  Elle  est  morte,  dit  M™"  de  Sénozan. 

TOME  LXXVI.  —  1868.  ^ 


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50  REVUE  DES  DBUX  MONDES. 

—  La  Mariasse  ii*a-t-ellre  nommé  p^rsoime  qui  efti  aussi  €on«- 
Baîssanee  de  cette  substitution?... 

—  Personne,  répondit  ht  marquise. 

Langlade  resta  un  moment  silencieux  et  comme  embarrassé  de 
formiider  sa  pensée. 

—  Parlez  saos  crainte»  mon  cher  Langlade,  dit  ma  tante  d'une 
voix  altérée. 

—  J'hésite,  madame  la  marquise,  car  mon  conseil  ne  peut  être  ici 
que  celui  d'un  juriste.  Nous  sommes  devant  une  question  effrayaiq^e, 
sans  autre  preuve  que  l'allégation  d'une  femme  qui  tcaite  sa  vie  a 
été  méprisée  et  doot  le  témoignage,  vécût-elte  encore,  ne  saurait 
être  admis.  En  fait,  la  substitution  dont  il  s'agit  n'a  rien  d'impos- 
sible dans  les  circonstances  p2ui;îeulières  où  la  Mariasse  a  prétendu 
l'avoir  accomplie.  La  vengeance,  la  haine,  le  délire  d'une  immense 
ambition  déçue,  qui  sait?  peut-être  une  aberration  du  sentiment 
maternel,  tout  cela  peut  expliquer  le  crime^  L'intérêt  que  cette 
femme  avait  à  le  commettre  est  presque  évident;  mais  en  dnoit,  fiis- 
sions-nous  certains  de  l'identité,  l'absence  de  preuves  défend  toute 
recherche  ou  toute  réhabilitation*.  H"**  Geneviève  de  Sénozan  est 
votre  fille  unique  :  il  y  a  possession  d'état,  rien  ne  saurait  la  dé- 
truire. Ce  n'est  donc  que  par  une  adoption  officieuse  que  vous  pou- 
vez admettre  la  jeune  Viergie  auprès  de  vous,  en  supposant  que 
l'homme  à  qui  la  loi  donne  une  autorité  sur  elle  ne  vous  contestât 
point  le  droit  d'accomplir  cette  réparation. 

—  Eh  quoi!  demanda  ma  tante  effrayée,  après  une  telle  révéla* 
tion  pou  irait-il  donc  refuser  de  la  laisser  près  de  naoi? 

Langlade  secoua  la  tête  d'un  air  méditatif. 

—  Nous  avons  affaire  à  un  coquin  de  la  pire  espèce,  madame, 
répondit-il,  et  malheureusement  la  loi  est  pour  lui,  puisqu'elle  ne 
peut  admettre  vos  droits. 

—  Mais  elle  n'est  point  sa  fille,  reprit  la  marquise. 

—  Elle  ne  Test  pas  certainement,  à  moins  pourtant  qu'il  ne  Tait 
légitimée  en  épousant  la  Mariasse...  Cependant  j'en  doute,  ajouta- 
t-il,  car  c'eût  été  une  générosité  malhabile  et  qui  coupait  court  à 
toute  chance  de  spéculation. 

—  Alors,  s'il  ne  l'a  pas  fait,  s'écria  ma  tante,  il  n'aurait  aucun 
droit  sur  Viergie? 

— 11  n'en  serait  pas  moins  le  seul  qui  puisse  représenter  xme  fa- 
mille pour  elle.  Il  l'a  élevée,  nourrie  depuis  son  enfance,  et  il  a  ac- 
quis par  ces  soins  une  autorité  qui  ne  saurait  lui  être  déniée,  qu'il 
peut  réclamer  jusqu'à  sa  majorité,  qu'on  pourrait  même  au  besoin 
lui  faire  un  devoir  d'exercer  en  l'absence  de  tout  autre  parent  connu. 
Il  n'y  a  du  reste,  madame  la  marquise,  rien  en  tout  cela  qui  puisse 


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JEAN  DE  CHAEOI..  51 

VOUS  inquiéter  beaucoup  alors  qu'il  s'agit  d'un  tel  homme;  mais  je 
crois  qu'a?ant  tout  il  est  urgent  de  s'assurer  de  ses  dispositions*  car 
il  faut  à  la  fois  obteolf  son  consentement  et  acheter  son  silence. 

—  Ohl  s'écria  ma  tante,  qu'on  lui  donne  oe  qu'il  voudra. 

n  était  imposible,  en  effet,  de  trouver  une  autre  issue  &  cette 
complication  douloureuse.  Aucune  enquête  ne  pouvait  apporter  la 
lumière  dans  ce  Cénébreux  événement,  où  le  cœur  même  d'une  mère 
était  sans  guide.  Devant  la  pensée  que  Viergie  était  peut-être  sa 
fille,  la  marquise  frissonnait  d'épouvante  à  l'idée  de  se  séparer  d'elle 
désormais.  Malgré  tous  les  doutes,  malgré  la  loi  et  malgré  sa  ten- 
dresse pour  Geneviève,  il  lui  fallait  recueillir  cet  enfant  de  la  Ma- 
riage, ou  vivre  torturée  par  un  étemel  tourment.  Marulas  seul,  on 
pouvait  le  supposer  du  moins,  savait  la  vérité  ;  mais  il  devait  être 
trop  certain  que  cette  afiaire  lui  vaudrait  une  fortune  pour  qu'il 
fol  potnîs  de  croire  à  la  sincérité  de  son  témoignage.  De  quelque 
oMé  »i(m  ^'on  envisageât  cette  situation  poignante,  Viergie  ne 
pouvait  plus  qaiUer  le  château* 

(Cependant  il  était  utile  d'assurer  au  plus  tôt  la  question  d'avenir, 
laogiade  fut  chargé  ^e  voir  le  mari  de  la  Mariasse  pour  régler  aus* 
sitôt  des  conventions  sur  lesquelles  il  comptait  déjà  sans  doute.  11 
fallait  éviter  un  éclat.  Si  singulier  que  dût  paraître  aux  yeux  du 
monde  le  séjour  de  Viergie  à  la  Momiëre,  ce  n'était  là  après  tout 
qv'one  action  généreuse  envers  ime  orpheline  abandonnée.  U  de- 
venait nécessaire  avant  tout  que  Marulas  disparût  du  pays  en  gar- 
dant Je  secret,  oe  serût  une  des  conditions  du  marché.  Geneviève 
devait  tout  ignorer,  son  repos  était  à  ce  prix.  Tout  étant  aipsi  dé- 
cidé après  deux  heures  de  conférence,  Langlade  jugea  prudent  de 
recommander  à  Vierge  le  plus  grand  mystère  sur  la  révélation  à 
laquelle  elle  avait  assisté.  U  était  important  de  marquer  dès  le  pre- 
mier jour  pour  les  gens  la  position  dans  laquelle  elle  allait  vivre 
au  château.  M'^  de  Sénozan  sonna  sa  femme  de  chambre,  et  s'in- 
fonna.  On  lui  répondit  que  Viergie  était  depuis  une  heure  avec 
M*^  de  Sénozan.  Geneviève,  ayant  appris  à  son  réveil  que  l'orphe- 
line était  près  d'elle,  s'était  souvenue  du  jour  où  la  pauvre  fille 
avait  liadlli  périr  en  sauvant  son  frère,  et,  n'écoutant  que  son  cœur, 
elle  s'était  empressée  de  lui  porter  desconsolations^ 

On  instant  après,  la  porte  s'ouvrit  :  Geneviève  entra,  amenant 
Viergie  par  la  main.  Nous  demeurâmes  frappés  d'étonnement  en  les 
vorant  paraître  ensemble,  et  nous  échangeâmes  un  regard  rapide. 
VîoBgie,  vêtue  d'une  des  robes  de  Geneviève,  semblait  transfigurée. 
Aocablée  sous  le  poids  de  sa  tristesse,  presque  indiflerente  à  ce  luxe 
qai  l'entourait  pour  la  première  fois,  elle  se  tenait  simple  et  calme, 
et  Toa  eût  dit  qu'elle  ne  s'apercevait  même  pas  de  l'étrange  chan- 


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52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gement  survenu  dans  sa  destinée.  Vues  ainsi  Tune  près  de  l'autre, 
leurs  visages  révélaient  si  bien  qu'elles  étaient  sœurs  qu'un  indiffé- 
rent n'eût  pu  s'y  méprendre.  Il  nous  fallut#un  effort  pour  cacher 
notre  émotion.  Heureusement  Geneviève  courut  à  sa  mère  pour 
l'embrasser.  La  marquise  la  prit  dans  ses  bras  avec  un  élan  d'effu- 
sion indicible,  comme  si  elle  eût  voulu  protester  contre  les  per- 
plexités de  son  cœur;  puis,  tendant  la  main  à  Viérgie,  qui  restait 
sur  le  seuil  :  -^  Venez,  mon  enfant,  venez  aussi,  lui  dit-elle,  j'aurai 
deux  filles. 

Viergie  s'approcha,  et,  pliant  presque  le  genou  devant  le  lit, 
tendit  son  front  à  M*"*  de  Sénozan. 

—  Que  tu  es  bonne!  dît  Geneviève;  mais  je  ne  serai  pas  jalouse, 
va! 

Ce  mot  avait  une  si  singulière  signification  en  ce  moment  que  je 
sentis  courir  un  frisson  dans  mes  veines.  Viergie,  immobile  et  gla- 
cée, n'osait  dire  une  parole,  et  paraissait  ne  savoir  comment  ré- 
pondre à  ces  effusions  empreintes  pourtant  d'une  si  douce  pitié. 
Il  fallait  éloigner  Geneviève.  La  marquise  l'appela  et  lui  dit  un 
mot  tout  bas;  ma  cousine  sortit.  J'allais  la  suivre.  —  Non,  restez, 
je  vous  prie,  me  dit  la  marquise. 

Quand  nous  fûmes  demeurés  seuls,  nous  gardâmes  pendant  un 
instant  le  silence,  ne  sachant  comment  entamer  ce  triste  entretien. 
Ma  tante  enfin  attira  Viergie  près  d'elle,  prit  sa  main,  et  s'armant 
de  courage  :  —  Il  faut  que  je  vous  prie  de  m'aimer,  mon  enfant, 
lui  dit-elle,  et  de  m'aimer  avec  assez  de  confiance  en  ma  tendresse 
pour  vous  soumettre  à  ce  que  nous  avons  à  vous  apprendre  dans 
votre  intérêt  aussi  bien  que  dans  le  nôtre  à  tous. 

—  Je  vous  obéirai,  madame,  murmura  Viergie  d'une  voix  pres- 
que inintelligible. 

—  Sans  oublier  que  j'ai  une  autre  enfant,  reprit  ma  tante  avec 
une  émotion  qui  nous  gagnait  malgré  nous,  mon  plus  grand  bon- 
heur serait  de  vous  entendre  me  donner  devant  tous  ce  nom  de 
mère,  qui  est  si  doux,  de  vous  appeler  ma  fille...  Et  pourtant  il  faut 
que  je  m'adresse  à  votre  cœur  pour  lui  demander  de  garder  entre 
nous  le  secret  qui  nous  a  été  révélé  hier.  Des  raisons  très  graves, 
que  vient  de  nous  expliquer  notre  ami  M.  Langlade,  s'opposent  à 
ce  que  vous  puissiez  porter  le  nom  de  votre  véritable  famille.  Ces 
obstacles  ne  sauraient  affaiblir  notre  affection.  Vous  partagerez 
désormais  ma  vie  avec  Geneviève;  mais  j'aime  aussi  cette  autre 
enfant  qui  vous  accueille  déjà  comme  sa  sœur,  elle  doit  avoir  comme 
vous  la  moitié  de  mon  âme.  Elle  n'a  point  d'autre  mère,  elle  me 
chérit  depuis  qu'elle  est  au  monde,  et  le  moindre  mot  venant  dé- 
truire l'illusion  qui  l'a  toujours  trompée  comme  moi  lui  causerait 


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JEAN   DE   CHAZOL.  53 

une  affreuse  douleur,  sans  rien  changer  à  une  situation  sur  la- 
quelle il  n'est  plus  en  notre  pouvoir  de  revenir.  Je  fais  donc  appel 
à  votre  raison  et  à  voty  cœur  pour  nous  aider  à  lui  épargner  du 
moins  une  souffrance  mutile. 

—  Je  vous  obéirai,  madame,  répéta  Viergie  sans  lever  les  yeux 
et  toujours  plongée  dans  son  accablement  sombre. 

J'écoutais  palpitant,  songeant  à  mon  rêve  évanoui.  Viergie  était 
d&onnais  perdue  pour  moi...  Qu'allait-il  advenir? 

Le  jour  même,  Langlade  fit  appeler  Marulas  à  Chazol.  Il  fallait 
avant  tout  obtenir  Téloignement  de  cet  homme,  ne  fût-ce  que  pour 
assurer  le  repos  de  l'orpheline  en  effaçant  pour  elle  les  tristes  sou- 
Tenirs  de  son  passé  de  misères.  Langlade  avait  jugé  utile  que  je 
fusse  présent  à  l'entretien.  La  nature  des  rapports  qu'il  y  avait  eu 
déjà  entre  ce  coquin  et  moi,  la  facilité  avec  laquelle  il  s'était  prêté 
au  départ  de  Viergie  pour  la  maison  du  capitaine  Payrac,  me  don- 
naient sur  lui  une  influence  qu'il  ne  pouvait  plus  nier,  au  cas  où  il 
aurait  voulu  invoquer  ses  sentimens  soi-disant  paternels  pour  ne 
point  se  séparer  de  Viergie.  Pourtant  nous  avions  affaire  à  une  trop 
superbe  impudence  pour  croire  la  victoire  assurée.  Il  nous  fut  aisé 
de  comprendre  dès  les  premiers  mots  qu'il  comptait  se  faire  payer 
cher  le  bonheur  de  sa  fille  chérie;  mais  Langlade  n'était  pas  d'hu- 
meur à  conclure  sans  marchander  un  pareil  compromis  :  il  en  sa- 
vait trop  long  sur  le  mari  de  la  Mariasse  pour  ne  point  dégager  la 
question  de  toute  hypocrisie  sentimentale.  Il  fallait  être  généreux, 
il  ne  fallait  pas  être  dupe.  Il  conclut  donc  sans  permettre  la  discus- 
sion par  l'offre  d'une  somme  de  dix  mille  francs  pour  sa  disparition 
du  pays  et  d'une  rente  de  quinze  cents  francs  pour  l'abandon  de  ses 
droits  de  paternité  devant  la  tutelle  officieuse  de  M""^  de  Sénozan. 
La  rente  était  révocable  au  cas  d'infraction  au  traité.  L'ignoble  per- 
sonnage se  fit  tirer  l'oreille  pour  accepter  une  pareille  aubaine,  il 
sentait  trop  le  prix  du  silence  que  l'on  exigeait  de  lui;  il  finit  tou- 
tefois par  céder  et  signa  tout  ce  qu'on  voulut. 

Dès  cette  heure  Viergie  était  sous  la  protection  de  la  marquise  de 
Sénozan. 

Mario  Uchard. 

(La  troisième  partie  au  prochapi  n«.) 


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L'ŒUVRE  païenne 


DE   RAPHAËL 


I.  RafhùèletrAnHpMi,  par  IL  F.-A.  arayer;  «  Tol.  in^.  —  U.  La  PhUoêophie  de  VArt  m 
Ittdie,  {»ar  M.  H.  Taiat.  —  IIL  L'An  ekrélien,  par  M.  Bio;  4  ▼ol.  m-8»,  8«  édition. 


La  renaissance  n'a  été  ni  la  condamnation  pure  et  simple  du 
moyen  âge,  ni  un  complet  retour  à  l'antiquité.  On  doit  y  voir  une 
alliance  féconde  d'où  est  sorti  le  monde  moderne.  Bien  des  mains 
ont  préparé  cette  alliance  :  une  légion  d'érudits,  d'artistes,  de  po- 
litiques, a  travaillé  à  la  rendre  possible.  Cependant,  si  l'on  dierche 
en  quel  génie  elle  a  été  scellée,  on  est  obligé  de  nommer  Raphaël. 
Au  sein  dé  cette  nature  élevée  et  sympathique,  forte  et  harmo- 
nieuse, passionnée  et  pure,  le  mariage  de  l'art  grec  avec  la  muse 
chrétienne  a  produit  une  fleur  de  beauté  vraiment  nouvelle.  A  par- 
tir de  sa  vingtième  année,  les  marques  de  cette  union  et  les  signes 
de  cette  fécondité  sont  visibles  dans  presque  tous  ses  tableaux  de 
sainteté.  Néanmoins  dans  ces  sajets  les  habitudes  religieuses  per- 
sistent, l'accent  chrétien  prédomine;  la  fusion  des  deux  élémens 
n'est  pas  achevée,  et  la  pleine  originalité  de  ce  merveilleux  génie 
n'éclate  pas.  C'est  qu'elle  n'y  est  pas  et  n'y  pouvait  pas  être.  Pour 
l'apercevoir,  il  faut,  au  milieu  de  l'œuvre  immense  du  peintre,  dis- 
tinguer et  étudier  à  part  une  œuvre  vaste  encore,  quoique  moins 
considérable,  et  qui  doit  être  nommée  l'œuvre  païenne  de  Raphaël. 
Dégagée  des  liens  de  la  tradition  et  des  exigences  de  l'orthodoxie. 


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LCETTTRE   PAÏENNE  »E   RAPHAËL.  55 

la  persoimafité  de  l'artiste  s'épanouit  là  eo  toute  liberté.  Ces  ta- 
bleaux, ces  fresques,  quelquefois  exécutées  par  des  mains  d'une 
iiabileté  fort  inférieure  à  celle  du  maître,  ces  dessins  souvent  à  peine 
indiqués,  présentent  donc  un  intérêt  esthétique  de  premier  ordre 
au  double  point  de  vue  de  la  théorie  et  de  l'histoire. 

Cependant  les  questions  qu'ils  soulèvent  n'avaient  pas  jusqu'à 
ces  derniers  temps  vivement  frappé  rattenticm  des  critiques  d'art  : 
non  qu'ils  les  eussent  dédaignées;  mais  ils  ne  les  avaient  touchées 
qu'en  passant,  absorbés  qu'ils  étaient  par  l'étude  des  autres  aspects 
du  génie  raphaélesque  (t).  11  appartenait  au  biographe  le  plus  au- 
torisé du  Sanzio  et  à  l'adversaire  le  plus  violent  de  ses  fresques 
païennes  d'ouvrir,  chacun  de  son  côté,  cet  intéressant  débat.  Pas- 
savant (2)  en  AUemagne,  John  Ruskin  en  Angleterre,  ont  porté 
deux  jugemens  radicalement  contraires  sur  les  créations  inspirées 
à  Raphaël  par  Tantiqurté.  «  A  notre  avis,  dit  Passavant,  c'est  peut- 
être  dans  ses  oeuvres  mythologiques  qu'éclate  le  plus  la  faculté 
créatrice  de  Raphaël.  »  Tout  autre  a  été  l'avis  du  chef  des  préra^ 
phaélites.  Il  n'a  vu  dans  le  rapprochement  de  la  théologie  catho^ 
lique  et  de  la  poésie  grecque  opéré  par  Raphaël  au  Vatican  que  le 
âgnal  d'une  double  décadence  de  l'esprit  et  de  l'art.  Plus  récem- 
ment a  été  prononcée  une  sentence  imprévue.  Une  jeune  école  a 
avancé  que,  dans  ses  tableaux  mvAologiques,  Raphaël  a  cherché 
la  nudité  pour  elle-même,  et  que  sa  pensée,  bien  loin  de  s'y  mon- 
trer dramatique  et  spiritualiste,  y  est  exclusivement  prenne* 

Des  appréciations  si  divergentes  rendent  nécessaires,  au  sujet  de 
l'œuvre  païenne  de  Raphaël,  des  études  spéciales  et  plus  approfon- 
dies. Nous  avons  pensé  à  recommencer  cet  examen  en  trouvant 
tontes  les  pièces  à  consulter  réunies  et  habilement  coordonnées 
dans  un  livre  récent,  Raphaël  et  l'Antiquité^  par  M.  A.  Gruyer. 
L'auteur  n'en  est  pas  à  ses  débuts.  Depuis  plus  de  dix  innées,  il  a 
voué  à  Raphaël  un  véritable  culte.  Il  a  fait  en  Italie  et  surtout  à 
Rome  de  nombreux  et  longs  séjours.  11  a  demandé  à  tous  les  mu- 
sées, à  toutes  les  collections  de  l'Europe  l'exacte  connaissance  du 
ms^e  qu'il  aime  avec  passion.  De  ies  premiers  travaux  étaient 
nées  deux  sérieuses  études,  l'une  sur  les  Chambres j  l'autre  sur  les 
Logesy  où  il  avait  renouvelé  plusieurs  côtés  de  son  sujet.  Ses  deux 
deraiers  volumes  ont  plus  de  valeur  encore  et  un  caractère  plus 
marqué  d'attachante  nouveauté.  11  a  appliqué  au  multiple  objet  de 

(1)  Je  n'ai  nallement  le  dessein  de  refaire  ici  les  études  de  MM.  GusUto  Planche, 
L.  Vitct,  Henri  Delaborde  et  Charles  Clément,  qui  ont  été  publiées  par  la  Bévue.  Ces 
«xcelleos  travaux  n*ont  pas  besoin  d'être  recommencés.  Je  voudrais  seulement  tâcher 
de  les  compléter  en  me  plaçant  à  un  point  de  vue  tout  à  fait  nouveau. 

(2)  Dans  l'édition  française  de  1860. 


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56  R£VUE  DES  D£UX  MONDES. 

ses  analyses  une  méthode  large  et  savante.  Rapprochée  d'une  part 
des  monumens  et  des  écrits  anciens  qui  l'ont  plus  ou  moins  in- 
spirée, comparée  ensuite  avec  les  productions  analogues  des  ar- 
tistes de  la  renaissance,  l'œuvre  païenne  de  Raphaël  s'éclaire  dans 
ce  travail  d'une  lumière  très  vive.  Or  quel  est  le  résultat  auquel 
aboutissent  ces  curieuses  et  habiles  recherches?  Habituellement 
l'auteur  s'arrête  à  cette  conclusion  juste,  mais  incomplète,  que  la 
mythologie  raphaélesque  présente  l'accord  définitif  de  la  pensée 
chrétienne  et  de  la  plastique  grecque.  Parfois,  allant  au-delà  de  ce 
jugement,  il  ose  affirmer  que  les  beaux  corps  donnés  par  Raphaël  à 
ses  nymphes  et  à  ses  divinités  expriment  «  l'âme  moderne  elle- 
même.  »  Ces  mots,  à  les  prendre  dans  leur  sens  le  plus  étendu, 
renfermeraient  une  solution  hardie  et  que  je  tiendrais  pour  vraie. 
Raphaël  est  en  effet  le  Phidias  des  temps  modernes.  Phidias  a  tout 
ensemble  résumé  le  travail  de  ses  prédécesseurs,  découvert  et  fixé 
l'idéal  du  paganisme  et  pressenti  le  spiritualisme  de  Platon.  De 
même  Raphaël,  outre  qu'il  a  concilié  les  élémens  durables  de  l'art 
païen  et  de  l'art  chrétien,  a  deviné  et  revêtu  de  sa  forme  idéale 
le  spiritualisme  laïque  et  libre  dont  Descartes  ne  devait  écrhre  qu'un 
siècle  plus  tard  la  théorie  philosophique.  Tranchons  le  mot,  les 
créations  mythologiques  de  Raphaël  nous  révèlent  un  génie  spiri- 
tualiste  procédant  avec  la  plus  complète  indépendance.  Cette  opi- 
nion sera  contredite,  je  m'y  attends  bien,  et  la  pensée  de  M.  Gruyer 
n'a  peut-être  pas  prétendu  aller  jusque-là.  N'importe,  que  cette 
interprétation  soit  ou  non  la  sienne,  il  me  suffit  que  son  livre  en 
offre  d'un  bout  à  l'autre  la  solide  démonstration.  Je  vais  donc  me 
servir  des  faits  réunis  dans  ce  vaste  ouvrage  pour  établir,  telle 
que  je  la  comprends  et  telle  qu'elle  se  dégage  de  son  œuvre 
païenne,  l'originalité  propre  de  Raphaël,  tout  à  fait  remise  en  ques- 
tion par  les  dissentimens  profonds  des  plus  récens  critiques.  Afin 
d'y  réussir,  je  tâcherai  de  répondre  aux  trois  questions  suivantes. 
—  Dans  quelle  mesure  les  prédécesseurs  de  Raphaël,  depuis  les 
peintres  des  catacombes  jusqu'au  Pérugin,  ont-ils  préparé  et  ac- 
compli l'accord  de  la  beauté  païenne  et  de  l'idéal  chrétien?  —  De 
cette  conciliation  qu'il  a  consommée,  le  grand  artiste  n'a-t-il  pas 
fait  sortir  un  art  nouveau  plus  libre  et  plus  large?  —  Enfin  la  puis- 
sante originalité  que  mettent  en  évidence  ses  œuvres  mythologiques 
n'a-t-elle  pas  sa  vraie  cause  dans  Tintelligence  et  dans  la  volonté, 
dans  l'âme  et  dans  le  caractère  du  peintre,  bien  plus  que  dans  les 
influences  extérieures? 


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LOEUTRE   païenne    DE   RAPHAËL.  57 


I. 


L'art  chrétien ,  dès  le  premier  jour  de  son  existence,  portait  en 
lui-même  un  germe  vivace  et  indestructible  de  paganisme.  Ce 
germe  ne  s'est  épanoui  dans  toute  sa  richesse  qu'au  souffle  de  Ra- 
phaël; néanmoins  l'éclosion  en  avait  été  préparée  par  un  travail 
tantôt  lent  et  souterrain,  tantôt  prompt  et  manifeste,  mais  pendant 
douze  siècles  jamais  interrompu.  L'auteift-  des  Trois  Grâces^  de 
Galatée  et  de  Psyché  n'avait  donc,  pour  réintégrer  la  beauté  phy- 
sique dans  sa  dignité,  ni -à  briser  la  tradition  chrétienne,  ni  à  ra- 
mener l'homme  en  arrière  jusqu'au  culte  exclusif  de  la  nudité.  Sa 
tâche,  clairement  indiquée,  était  d'opérer  le  rapprochement  défi- 
nitif de  deux  forces  esthétiques  admirablement  fécondes,  qui,  de- 
puis notre  ère,  s'appelaient,  âe  cherchaient  et  ne  demandaient  qu'à 
se  confondre.  Pendant  quatre  cents  ans  et  au-delà,  l'humanité  put 
comparer  la  foi  nouvelle,  qui  grandissait  chaque  jour,  avec  la  vieille 
idolàirie,  qui  défendait,  non  sans  courage,  les  restes  de  son  in- 
fluence. Elle  vit  l'idée  chrétienne  faire  aux  antiques  croyances  de 
nombreux  et  larges  emprunts;  elle  y  applaudit,  car  elle  avait  pré- 
sente à  la  mémoire  la  beauté  rayonnante  dont  l'art  avait  revêtu  les 
dieux  d'Homère,  qu'elle  délaissait.  Elle  pensait  avec  raison  que 
cette  beauté  est  immortelle  et  divine.  Du  règne  de  Néron  à  celui 
de  Léon  X,  une  série  ininterrompue  d'artistes  s'est  efforcée  d'abord 
de  la  retenir  et  de  l'imiter  aussi  longtemps  qu'elle  fut  visible  et 
présente,  puis  de  la  ressaisir  au  milieu  des  ténèbres  épaisses  qui 
l'enveloppaient,  et  enfin,  quand  elle  eut  reparu  à  la  lumière,  de 
s'en  inspirer  et  de  l'égaler. 

Tandis  que  la  forme  idéale  semblait  se  dérober  chaque  jour  da- 
vantage aux  artistes  asservis  de  la  Rome  impériale,  elle  brillait 
toujours  fraîche  et  inaltérable  dans  les  monumens  des  grands  siè- 
cles de  la  Grèce.  C'est  là  que  les  peintres  inconnus  des  sanctuaires 
souterrains  allèrent  la  recueillir  pour- en  décorer  les  objets  de  leurs 
adorations  et  de  leurs  hommages.  Les  murs  des  tombeaux  récemment 
découverts  sur  la  voie  Latine,  les  chambres  principales  de  la  cata- 
combe  de  saint  Calixte,  présentent  la  fusion  délicate  du  goût  païen 
et  de  l'inspiration  chrétienne.  L'antique,  symbolisme  a  disparu;  la 
beauté  qui  l'exprimait  est  presque  restée,  éclairant  de  son  auréole 
un  autre  Dieu  entouré  d'un  cortège  bien  différent.  A  Jupiter  et  à  sa 
coar  olympienne  a  succédé  le  bon  Pasteur  au  milieu  de  ses  brebis; 
mais  le  bon  Pasteur  a  quelques-uns  des  traits  de  la  beauté  d' Apol- 
lon, il  en  a  le  port  élégant,  la  taille  svelte,  les  traits  purs,  et  un 
regard  attentif  aperçoit  l'harmonie  qui  déjà  tente  de  s'établir  entre 


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58  R£VII£   DES  DEUX  MONDfiS.^ 

la  pensée  chrétienne  et  la  grâce  des  contours  antiques.  Au-dessous 
sont  les  femmes  en  prière,  les  oranles  aux  bras  élevés  et  supplians. 
Comme  leur  Dieu  rappelle  Apollon,  elles  rappellent  les  Muses,  dont 
elles  ont  le  charme  virginal  et  la  calme  beauté.  Cette  pénétration 
réciproque  de  deux  arts,  —  dont  l'un  se  mourait  et  n'avait  plus 
que  le  corps,  dont  l'autre  n'avait  guère  encore  que  la  vitalité  de 
l'âme,  —  se  produisit  jusqu'au  iV"  siècle.  Ni  les  artistes  ni  les 
croyans  ne  s'avisaient  alors*  de  redouter  la  beauté,  drapée  ou  sans 
voile,  quand  elle  n'était  tjue  le  signe  supérieur  de  l'idée  religieuse. 
Dans  là  catacombe  de  saint  Pierre  et  saint  Marcellin,  Adam  et  Eve 
sont  nus  comme  des  dieux  grecs.  On  voit  des  tombes  où  de  pieuses 
mains  ont  sculpté  le  groupe  de  Psyché  et  d'Éros,  sans  crainte  de 
profhner  la  sainteté  des  pierres  funèbres.  Pourquoi  en  effet  aurait- 
on  rougi  d'emprunter  au  paganisme  le  profond  et  ravissant  sym- 
bole de  l'âme  rachetée  par  l'amour?  Ge  mythe  était  comme  le  lien 
naturel  des  deux  croyances  ;  chacune  y  apportait  ce  qui  faisait  dé- 
faut à  l'autre  :  l'une  la  pure  splendeur  de  la  beauté  physique,  la 
seconde  un  spiritualisme  ardent.  Ce  lien ,  jamais  le  moyen  âge  ne 
voulut  tout  à  fait  le  rompre. 

Pendant  les  siècles  qui  suivirent  immédiatement  le  triomphe 
déCnitif  du  christianisme,  le  penchant  qui  attirait  les  deux  arts 
l'un  vers  l'autre  fut  maintes  fois  combattu;  mais  à  côté  des  en- 
nemis acharnés  des  souvenirs  païens  il  y  eut  constamment  quel*- 
ques  zélés  défenseurs  des  beautés  antiques.  Aux  plus  mauvais 
jours,  au  milieu  du  fracas  des  villes  qui  tombent  et  des  temples 
qui  s'écroulent^  la  voix  lointaine  des  muses  grecques  est  encore 
entendue.  Ainsi,  au  sortir  des  catacombes,  le  culte  nouveau,  loin 
de  supprimer  les  fêtes  antiques,  les  tourne  à  son  usage.  Par 
exemple,  on  avait  retardé  la  fête  de  la  Visitation  afin  que  les 
paysans  d'Enna,  en  Sicile,  pussent  apporter  à  l'autel  du  Christ  les 
épis  mûrs  dont  ils  avaient  couronné  jusque-là  les  statues  de  Cé- 
rës.  Grâce  à  une  transition  habilement  ménagée,  les  ambarvales 
s'étaient  changées  en  cette  pompe  rustique  nommée  la  procession 
des  rogations.  Lies  murs  des  vieilles  basiliques  conquises  et  consa- 
crées par  la  foi  chrétienne  se  couvraient  de  mosaïques  où  brille  çà 
et  là  un  rayon  d'élégance  et  de  noblesse.  Parfois  sévère  jusqu'à  la 
dureté  envers  les  représentadons  qui  trahissaient  la  plus  légère 
palpitation  de  la  chair,  Téglise  avait  des  retours  de  justice  et  des 
heures  de  protection  pour  les  restes  d'un  passé  qu'elle  n'était  pas 
tenue  de  défendre.  C'est  elle  qui  au  viii^  siècle  condamna  les  ico- 
noclastes, ces  briseurs  d'images  dont  la  fureur  dévastatrice  s'était 
déchaînée  pendant  plus  de  cent  ans.  Et  quand  le  sacerdoce  oublia 
ou  rejeta  les  souvenirs  déjà  fort  effacés  de  Tart  païen,  les  moines 


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l'oiedtbe  païenne  de  baphael.  59 

éToqaèrent  à  Tenvi  de  lointaines  et  séduisantes  images  au  fond  de 
leurs  œllttles.  Les  peintures  dont  ils  ornèrent  les  plus  anciens  ma- 
nuscrits en  sont  la  preuve  irrécusable.  Dans  un  de  ces  manuscrits, 
qui  date  du  tui^  siècle  et  où  sont  déroulés  sur  un  morceau  de  vélin 
de  dix  mètres  les  exploits  de  Josué,  les  figures  qui  personnifient  Jé- 
richo et  Gahaon  sont  d'une  beauté  saisissante;  un  autre,  postérieur 
de  cent  ans  à  celui-là,  offre  Tioiitation  imparfaite  sans  doute,  mais 
très  reconnaisaable  d'une  des  danseuses  de  Pompéi.  Plus  tard  en- 
core, au  X*  siècle,  le  manuscrit  grec  des  prophéties  d'Isaïe  reflète 
Tiyement  l'éclat  de  la  beauté  grecque.  L'artiste  a  voulu  rendre  cette 
pensée  qu'Isaîe  appelait  nuit  et  jour  l'inspiration  prophétique,  et  il 
Fa  placé  entre  une  femme,  symbole  de  la  nuit,  et  im  enfant,  env- 
blème  de  l'aurore.  La  femme  éteint  le  flambeau  du  jour  et  s'enve- 
loppe d'un  manteau  parsemé  d'étoiles.  Cette  figure  est  d'un  superbe 
caractère.  L'artiste  a  dû  la  copier  d'après  quelque  très  beau  mo- 
dèle. On  aimait  donc  de  tels  modèles,  on  les  comprenait,  on  es- 
sayait d'en  reproduire  le  style  même  au  milieu  de  ce  x®  siècle  que 
Huratori  appelle  secolo  di  ferrOy  pieno  d'iniquità.  Sans  doute  il 
arriva  plus  d'une  fois  que,  livrés  à  eux-mêmes,  les  Latins  &'ébi- 
gnèrent  du  beau  et  le  confondirent  avec  le  laid.  Ainsi  le  ministre 
d'ailleurs  si  intelligent  de  Charlemagne,  Alcuin,  proscrivait  \irgile 
de  son  école  de  Tours,  comme  dangereux  et  corrupteur.  Charle- 
magne offrit  en  don  au  pape  Léon  III,  qui  avait  placé  la  couronne 
impériale  sur  sa  tête,  une  bible  illustrée  d'un  frontispice  où  la  lai- 
deur règne  sans  partage.  Eve,  ce  type  idéal  de  la  beauté  féminine, 
est  devenue  dans  les  illustrations  du  manuscrit  la  plus  hideuse  des 
créatures.  Dès  la  première  heure  de  sa  vie,  elle  apparaît  vieillie, 
flétrie,  dégradée.  A  cet  exemple,  on  en  pourrait  ajouter  bien  d'au- 
tres. Qu'en  peut -on  conclure?  Une  seule  chose,  c'est  que  l'art 
s'affaiblissait  chez  les  Latins  quand  ils  rompaient  tout  lien  avec  la 
materaelle  antiquité;  mais  cette  séparation  n'était  jamais  de  loiigue 
durée,  et  chaque  communication  avec  l'Orient,  chaque  souffle  venu 
de  la  Grèce,  faisaient  jaillir  une  étincelle  de  ce  foyer  couvert  de 
cendres.  Dès  qu'elle  avait  quelque  souvenance,  même  confuse,  de 
sa  jeunesse,  l'humanité  tressaillait,  rajeunissait,  et  l'amour  de  la 
beauté  plastique  se  ranimait  dans  son  âme. 

Là  est  Texpltcation  de  l'entraînement  universel  qui  emporta  bien- 
tôt les  esprits  vers  les  écrits  et  les  monumens  grecs  à. mesure  qu'ils 
forent  révélés  à  l'Occident.  On  sentait  que  les  œuvres  antiques 
araient  cette  beauté  pénétrante,  cet  attrait  supérieur  et  puissant 
dont  les  productions  de  l'art  chrétien  étaient  presque  toutes  dépour- 
vues. Longtemps  encore  les  poètes  et  les  artistes  devaient  ignorer 
dans  quelles  limites  il  convenait  de  remettre  en  honneur  la  grâce 


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60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  la  beauté  païennes.  L'âme  moderne  hésitait  à  revêtir  ces  dra- 
peries flottantes;  elle  n*osait  paraître  sous  l'éclat  é&louissant  d'une 
lumineuse  nudité.  D* ailleurs  on  ne<:omprenait  pas  toujours  la  noble 
signification  de  ces  formes  exquises.  On  les  copiait,  mais  en  les  al- 
térant, et  sans  en  recueillir  tout  entière  la  féconde  inspiration. 
Ainsi  Dante  prend  au  paganisme  son  enfer,  et  tout  aussitôt  il  le  dé- 
nature; il  fait  de  Garon  un  ange  itbelle,  de  Minos  un  démon  armé 
de  cornes,  grinçant  des  dents  et  affublé  d'une  queue.  Son  Cerbère 
est  un  monstre  apocalyptique,  et  son  purgatoire  est  arrosé  par  les 
eaux  du  Léthé.  Certes  l'amour  de  Dante  pour  Béatrix  est  aussi 
ardent  qu'il  est  pur;  le  poète  est  non  moins  épris  des  attraits  cor- 
porels de  son  amante  que  des  vertus  incomparables  de  son  âme. 
Cependant,  si  j'essaie  d'imaginer  ce  visage  «  dont  le  rayonnant  sou- 
rire eût  rendu  heureux  un  homme  plongé  dans  les  flammes,  »  mon 
esprit  ne  conçoit  aucun  objet  précis,  et  reste  ébloui  par  «  une  splen- 
deur sacrée  »  qui  ne  lui  représente  rien.  C'est  en  vain  qu'un  souffle 
païen  traverse  çà  et  là  cette  poésie  tour  à  tour  ténébreuse  et  res- 
plendissante :  l'élément  plastique  y  est  étouffé  dès  qu'il  tente  de 
naître  par  un  mysticisme  épris,  il  est  vrai,  de  la  beauté,  mais  non 
pas  jusqu'à  désarmer  devant  elle.  Plus  doux,  plus  sensuel  peut-être, 
Pétrarque  en  revient  néanmoins  sans  cesse  aux  effusions  d'un  amour 
où  l'adoration  extatique  et  ascétique  l'emporte  sur  la  passion.  Béa- 
trix était  un  ange  toujours  noyé  dans  de  lumineuses  profondeurs; 
Laure  est  une  sainte  à  laquelle  on  ne  pense  que  les  mains  jointes  et 
à  genoux.  Ni  l'une  ni  l'autre  ne  produit  l'impression  d'une  pleine 
et  idéale  beauté  pareille  à  la  souveraine  beauté  des  déesses;  mais 
s'ensuit-il  que  Dante  et  Pétrarque'  n'aient  ni  entrevu ,  ni  reconnu, 
ni  désiré  la  beauté  païenne?  Loin  de  là,  Dante  prend  Virgile  pour 
guide.  Pétrarque  est  parmi  ses  contemporains  un  admirateur  et  un 
défenseur  des  restes  de  l'art  grec.  «  N'avez- vous  pas  honte,  leur 
disait-il,  de  trafiquer  de  ces  merveilles  échappées  aux  mains  des  bar- 
bares? ne  rougissez- vous  pas  de  vendre  ces  colonnes,  ces  statues  et 
ces  tombeaux  où  dorment  vos  ancêtres?  »  L'ardent  amour  des  belles 
choses  antiques  fut  un  des  liens  qui  unirent  étroitement  Pétrarque 
et  Boccace.  Ainsi,  lorsque  parurent  les  premiers  grands  artistes, 
chrétiens,  la  sève  païenne,  depuis  longtemps  couvée  et  réchauffée, 
montait  et  bouillonnait.  Sans  atteindre  la  beauté  grecque,  ils  y  vi- 
saient, ils  en  approchaient  de  jour  en  jour.  Est-ce  que  Nicolas  de 
Pise  n'est  pas  un  imitateur  parfois  heureux  des  bas-reliefs  antiques? 
Est-ce  que  la  noble  tranquillité  et  la  réserve  imposante  de  certaines 
figures  de  Giotto  n'attestent  pas  hautement  qu'il  avait  connu  et  com- 
pris quelques-unes  des  qualités  de  la  plastique  grecque?  Est-ce  que 
Masaccio,  guidé  par  une  sûre  intelligence  du  style  classique,  n'a  pas 


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L  OEUVRE   païenne   DE   RAPHAËL.  ()1 

mis  la  Gère  beauté  des  marbres  grecs  dans  son  Néron  ordonnant  le 
supplice  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul  ?  La  seule  réserve  qu'il  soit 
juste  de  faire  ici,  c*est  que,  malgré  la  puissance  des  aspirations  qui 
les  entraînaient  vers  la  beauté  physique  pleine,  florissante,  par- 
faite, ces  maîtres  demeurèrent  fort  en-deçà  du  but  de  leurs  efforts. 
Leurs  successeurs  continuèrent  la  route  commencée;  mais  avant  Ra- 
phaël quelqu'un  d'entre  eux  était-il  arrivé  jusqu'au  terme?  Aûn  de 
le  savoir,  jetons  un  rapide  coup  d'œil  sur  quelques-unes  des  figures 
nues  d'Andréa  Mantegna,  celui  des  peintres  du  xt^  siècle  qui  a  reçu 
de  l'art  grec  l'empreinte  la  plus  profonde. 

Son  maître  Francesco  Squarcione,  artiste  médiocre,  mais  homme 
passionné  pour  l'enseignement,  avait  fait,  chose  rare  alors,  le  voyage 
de  Grèce.  11  en  avait  rapporté  une  collection  considérable  de  bas- 
reliefs,  de  statues,  de  copies  et  de  moulages  exécutés  sur  place.  De 
retour  à  Padoue,  sa  patrie,  il  avait  formé  de  toutes  ces  richesses  un 
musée,  et  dans  ce  musée  ouvert  une  école  où  il  commentait  les  mo- 
dèles en  présence  de  nombreux  élèves.  11  avait  admis  à  ses  leçons 
un  jeune  pâtre  d'une  habileté  précoce  à  manier  le  crayon,  dont  il 
devina  promptement  le  génie  et  qu'il  aima  comme  un  fils.  Cet  en- 
fant était  Mantegna,  qui  s'éprit  bientôt  à  tel  point  des  merveilles 
de  l'art  grec  que  Vasari  a  pu  dire  de  lui  :  «  11  ne  cessa  jamais  de 
croire  que  les  chefs-d'œuvre  des  artistes  anciens  étaient  plus  ache- 
vés que  la  nature.  »  Quels  furent  les  fruits  de  cette  admiration  en- 
thousiaste? Il  est  aisé  d'en  juger  au  Louvre  même,  où  sont  réunies 
dans  une  même  salle  trois  remarquables  toiles  de  Mantegna,  /^  Par^ 
nasse  y  la  Sagesse  victorieuse  des  Vices  ^  et  la  Vierge  de  la  Vie 
ioire.  N'examinons  ici  que  l'allégorie  de  la  Sagesse  victorieuse  des 
Vtce^y  où  Mantegna  s'est  servi  des  formes  nues  pour  traduire  une 
pensée  forte  et  bien  définie,  et  où  se  manifeste  un  art  parvenu  à  sa 
pleine  vigueur.  Minerve  chasse  devant  elle  à  coups  de  lance  la  co- 
hue des  vices  humains.  La  colère  dont  elle  est  enflammée  n'altère 
pas  sa  mâle  et  superbe  beauté.  La  Philosophie,  qui  la  précède  avec 
la  Justice,  et  qui  vole  plutôt  qu'elle  ne  marche,  lève  la  main  pour 
souffleter  la  Volupté,  et  ce  geste  est  admirable.  La  Luxure,  aux 
,  pieds  de  bouc,  fuit  à  l'approche  de  Minerve;  mais  avec  quelle  effron- 
terie eUe  regarde  la  déesse,  avec  quelle  passion  elle  presse  contre 
son  sein  nu  sa  nichée  de  Vices  nouveau- nés  I  Poussés  par  une  puis- 
sance irrésistible,  les  Vices  se  précipitent  dans  un  cloaque  dont  les 
eaux  noires  sont  chargées  de  végétations  malsaines.  Ce  tableau  est 
d'une  audace  que  le  succès  pouvait  seul  justifier,  et  qui  se  trouve 
en  effet  légitimée.  Presque  partout  les  laideurs  et  les  difformités 
que  le  peinti'e  y  a  volontairement  entassées  y  sont  compensées  par 
le  plus  heureux  emploi  de  la  beauté  plastique,  drapée  et  nue.  Ce- 


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62  BEVUE  I>£S   I>EUX   M0m)E8. 

pendant  quelque  chose  y  manqae.  Quoi  donc?  Là  pas  plus  qa'ait- 
leurs,  Mantegna  n'a  réussi  à  dominer  ses  modèles  antiques.  11  s'en 
souvient,  il  les  imite,  parfois  même  il  les  répète  quand  il  ne  fau- 
drait que  s'en  inspirer.  Au  lieu  de  saisir  la  belle  forme  par  uae 
heureuse  intuition,  il  semble  l'avoir  poursuivie  avec  effort  et  péni- 
blement maîtrisée.  En  contemplant  ses  travaux,  que  ce  sdient  des 
compositions  religieuses  ou  de  vastes  panathénéesmilitaires,  comme 
les  Triomphes  de  César  y  on  ne  souscrit  qu'à  demi  à  ce  mot  du 
Squarcione  devant  les  fresques  des  Eremitani  à  Padoue  :  u  pure 
imitation  des  marbres  antiques!  »  Non,  Mantegna  n'a  dérobé  aux 
belles  statues  grecques  ni  les  frissons  de  vie  heureuse  qui  parcou- 
rent leurs  veines,  ni  la  bienveillante  sérénité  de  leurs  fronts^  ni 
l'attrait  de  leur  incomparable  sourire. 

Afin  de  marquer  mieux  encore  le  point  où  en  était  le  sentiment  de 
la  beauté  plastique  chez  les  précurseurs  de  Raphaël,  faisons  en  avant 
un  pas  de  plus,  et  citons  le  propre  maître  du  Sanzio.  Le  Pérugtn 
paraît  avoir  ordinairement  échoué  dans  l'expression  de  la  grâce  et 
de  la  perfection  des  formes  grecques  en  restant  trop  en-deçà,  c'est- 
à-dire  en  imposant  aux  sujets  païens  le  style  mystique  de  l'école 
ombrienne.  Les  figures  des  planètes,  celles  des  grands  hommes  de 
l'antiquité  qu'il  a  peintes  au  Cambio,  à  Pérouse,  ne  sont  grecques 
et  romaines  que  de  nom.  Une  fois  cependant  il  s'est  plus  librement 
lancé  dans  les  voies  mythologiques.  En  1504,  la  duchesse  de  Man- 
toue,  Isabelle  d'Esté,  lui  avait  commandé  un  tableau  destiné  à  faire 
pendant  au  Parnasse  de  Mantegna.  Réunies  à  l'origine,  les  deux 
toiles  sont  entrées  ensemble  au  musée  du  Louvre.  Le  Pérugin  a  re- 
présenté le  Combat  de  l'Amour  et  de  la  Cliasteté.  Au  milieu  d'un 
vallon  consacré  à  Vénus,  les  Amours  traînent  par  les  cheveux  ou  par 
des  liens  de  soie  des  nymphes  qu'ils  ont  percées  de  leurs  flèches 
d'or.  La  Chasteté  accourt  :  elle  brise  les  armes  de  ces  cruels  enfans 
et  les  frappe  avec  leurs  flambeaux.  Au  fond,  des  satyres,  complices 
des  Amours,  sont,  eux  aussi,  rudement  châtiés.  Ces  personnages 
prfeentent  les  aspects  Içs  plus  divers  de  la  nudité  absolue,  et,  chose 
étrange,  en  cette  occasion  le  peintre  mystique,  jusque-là  si  réservé, 
s'est  emporté,  et  a  dépassé  un  moment  la  limite.  Sa  retenue  exces- 
sive, sa  raideur  ascétiqro,  sont  remplacées  ici  par  une  mollesse  et 
une  langueur  presque  sensuelles.  La  tête  des  femmes  a  gardé  le 
caractère  virginal,  ou  peu  s'en  faut;  mais  les  corps,  les  hanches 
surtout,  ont  je  ne  sais  quelles  ondulations  voluptueuses.  On  n'au- 
rait pas  expliqué  cet  excès  de  hardiesse  en  disant  que  le  tableau 
n'est  qu'une  esquisse  légère  et  rapide.  La  vérité  est,  croyons-nous, 
que  Pietro  Vanucci  y  parle  un  langage  qu'il  a  appris  à  aimer,  qu'il 
connaît  même  dans  une  certaine  mesure,  nuds  qui  ne  lui  est  pas 


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L0EI7¥RC  PAieUNE   DE   RAPHAËL.  63 

naturel  et  dont  il  ignore  les  délicatesses  et  les  nuances.  II  n*en  sût 
pas  choisir  les  mots  nobles  et  purs,  il  en  fausse  ou  en  force  les 
termes.  Toutefois  il  se  sert  de  ce  langage,  il  veut  s*en  servir,  parce 
qa^il  en  comprend  la  force  et  en  devine  l'éloquence.  Gomme  la  plu- 
part des  précorseufis  éminens  de  Rapfaaêl,  s'il  ne  réalise  pas  tout 
ce  qu'il  rêve,  il  prépare  du  moins  ce  qu'il  n'accomplit  pas. 

De  ces  £ûcs  incontestables,  il  est  aisé  de  tirer  la  conclusion  qu'ils 
renferment.  Quoi  qae  dise  ou  insinue  une  certaine  esthétique,  en 
ibÙO  il  y  avait  quiûorze  siècles  que  la  peinture  s'efforçait  de  ressaie 
air  la  belle  forme  païenne,  non  pour  s'en  repaître  exclusivement, 
mais  pour  en  revêtir  l'idéal  chrétien.  Elle  avait  approché  de  plus 
en  plus  du  but  désiré;  elle  n'y  était  pas  encore.  Ce  but,  Raphaël  le 
toucha,  et,  après  l'avoir  touché,  aussitôt  il  le  dépassa* 

II. 

A  Fanrore  du  xvi'  ^ècle,  à  l'heure  même  où  Mantegna  achevait 
te  Parnasse  et  Pérugin  le  Combat  de  l'Amour  et  de  la  Chasteté^ 
Rapfaaêl,  âgé  de  vingt  ans,  essayait  dans  les  libres  espaces  du  ciel 
païen  les  ailes  déjà  fortes  de  son  génie.  Autour  de  lui,  tout  le  pous- 
sait à  s'y  aventurer.  La  nostalgie  c^u  beau  visible  dont  les  esprits 
souffraient  depuis  plusieurs  ^ècles  était  devenue  une  passion  impé* 
rieuse.  Au  spectacle  excitant  des  marbres  et  des  bronzes  antiques 
chaque  jour  exhumés  était  venue  s'ajouter  la  lecture  assidue  du 
Banqmt  de  Platon.  Ce  livre  extraordinaire  semblait  avoir  été  com-- 
posé  pour  mettre  d'accord  les  brûlantes  extases  de  l'amour  et 
Faustérité  de  la  morale  chrétienne.  Dès  qu'on  l'eut  retrouvé,  ce 
iut  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Italie  à  qui  en  apprendrait  et  à  qui 
em  répéterait  les  passages  émouvans.  Poètes  et  érudits,  politiques 
et  théologiens,  guerriers  vaillans  et  doctes  princ^esses,  tantôt  le 
s«r  dans  lés  riches  palais,  tantôt  le  jour  sous  les  ombrages  des 
jardins,  tenaient  de  longs  discours  dont  le  sujet  était  invariable- 
ment l'éloge  de  la  beauté  physique  unie  à  l'éclat  de  la  vertu;  mais 
cette  divine  harmonie  de  la  chasteté  et  de  la  passion  était  bien  plus 
dans  les  paroles  que  dans  les  mœurs  et  dans  les  théories  que  dans 
le»<Bavre8.  Entre  les  deux  puissances  qu'on  lui  demandait  de  con- 
cilier, l'art,  — on  l'a  vu,  —  ne  parvenait  pas  encore  à  tenir  la  ba- 
lance égale.  Cependant  l'esthétique  sublime  du  Banquet  allait  enfin 
être  comprise  et  pratiquée.  Quelqu'un  avait>-il  expliqué  à  Raphaël 
le  discours  où  Diotime  enseigne  à  Socrate  que,  pour  s'élever  jusqu'à 
la  beauté  de  l'âme,  il  faut  commencer  par  contempler  de  beaux 
corps?  l'avait-il  entendu  commenter  dans  l'une  de  ces  réunions  sa- 
vantes qneprésidment  ses  amis  ou  ses  protecteurs  7  On  ne  sait;  mais 


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6&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entre  la  doctrine  esthétique  du  Banquet  et  la  pensée  qui  a  guidé  le 
peintre  des  Grâces^  de  Galatée  et  de  Psyché^  il  est  impossible  de  ne 
pa3  remarquer  plus  d'une  frappante  ressemblance.  Parmi  les  sujets 
antiques,  Raphaël  s'arrête  naturellement  à  ceux  qui  se  rattachent 
aux  mouvemens  et  aux  passions  de  Tàme.  Avec  une  pénétration 
prodigieuse,  qui  est  comme  une  seconde  vue,  il  en  saisit  le  sens  le 
plus  beau,  et  excelle  surtout  à  en  traduire  les  aspects  sympathi- 
ques. Enfin  il  s'exprime  au  moyen  de  formes  presque  toujours  nues, 
moins  régulières  peut-être  et  moins  abstraites  que  les  formes  grec- 
ques, mais  cependant  puissantes,  exquises,  originales  et  merveil- 
leusement pures. 

Le  tableau  des  Trois  Grâces  en  est  une  première  preuve.  Sur 
cette  page  de  la  vingtième  année  de  Raphaël,  comme  sur  tout  ce 
qui  a  trait  à  sa  jeunesse,  les  détails  biographiques  sont  d'une  ex- 
trême rareté;  mais  l'histoire  de  ce  joyau  de  l'art  est  écrite  par  la 
main  même  du  peintre  dans  le  dessin  qui  en  fut  le  germe  et  qui 
appartient  aujourd'hui  à  l'Académie  des  Reaux-Arts  de  Venise.  En 
1503,  Raphaël  était  venu  à  Sienne  travailler  avec  Pinturicchio  aux 
peintures  de  la  bibliothèque  de  la  cathédrale.  Au  milieu  de  cette 
libreria  était  alors  le  groupe  antique  des  Trois  Grâces^  rendu  à  la 
lumière  depuis  le  xiii"  siècle  et  rayonnant  de  jeunesse  et  de  fraî- 
cheur malgré  ses  mutilations  et  ses  blessures.  Le  dessin  à  la  plume 
de  l'Académie  de  Venise  nous  apprend  que  Raphaël,  un  jour  qu'il 
était  enfermé  dans  la  bibliothèque,  avait  commencé  par  esquisser 
une  figure  drapée  de  sainte.  Son  éducation  chrétienne  et  le  sou- 
venir des  leçons  du  Pérugin  le  dominaient  encore.  Cependant  la 
beauté  grecque  était  là,  exerçant  sur  les  regards  et  sur  l'âme  du 
jeune  homme  une  mystérieuse  attraction.  Combien  de  temps  ré- 
sista-t-il  à  cet  appel?  Combien  dura  le  combat  qu'il  eut  à  soutenir 
contre  le  pouvoir  des  trois  enchanteresses?  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  la  sainte  fut  abandonnée  pour  ses  rivales.  Raphaël  re- 
tourna la  feuille,  et  sa  plume  traça  sur  le  verso,  d'après  le  marbre 
païen,  un  croquis  où  du  premier  coup,  en  dépit  d'une  inexpérience 
évidente,  son  génie  prit  possession  de  la  forme  plastique  et  nue  et 
la  marqua  de  son  empreinte  personnelle.  Un  an  plus  tard,  le  des- 
sin devint  tableau  et  se  changea  en  cette  miniature  peinte  à  l'huile 
sur  un  panneau  de  sept  pouces  qui  est  une  des  grandes  choses  de 
l'art  nioderne.  Qu'on  la  contemple  en  Angleterre  dans  la  collection 
de  lord  Ward,  ou  que,  sans  passer  le  détroit,  on  se  contente  de  l'étu- 
dier dans  la  fine  et  moelleuse  gravure  de  xM.  Forster,  cette  création 
proclame  avec  éloquence  que  la  complète  nudité  peut  devenir  le 
signe  esthétique  éclatant  et  parfait  de  la  beauté  morale.  Les  Trois 
Grâces  du  Sanzio  sont  des  âmes  naïves,  innocentes  et  tendres  dans 


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LQEUFRE    païenne    DE    RAPHAËL.  65 

des  corps  dont  la  chasteté  égale  seule  la  beauté  charmante.  Devant 
elles,  je  défie  tout  cœur  délicat  et  sain,  non  pas  d'être  ému,  mais 
d'être  troublé  un  seul  instant.  Pour  démêler  la  cause  de  cette  im- 
pression aussi  noble  que  délicieuse,  il  faut  chercher  ce  qu'expriment 
ces  formes  virginales  et  pourtant  florissantes  et  pleines  de  vie,  ces 
bras  entrelacés,  ces  cous  flexibles  voilés  de  longs  cheveux  et  ces 
têtes  penchées.  Sous  le  pinceau  de  Raphaël,  le  modèle  grec  a  subi 
une  transformation  ;  mais  laquelle?  Dirons-nous,  avec  M.  Gruyer, 
que  ces  ravissantes  jeunes  filles  sont  plutôt  des  Charités  que  des 
Gràcesj  et  des  sœurs  de  l'archange  saint  Michel  plutôt  que  des  filles 
de  Jupiter  et  d'Eurynome?  Ce  groupe  comporte,  à  notre  avis,  une  in- 
terprétation plus  large.  A  son  point  culminant,  l'idée  païenne  touche 
ridée  chrétienne  et  se  confond  avec  elle  au  sein  d'une  conception 
plus  générale  qui  les  embrasse  l'une  et  l'autre  après  leur  avoir  im- 
posé le  sacrifice  de  ce  que  chacune  d'elles  renferme  d'excessif.  C'est 
à  ce  point  de  jonction  que  Raphaël  s'est  placé  avec  la  tranquille 
audace  et  l'infaillible  certitude  de  son  génie.  Les  Grâces  étaient 
chez  les  Grecs  le  symbole  de  cette  harmonie  sociale  qu'établissent 
la  bienveillance  et  la  mutuelle  sympathie.  Nous  dirons,  en  nous 
servant  d'un  mot  heureux  de  Proclus,  que  Raphaël  en  a  fait  des 
Boniés,  La  charité  chrétienne  est  une  vertu  touchante  et  généreuse 
jusqu'à  l'abnégation,  mais  voilée,  drapée,  cachée,  agissant  dans 
l'ombre  et  prodiguant  ses  dons  dans  le  mystère.  Les  trois  char- 
mantes filles  du  Sanzio  expriment  bien  la  bonté  compatissante, 
prête  au  bienfait  et  déjà  comme  inclinée  Vers  la  souflrance,  mais 
en  pleine  lumière  et  sous  la  forme  radieuse  de  la  jeunesse  inno- 
cente et  de  l'amour  pur.  Ce  que  je  vois  dans  ces  doux  visages  fra- 
ternels et  dans  ces  attitudes  adorablement  ingénues  n'a  donc  rien 
qui  soit  en  particulier  païen  ou  chrétien.  Je  n'y  découvre  que  le' 
sentiment  humain  et  l'accent  spiritualiste  traduits  en  un  langage 
incontestablement  moderne  et  cependant  d'origine  antique.  Si  Phi- 
dias eût  vécu  en  1500,  il  n'eût  pas  eu  d'autre  style.  Une  compa- 
raison m'aidera  à  définir  cet  harmonieux  mélange.  11  y  a  des  enfans 
sur  la  figure  desquels  l'image  de  la  mère  et  la  ressemblance  du 
père  paraissent  à  la  fois  distincts  et  délicatement  fondus,  et  dont 
cependant  le  jeune  et  frais  visage  ofl're  un  caractère  nouveau  et 
profondément  individuel.  Tel  est  ce  tableau  des  Trois  Grâces^  pre- 
mier fruit  du  mariage  de  Raphaël  adolescent  avec  la  Muse  antique. 
Par  ce  coup  d'essai,  il  était  entré  en  possession  du  dessin  et  du 
modelé  qui  devaient  caractériser  désormais  son  idéal  plastique. 
Cependant  les  Trois  Cracf a- n'étaient  encore  que  des  symboles,  que 
des  figures  sculpturales  expressives  assurément,  mais  que  n'ani- 
maient pas  les  flammes  de  la  passion.  Le  peintre  sut  plus  tard, 

TOMl  LXXVI.  —  1868.  5 


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6(3  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

sans  l'altérer,  rendre  la  beauté  tour  à  tour  sévère  et  attendrissante, 
pathétique  et  terrible.  Pour  le  constater,  franchissons  un  intervalle 
de  dix  années,  et  allons  voir  travailler  Raphaël  dans  la  villa  d'Au- 
gustin Chigi,  appelée  depuis  la  Farnésine.  Ce  n'est  pas  que,  de  1504 
à  151â,  il  eût  renoncé  aux  sujets  antiques  :  il  en  avait  traité  plu- 
sieurs avec  une  puissance  toute  nouvelle.  Pour  ne  parler  que  des 
principaux,  il  avait  exécuté  au  Vatican  Y  École  d'Athènes  et  le  Par- 
nasse, Toutefois,  quelque  admiration  que  l'on  professe  pour  ces 
grandes  compositions,  on  ne  pourrait  y  signaler  ni  la  vitalité  bril- 
lante ni  la  riche  plasticité  qui  ont  élevé  Raphaël  presque  à  la  hau- 
teur des  maîtres  grecs.  Dans  Y  École  d*  Athènes  ^  œuvre  essentielle- 
ment philosophique,  ces  qualités  eussent  été  déplacées.  Le  Parnasse 
au  contraire  les  réclamait;  cependant  l'Apollon  de  Raphaël,  bien 
que  noble,  élégant  et  très  supérieur  à  celui  de  Mantegna,  laisse  à 
désirer  un  peu  plus  de  santé  et  de  vigueur  olympiennes.  Près  de 
lui,  les  Muses,  d'ailleurs  savamment  groupées,  ressemblent  trop  à 
d'aimables  personnes  du  xvi*  siècle  travesties  en  vierges  païennes. 
Tout  autre  est  l'impression  que  l'on  recueille  quand,  en  sortant  des 
chambres  du  Vatican,  on  se  rend  à  la  villa  Chigi. 

Là,  il  faut  étudier  d'abord  la  fresque  du  Triomphe  de  Galatée^ 
antérieure  de  quelques  années  à  celles  où  est  représentée  Y  Histoire 
de  Psyché,  Galatée  n'occupe  dans  l'olympe  païen  qu'un  rang  fort 
secondaire,  et,  quoique  Homère  lui  ait  donné  le  nom  d'illustre,  il 
est  permis  de  penser  que,  sans  Raphaël,  la  fille  de  Nérée  et  de 
Dorîs  n'eût  guère  été  connue  des  modernes.  Comment  fut-il  amené 
à  choisir  ce  sujet?  Ses  biographes  ne  le  disent  pas,  mais  il  est  pos- 
sible de  le  conjecturer.  Les  écrits  des  anciens  nous  offrent  trois  as- 
pects différons  du  personnage  de  Galatée.  Celle  de  Théocrite  est  une 
jeune  Sicilienne,  sensuelle  et  provoquante,  qui  lance  des  pommes 
sur  les  moutons  de  Polyphème  pour  attirer  son  attention  et  exciter 
ses  désirs.  Un  peu  moins  hardie,  mais  aussi  rustique,  la  Galatée  de 
Lucien  est  une  coquette  de  village,  fière  à  l'excès  d'avoir  été  dis- 
tinguée par  le  géant,  dont  elle  vante,  en  se  rengorgeant,  la  beauté 
mâle  et  le  talent  de  virtuose.  Au  contraire  la  néréide  des  Métamor- 
phoses d'Ovide  est  une  charmante  reine  des  mers,  passionnée,  mais 
délicate,  éprise  du  bel  Acis  et  exécrant  Polyphème.  Elle  raconte 
elle-même  à  Scylla,  sa  confidente,  qu'un  jour,  comme  elle  reposait 
sur  le  sein  de  son  amant,  le  cyclope  les  avait  surpris  et  que,  dans  sa 
fureur  jalouse,  il  avait  écrasé  le  pauvre  Acis  sous  un  énorme  quar- 
tier de  roche.  A  cette  vue,  folle  de  douleur,  Galatée  s'était  préci- 
pitée dans  les  eaux  pour  regagner  le  palais  de  son  père.  —  Les 
savans  amis  de  Raphaël  lui  exposèrent  sans  doute  les  trois  versions 
de  la  légende  mythologique.  On  tint  conseil  probablement,  et  cha- 


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LOEUTRE   païenne    DE    RAPHAËL.  67 

cun  émit  son  avis.  Bibbiena  ou  quelque  autre  libertin  dut  voter 
pour  la  Galatée  de  Théocrite,  le  galant  Bembo  pour  celle  de  Lu- 
cien, et  le  sentimental  Castiglione  pour  l'amante  désolée  d'Acis.  La 
fresque  prouve  que  Baphaël  s* est  attaché  à  la  donnée  d* Ovide,  la 
seule  qui  fut  élevée,  pathétique  et  sueceptible  de  revêtir  des  formes 
idéales.  Il  comprit  que  ce  qu'il  y  avait  de  touchant  et  de  vraiment 
plastique  dans  la  légende  dé  Galatée,  c'était  le  spectacle  de  la 
blanche  néréide  fuyant,  le  cœur  brisé  et  les  yeux  tournés  au  ciel, 
le  rivage  où  venait  de  périr  son  amant.  Cette  interprétation  natu- 
relle, à  laquelle  M.  Gruyer  conduit  si  bien  son  lecteur,  ne  le  sa- 
tisfait point  complètement  lui-même.  Plus  raphaélesque,  à  notre 
sens,  que  Raphaël,  il  veut,  à  l'exemple  de  Passavant,  que  cette 
fresque  représente  d'une  manière  abstraite  le  triomphe  de  l'âme 
sur  la  matière  et  de  l'esprit  sur  les  sens.  Pour  rester  dans  la  juste 
mesure  et  pour  écarter,  malgré  la  tradition,  l'idée  d'un  triomphe 
quelconque,  si  profondément  étrangère  à  ce  sujet,  le  savant  critique 
n'aurait  eu  qu'à  relire  l'analyse  esthétique  qu'il  a  écrite  du  ta- 
bleau. 

En  effet,  que  Raphaël  dans  sa  Galatée  soit  en  même  temps  très 
grec,  très  passionné  et  très  spiritualiste,  c'est-à-dire  supérieur,  par 
cette  réunion  de  mérites  divers,  et  à  l'art  grec  et  à  l'art  du  moyen 
âge,  on  peut  le  démontrer  sans  lui  attribuer  ni  intentions  allégori- 
ques ni  visées  abstraites.  Et  d'abord,  quant  à  la  fille  de  Nérée,  Ra- 
phaël a  voulu  la  faire  belle,  d'une  beauté  idéale;  sa  lettre  à  Bal- 
tfaazar  Castiglione  l'atteste  éloquemment.  Y  a-t-Q  réussi?  Qui  le 
nierait  à  la  vue  de  ce  corps  jeune  et  florissant  que  rien  ne  voile,  et 
dont  la  grâce,  la  souplesse  et  les  proportions  se  font  admirer  en- 
core sous  les  tristes  dégradations  de  la  fresque?  D'ailleurs  la  fidèle 
gravure  de  Marc-Antoine  et  le  souvenir  des  chefs-d'œuvre  du  maître 
aident  l'esprit  à  rendre  leur  coloris  velouté  et  leur  ondoyante  mol- 
lesse à  ces  formes  divines.  L'Amour  qui  glisse  dans  les  ondes  au- 
devant  de  Galatée,  et  dont  le  regard  cherche  les  yeux  de  la  né- 
réide, est  un  de  ces  incomparables  enfans  qui  naissent  dès  que  le 
Sanzio  leur  commande  d'exister.  Si  la  beauté*  plastique  n'est  pas 
dans  ces  deux  figures,  où  donc  la  trouver?  Elle  abonde  encore  au- 
tour de  Galatée,  et  le  frais  cortège  qui  l'accompagne  eût  excité 
l'envie  de  Zeuxis  ou  d'Apelles.  La  jeune  nymphe  marine  qui,  assise 
sur  la  croupe  d'un  vigoureux  triton,  l'enlace  de  ses  bras  par  un 
mouvement  voluptueux  et  pourtant  chaste,  n'a  pas  de  rivales  parmi 
les  marbres  grecs.  Maintenant  d'où  vient  que  ce  déploiement  de  nu- 
dités ne  peut  blesser  le  regard  le  plus  sévère?  D'où  vient  au  con- 
traire qu'on  est  noblement  charmé,  que  peu  à  peu  on  arrive  à  n'en 
plus  recueillir  qu'une  jouissance  exclusivement  intellectuelle?  Ces 


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68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

impressions  élevées  s'expliquent  par  le  degré  extraordinaire  de  vie 
morale  que  manifestent  les  deux  ou  trois  personnages  principaux 
de  cette  scène  mythologique.  Galatée,  c'est  Tincamation  de  la  dou- 
leur dans  la  beauté.  L'antique  Niobé,  dont  elle  rappelle  les  traits, 
ne  souffre  pas  autant  et  n'est  pas  plus  belle.  L'art  grec  n'avait  pas 
osé  mettre  tant  de  passion  dans  d'aussi  belles  formes.  Il  avait  eu 
raison  à  son  point  de  vue,  car,  même  quand  il  peignait,  l'art  grec 
croyait  devoir  toujours  suivre  les  lois  de  la  sculpture,  et  celle-ci 
redoute  justement  les  agitations  violente^.  Avec  la  clairvoyance  du 
génie,  Raphaël  a  compris  que  la  peinture  pouvait  le  prendre  d'un 
vol  plus  large  et  plus  hardi.  Timanthe  cacha,  dit-on,  le  visage 
d'Agamemnon  pleurant  Iphigénie  qu'on  allait  immoler.  Ce  trait, 
vrai  ou  faux,  ne  sera  jamais  imputé  à  Raphaël,  qui  a  découvert 
non-seulement  le  visage,  mais  le  corps  magnifique  de  Galatée  à 
l'heure  même  où  la  mort  d'Acis  a  fait  succéder  pour  elle  les  an- 
goisses du  désespoir  aux  ravissemens  dé  l'amour.  La  douleur  de  la 
néréide  purifie  sa  nudité.  A  travers  ce  corps  ravissant,  l'âme  trans- 
paraît, et  c'est  elle  qui  conquiert  l'attention  et  maîtrise  le  regard. 
En  voyant  cette  attitude  si  pathétique,  personne  n'accordera  que 
l'artiste  n'ait  obéi  qu'au  désir  de  peindre  la  nudité  pour  elle-même. 
D'autre  part,  devant  tant  de  beauté  physique,  comment  se  laisser 
aller  à  de  mystiques  interprétations?  Ni  si  bas,  ni  si  haut.  La  (?«- 
laiée  exprime  le  sentiment  purement  psychologique  et  humain  de 
la  douleur  amoureuse  sous  des  formes  parfaites  que  l'âme  remplit 
et  domine  sans  rien  ôter  à  la  beauté  du  corps.  L'inspiration  païenne 
a  passé  par  là;  mais  elle  a  rencontré  l'intelligence  moderne,  qui, 
tout  en  l'admettant,  l'a  domptée. 

Veut-on  d'ailleurs  soumettre  cette  appréciation  à  une  contre- 
épreuve  décisive,  qu'on  étudie  les  tableaux  grecs  ou  modernes 
conçus  d'après  la  même  donnée.  La  seule  Galatée  peinte  dont  l'an- 
tiquité fasse  mention  est  celle  que  vante  Philostrate.  La  description 
qu'en  donne  ce  rhéteur,  d'après  un  tableau  qui  n'existe  plus,  sug- 
gère l'image  d'une  jolie  nymphe  nue  portée  dans  un  char  que  mène 
un  double  attelage  3e  dauphins.  Elle  est  là,  jouant  sur  les  eaux, 
heureuse,  souriante,  le  sein  palpitant,  appuyée  sur  son  bras  re- 
plié et  laissant  traîner  hors  du  char  son  pied  blanc  dans  les  vagues 
claires.  Un  voile  léger,  gonflé  par  la- brise,  abrite  son  front  et  jette 
sur  son  visage  un  reflet  rose,  moins  rose  que  l'incarnat  de  ses  joues. 
De  son  âme,  pas  un  mot.  D'ailleurs  en  a-t-elle  une?  Si  Raphaël  a 
cédé  au  penchant  impérieux  que  certains  critiques  lui  prêtent,  s'il 
a  mis  son  ambition  à  n'offrir  aux  regards  qu'un  «  bel  animal  »  fé- 
minin, que  n'a-t-il  donc  suivi  le  texte  de  Philostrate?  Cet  auteur  était 
alors  connu,  et  les  savans  amis  de  l'artiste,  tous  plus  ou  moins 


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L  OEUVRE   païenne   DE   RAPHAËL.  69 

friands  de  sensualités  pittoresques,  n'ont  pu  manquer  de  lui  donner 
de  bons  conseils  païens.  Ces  conseils,  comment  ne  les  a-t-il  pas 
écoutés?  A  supposer  qu'il  n'ait  pris  l'avis  de  personne,  d'où  vient 
que  sa  fantaisie  ne  l'a  pas  entraîné  dans  le  sens  où  l'on  dit  qu'elle  in- 
cl'mait,  et  où,  par  exemple,  est  tombé  en  plein  Annibal  Carracbe?  La 
Galatée  de  ce  dernier,  au  psClais  Farnèse,  n'est  plus  qu'une  néréide 
vulgaire  qui  s'abandonne  à  un  triton  grossier.  Ni  l'habileté  déco- 
rative du  peintre,  ni  la  brillante  ordonnance  de  son  tableau,  ne  dis- 
simulent l'abîme  qui  sépare  son  œuvre  de  la  création  si  poétique  et 
si  noblement  expressive  du  Sanzio.  Ici  Carracbe  n'a  emprunté  à  la 
plastique  des  Grecs  que  les  dos  qui  se  tordent,  les  membres  qui 
ploient,  les  chairs  qui  frissonnent  :  il  a  compris  la  beauté  païenne 
en  écolier  sensuel.  Raphaël ,  lui ,  l'a  comprise  en  maître,  c'est-à« 
dire  en  penseur,  car  il  en  a  surtout  mesuré,  renouvelé  et  agrandi  la 
puissance  expressive.  On  fait  injure  à  son  génie  quand  on  lui  im- 
pute je  ne  sais  quel  paganisme  physique.  Sa  Galatée  témoigne 
qu'entre  ses  msûns  la  forme  païenne  renaquit,  mais  plus  animée, 
plus  parlante,  plus  touchante  qu'elle  ne  le  fut  jamais,  même  aux 
plus  beaux  joiu^  de  la  Grèce.  Mais  c'est  dans  Y  Histoire  de  Psyché 
qu'apparaît  toute  la  puissance  du  type  nouveau  réalisé  par  Ra- 
phaël. Si  ces  fresques  n'existaient  pas,  on  ignorerait  quelle  prodi- 
gieuse divereité  d'états  psychologiques  il  a  su  traduire  à  l'aide  de 
la  forme  humaine  telle  qu'il  l'avait  conçue.  Ce  dramatique  poème 
de  Psyché,  la  sculpture  grecque  n'aurait  pu  l'interpréter  sans  vio- 
ler ses  propres  lois,  et  la  peinture  grecque  ne  l'eût  pas  osé.  L'âme 
y  jouait  un  trop  grand  rôle  pour  que  l'art  païen  songeât  à  en  bra- 
ver les  difficultés.  Il  exigeait  aussi  un  éclat  de  beauté  corporelle 
que  repoussait  la  rigueur  mystique  du  catholicisme.  11  fallait  donc 
là,  comme  dans  le  tableau  des  Trois  Grâces  et  dans  la  composition 
de  Galatée^  rapprocher  des  élémens  presque  contradictoires  et  ré- 
soudre ce  qu'on  pourrait  appeler  une  grave  antinomie  esthétique. 
Raphaël  avait  trente-trois  ans;  son  génie  était  dans  la  plénitude 
de  la  force  et  sa  fin  approchait  lorsqu'il  médita  profondément  cette 
fable.  Les  philosophes  disent  parfois  que  l'âme  humaine  se  fait  un 
corps  à  son  image,  je  dirais  volontiers  que,  dans  les  fresques  de 
Psyché^  l'âme  moderne  s'est  créé  un  corps  idéal  et  nouveau.  De- 
vant cet  olympe  de  Raphaël,  j'ai  subi,  je  m'en  souviens,  une  im- 
pression comparable  à  celle  que  j'avais  éprouvée  quand  je  vis  pour 
la  première  fois  les  dieux  mutilés  de  Phidias.  Pourtant  combien 
de  causes  sont  venues  en  atténuer  le  charme  et  en  affaiblir  l'élo- 
quence! Accablé  de  travaux  trop  nombreux,  le  maître  a  tracé  les 
dessins  de  ces  fresques,  mais  il  en  a  abandonné  l'exécution  au  pin- 
ceau de  ses  élèves.  De  plus,  exposées  aux  influences  du  chaud,  du 


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70  REVCE   DES   DEUX   MOPÎDES. 

froid  et  de  rhiimîtïïté,  ces  figures,  dès  la  fin  du  xvii*  siècle,  étaient 
menacées  d'une  ruine  prochaine.  Il  fallut  les  sauver  à  tout  prix. 
Carlo  Maratta  fit  donc  clore  la  loggia  au  moyen  de  fenêtres  et  de 
portes;  puis  il  se  décida  à  exécuter  de  nombreux  repeints,  et,  afin 
d'empêcher  l'enduit  de  se  détacher  du  fond,  il  le  cribla  de  mille 
huit  cents  armatures  métalliques.  On  comprend  quelles  altérationa 
ces  expédiens  ont  dû  infliger  à  la  physionomie  des  personnages. 
Leurs  membres  divins  sont  percés  de  blessures  ou  marques  çà  et  là 
de  retouches  fâcheuses,  et  Téther  léger  où  ils  respiraient  autrefois 
s'est  changé  en  une  voûte  pesante  d'un  bleu  mat,  dur  et  criard.  Eh 
bien!  malgré  l'imperfection  relative  de  l'exécution,  malgré  les  in- 
jures du  temps  et  des  restaurations,  qui  ne  sont  trop  souvent  que 
des  dégradations  pieuses,  la  pensée,  la  forme,  le  style,  l'inspiration 
du  maître  se  révèlent  encore.  Quiconque  sait  regarder  les  retrouve, 
et  peut  arriver  à  comprendre  la  beauté  de  l'œuvre. 

La  fable  de  Psyché  est  l'histoire  symbolique  de  l'âme  aux  prises 
avec  les  passions  et  les  épreuves  de  la  vie  et  s'élevant  sur  les  ailes 
de  l'amour  jusqu'à  la  félicité  céleste.  C'était  chez  les  Grecs  une  de 
ces  légendes  sacrées  dont  la  représentation  mimée  faisait  partie  de 
la  célébration  des  mystères,  et  servait  à  inculquer  profondément 
une  vérité  religieuse  dans  l'esprit  des  initiés.  Grâce  à  la  significa- 
tion morale  qu'elle  contenait,  cette  légende  avait  été  dès  l'origine 
adOJptée  par  le  christianisme.  Cependant  rien  n'était  plus  aisé  que 
de  l'abaisser  au  genre  anecdotique,  et  même,  —  Apulée  l'a  prouvé, 
—  de  la  transformer  en  roman  licencieux.  Il  est  possible,  ainsi 
qu'on  l'a  prétendu,  que  ce  sujet  ait  été  indiqué  à  Raphaël  par 
l'Arioste;  mais  c'est  bien  le  peintre  qui,  écartant  les  détails  vul- 
gaires, graveleux  ou  obscènes  dans  lesquels  se  complaît  l'auteur  de 
VAne  d'ory  a  rétabli  et  agrandi  le  sens  religieux  du  mythe  païen.  Il 
est  même  à  croire  qu'il  ne  l'a  pas  compris  du  premier  coup.  On  sait 
en  effet  que,  pour  se  préparer  et  s'éprouver,  il  avait,  dans  une  lon- 
gue suite  de  dessins,  suiri  pas  à  pas  le  récit  d'Apulée.  Ces  dessins 
sont  perdus;  mais  les  imitations,  quoique  fort  défectueuses,  qu'en 
ont  gravées  Agostino  de  Venise  et  le  Maître  au  Dé  montrent  que  Ra- 
phaël avait  d'abord  reproduit  la  légende  sous  sa  forme  anecdotique. 
11  ne  s'en  tint  pas  là,  et,  obéissant  aux  impulsions  de  son  intelli- 
gence, il  s'éleva  plus  tard  à  la  conception  épique  de  cet  admirable 
sujet.  De  là  ces  fresques,  de  là  surtout  ces  pendentifs  où  le  nu, 
malgré  la  dramatique  énergie  des  attitudes,  ne  parle  qu'à  l'esprit, 
parce  qu'il  n'est  que  le  signe  visible  des  secrets  mouvemens  de 
l'âme. 

Sans  étudier  un  à  un  ces*  nombreux  personnages,  prenez,  par 
exemple,  Mercure,  l'Amour,  Vénus  et  Psyché  elle-même.  Autant  de 


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l'oeuvre   païenne   DJE   RAPHAËL.  71 

figures,  autant  de  créations  originales  et  de  conceptions  spiritua- 
listes.  Mercure,  dans  l'écrit  d'Apulée,  est  chargé  d'annoncer  à  son 
de  trompe  une  belle  récompense  peur  qui  ramènera  à  Vénus  Psyché 
fugitive. 

Quiconque  eoaeignere  sa  retraite  à  Vénus, 
Comme  c*est  chose  qui  la  touche, 
Aosa  trois  baisers  de  sa  bouche  (1). 

Au  lien  de  ce  crîeur  public,  au  Heu  de  ce  messager  à  fonctions 
équivoques,  Raphaël  a  imaginé  un  être  aériea,  un  élégant  épbèbe, 
rapide  comme  la  pensée,  souriant  comme  la  jeunesse,  souple  et  fort 
comme  un  dieu  adolescent.  Ce  n'est  là  ni  le  malicieux  Hermès,  ni 
ïarchange  tombant  sur  Satan  pareil  à  la  foudre;  c'est,  chose  jus- 
qu'alors inconnue,  la  parfaite  image  de  ce  que  serût  l'homme  sou- 
dainement doué  du  pouvoir  d'emporter  son  corps  à  travers  l'étendue 
immense.  Toutefois  l'insouciant  Mercure  est  dB  beaucoup  inférieur 
à  l'Amour.  Aussi  Raphaël  a-t-il  traité  avec  prédilection  la  figure 
d'Éros,  et  il  est  infiniment  regrettable  qu'il  n'ait  pu  peindre  lui- 
même  les  dessins  qu'il  en  avait  tracés.  A  ne  le  considérer  que  dans 
les  pendentifs,  Éros  parait  trois  fois.  On  le  voit  d'abord  recevant 
de  sa  mère  l'ordre  cruel  de  persécuter  Psyché.  Au  geste  terrible  de 
Vénus,  qui  signifie  : 

La  fille  d'un  mortel  en  veut  à  ma  puissance. 
Rendez-la  malheureuse!... 

les  regarde  attendris  qil*Éros  attache  sur  Psyché  répondent  qu'il 
désobéira.  Un  peu  plus  loin,  déjà  secrètement  uni  à  Psyché,  il  vole 
vers  le  ciel  et  prend  les  Grâces  à  témoin  de  la  beauté  de  son  amie. 
Enfin,  n'ayant  pu  fléchir  Vénus,  il  demande  à  Jupiter  hii-méme 
d'approuver  sa  mésalliance.  C'est  dans  ce  groupe  de  Jupiter  et 
d'Éros  que  Raphaël  a  rapproché  avec  un  art  sans  égal  la  sereine 
beauté  de  la  vieillesse  immortelle  et  la  grâce  de  la  jeunesse  animée 
par  la  première  étincelle  de  la  passion.  Si  le  Sanzio  a  su  mettre  à  la 
fois  dans  ce  personnage  d'Éros  tant  de  pureté  naïve,  de  tendresse 
et  de  désir,  c'est  qu'il  a  repensé  l'idée  de  l'amour  et  qu'il  se  l'est 
intimement  appropriée.  Il  q'a  point  représenté  l'amour  des  obs- 
cures cosmogonies,  simple  force  attractive  qui  agrège  les  atomes 
élémentaires.  Il  n'a  pas  songé  à  l'amour  païen  des  siècles  plus  ré- 
cens, ministre  aveugle  d'une  puissance  fatale.  Il  n'eût  pas  moins 
repoussé  cet  amour  égoïste  et  brutal  qui  cueille  en  passant  les 

(1)  Id«t  plus  bas  je  cîte  la  traduction  de  La  Fontaine,  qui  adoucit  beaucoup  la  har- 
diesse du  texte. 


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72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeunes  âmes  comme  des  fleurs,  et  les  jette  dans  la  boue  après  en 
avoir  épuisé  le  parfum.  L'Éros  de  Raphaël  se  tient  à  égale  distance 
entre  la  sensualité  et  l'extase.  Ne  dites  pas  qu'il  y  a  en  lui  quelque 
chose  de  Fange  ou  du  chérubin.  Non,  s'ils  devenaient  amoureux, 
les  anges  et  les  chérubins  perdraient  leurs  ailes  et  leur  séraphique 
nature.  Or  cet  Éros,  c'est  l'amour  amoureux,  l'amour  épris  de  la 
beauté  visible;  seulement  cette  beauté,  il  la  veut  unie  à  l'esprit,  et 
voilà  pourquoi  il  choisit  Psyché,  c'est-à-dire  une  âme. 

Conséquent  avec  lui-même,  l'artiste  a  pareillement  transfiguré  le 
personnage  de  Vénus.  On  en  jugerait  mal  en  regardant  les  plafonds 
de  la  Farnésine,  où  prédomine  la  main  de  ses  élèves.  C'est  dans  les 
pendentifs  qu'il  convient  d'étudier  l'image  de  la  déesse.  Elle  y  pa- 
raît cinq  fois,  et  son  caractère  va  s'élevant  de  degré  en  degré.  Elle 
est  d'abord  terrible  quand  elle  ordonne  à  Éros  de  persécuter  Psy- 
ché, puis  courroucée  et  superbe  quand  elle  se  plaint  à  Junon  et  à 
Cérès,  et  enfin  gracieuse  et  fière  quand  elle  monte  vers  Jupiter. 
Jusque-là  cependant  elle  n'est  guère  que  païenne.  Aux  pieds  du 
maître  des  dieux  au  contraire,  humiliée,  suppliante,  les  yeux  noyés 
de  larmes  et  implorant  un  suprême  secours,  on  la  prendrait  pour 
une  vierge  chrétienne,  si  quelque  draperie  voilait  son  beau  corps; 
mais  où  se  découvre  avec  évidence  l'inspiration  essentiellement 
personnelle  et  toute  moderne  du  peintre,  c'est  dans  le  groupe  de 
"Vénus  apaisée  et  accordant  à  Psyché  son  pardon.  La  déesse  se  tient 
debout,  penchée  légèrement  en  arrière  et  le  visage  tourné  vers  la 
droite.  Les  lignes  de  ses  membres  sont  pures  et  calmes.  Ses  formes, 
un  peu  plus  riches  et  aussi  un  peu  plus  individuelles  que  celles  de 
la  plastique  grecque,  se  développent  avec  une  irréprochable  dé- 
cence. Les  deux  bras,  qui  s'élèvent  et  s'ouvrent  en  un  geste  de  ma- 
ternel amour,  ont  une  expression  surhumaine.  Les  yeux  sont  inon- 
dés de  tendresse,  et  le  front,  frappé  d'en  haut  par  une  clarté  céleste, 
a  je  ne  sais  quel  rayonnement  sacré.  Naïve  et  timide.  Psyché  se 
tient  aux  genoux  de  celle  qu'elle  espère  fléchir.  Leurs  regards  se 
cherchent  et  se  confondent;  les  deux  femmes  semblent  n'avoir  plus 
qu'un  seul  cœur.  Cependant  c'est  sur  la  déesse  que  l'attention  est 
attirée  et  se  reporte  toujours.  On  ne  peut  se  détacher  de  cette 
figure  étonnante  où  la  beauté  féminine,  manifestée  tout  entière, 
sans  voile  et  dans  son  plein  éclat,  n'exprime  pourtant  que  l'idée 
absolument  spirituelle  de  la  clémence  divine.  Le  dessin  de  cette 
Vénus  est  au  Louvre,  exécuté  au  crayon  rouge  avec  une  incroyable 
puissance  de  premier  jet.  Cette  esquisse  a  été  faite  d'après  le  mo- 
dèle vivant,  certains  détails  l'attestent;  mais  ce  qui  est  non  moins 
évident,  c'est  que  la  pensée  de  Raphaël  était  si  haute  que  sa  main 
idéalisait  le  modèle  en  le  reproduisant. 


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L  OEUVRE    païenne   DE    RAPHAËL.  73 

Lorsque  je  me  rappelle  cet  épisode  de  la  fresque,  ou  lorsque  je 
me  place  au  Louvre  en  présence  de  ce  dessin  magnifique,  je  ne  puis 
m'empécher  de  comparer  la  Vénus  de  la  Famésine  à  la  Vénus  de 
Milo.  Les  deux  figures  font  paraître  avec  une  singulière  clarté  les 
ressemblances  qui  rattachent  et  les  différences  qui  séparent  la  plas- 
tique grecque  et  la  peinture  de  la  renaissance  parvenues  à  leur 
suprême  perfection.  La  ressemblance,  c'est  que  les  deux  déesses 
représentent,  sous  son  aspect  souverainement  noble,  ce  que  les 
hommes  appellent  par  excellence  la  beauté.  La  différence,  c'est  que 
dans  la  Vénus  antique  la  divine  splendeur  du  corps  l'emporte  un 
peu  sur  la  puissance  de  l'expression  morale,  tandis  que  c'est  l'in- 
verse dans  la  Vénus  raphaélesque.  Chez  celle-ci ,  le  prestige  de  la 
beauté  est  encore  surpassé  par  le  rayonnement  de  l'âme.  Pour- 
tant entre  le  signe  et  l'idée  l'harmonie  est  complète,  parce  que  le 
signe,  bien  qu'admirable,  n'a  que  l'importance  qui  lui  revient,  et 
que  l'expression  morale,  quoique  vive  et  intense,  donne  au  signe 
l'accent,  l'éloquence,  la  vie,  sans  le  déformer.  Les  deux  élémens 
rivaux  sont  conciliés  par  le  sacrifice  réciproque  de  leurs  prétentions 
extrêmes.  Du  paganisme,  Raphaël  a  retranché  cette  plasticité  qui 
appelle  le  regard  sur  elle-même;  du  mysticisme,  il  a  écarté  la  rai- 
deur et  l'austérité.  Il  n'y  a  plus  entre  le  sentiment  de  ses  person- 
nages et  leurs  formes  corporelles  qu'une  suave  consonnance.  Les 
païens,  s'ils  revenaient,  n'y  trouveraient  pas  assez  leur  compte,  et  y 
regretteraient  un  certain  surcroît  de  vitalité  frémissante.  Au  con- 
traire les  âmes  dévotes  jusqu'à  l'ascétisme  murmuraient  déjà  au 
XVI*  siècle  et  gémissent  encore  aujourd'hui  de  cette  brillante  réin- 
tégration de  la  forme.  Concluons-en  hardiment  que  l'idéal  réalisé 
par  Raphaël  est  une  conception  nouvelle  marquée  d'un  caractère  de 
complète  indépendance,  mais  néanmoins  spiritualiste  au  plus  haut 
degré.  Le  jugement  de  M.  Taine  sur  le  génie  de  Raphaël,  tel  qu'il 
se  révèle  dans  son  œuvre  païenne,  est  donc  une  erreur  des  plus 
étranges.  Qu'un  esprit  de  cette  distinction  et  de  cette  trempe  ait 
pu  se  fourvoyer  ainsi,  on  ne  le  comprend  pas.  Quant  à  M.  Gruyer, 
il  est  resté  en-deçà  des  conséquences  de  son  travail.  Passavant, 
lui,  ne  s'est  pas  trompé  en  disant  que  l'originalité  de  Raphaël 
n'est  manifestée  tout  entière  que  par  ses  compositions  mytholo- 
giques; mais  il  n'a  ni  expliqué  ni  démontré  son  opinion.  Cette  ex- 
plication et  cette  preuve,  nous  avons  essayé  de  les  donner.  Or  si 
nous  y  avons  réussi,  si  Raphaël  est  au-dessus  et  au-delà  de  son 
temps,  il  a  donc  eu  en  lui-même  des  facultés  personnelles  supé- 
rieures à  l'influence  de  son  siècle  et  de  son  milieu.  Cette  conclu- 
sion légitime  des  analyses  précédentes  sera  confirmée  par  un  coup 
d'œil  jeté  sur  l'intelligence  et  sur  le  caractère  de  l'artiste. 


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74  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 


III. 


Trois  puissances  concourent  à  produire  le  génie  :  les  circon- 
stances extérieures  qui  lui  préparent  un  terrain  favorable,  le  don 
inné  qui  le  constitue,  la  volonté  qui  le  développe.  En  étudiant  la 
race,  le  milieu,  le  moment  où  tel  grand  artiste  a  pris  naissance,  on 
explique  jusqu'à  un  certain  point  ses  ressemblances  avec  les  artistes 
qui  furent  ses  compatriotes  et  ses  contemporains,  et  ces  ressem- 
blances, la  science  doit  les  constater.  Nous  ne  voyons  là  pourtant 
que  la  moitié  de  ce  qu'il  faut  savoir  et  de  ce  qu'on  aspire  à  con- 
naître, car  la  détermination  des  différences  est  tout  aussi  impor- 
tante. D'ailleurs  ce  qui  intéresse  le  plus  vivement  dans  les  maîtres 
de  l'humanité,  ne  sont-ce  pas  les  traits  individuels,  distinctifs,  ca- 
ractéristiques, en  un  mot  Toriginalité  ?  Envisagés  uniquement  au 
point  de  vue  des  influences  extérieures  qui  les  ont  ou  suscités 
ou  secondés,  peu  s'en  faut  qu'ils  n'apparaissent  plus  que  comme 
des  résultantes  ou  des  produits.  Que  devient  alors  leur  puissance 
créatrice,  et  où  retrouver  leur  dignité  d'êtres  libres?  N'est-ce  pas 
plutôt  en  eux-mêmes  qu'il  faut  chercher  les  sources  de  leur  gran- 
deur? Assez  longtemps  la  critique  a  considéré  Raphaël  par  le  dehors; 
le  moment  est  venu  de  le  contempler,  s'il  se  peut,  dans  son  âme 
même.  Certes  cette  psychologie  n'est  pas  facile  à  écrire.  Point  de 
mémoires,  point  de  correspondance  suivie  où  Raphaël  se  soit  épan- 
ché :  quelques  lettres  à  peine  où  les  affaires  occupent  plus  de  place 
que  les  sentimens  et  les  pensées.  Chez  lui,  nul  souci  de  s'étaler, 
nul  besoin  d'occuper  de  sa  personne  ni  ses  contemporains  ni  la  pos- 
térité. Avec  le  peu  qu'on  sait  de  lui,  il  est  possible  toutefois  de 
ressaisir  et  de  décrire,  je  ne  dis  pas  dans  leurs  moindres  linéa- 
mens,  mais  dans  quelques-uns  de  leurs  traits  caractéristiques,  les 
puissances  intellectuelles  et  morales  qu'il  ne  tira  que  de  son  propre 
fonds. 

La  forme  humaine,  drapée  ou  nue,  mais  principalement  nue,  est 
le  langage  le  plus  expressif  de  la  peinture.  Les  maîtres  des  maîtres 
sont  ceux  qui  parlent  le  mieux  cet  idiome  exquis.  Raphaël  l'a  manié 
avec  une  supériorité  incomparable.  Dans  ses  tableaux  païens,  on  Ta 
vu,  la  nudité  est  belle  et  nsuve,  expressive  et  chaste.  Ses  personnages 
nus  n'ont  jamais  l'air  déshabillé  ;  on  dirait  qu'ils  n'ont  jamais  senti 
ni  la  pression  d'une  ceinture  ni  le  poids  d'un  vêtemlent.  Ils  ignorent 
qu'aucun  voile  ne  les  couvre;  ils  ne  désirent  pas  être  regardés, 
ne  craignent  pas  de  l'être;  ils  ne  savent  pas  qu'on  les  voit.  De  là 
dans  les  figures  féminines  une  suave  innocence,  plus  divine  même 
que  la  pudeur,  et  dans  ses  images  d'hommes  une  décence  natu- 


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L  OEUVRE   païenne    DE    RA.PUAEL.  /D 

relie,  inconsciente,  pleine  d'héroïque  noblesse.  Cette  divination 
d'un  état  d'indépendance  physique  que  l'humanité  ne  connut  à  ce 
point  en  aucun  temps  ni  en  aucun  pays,  pas  même  dans  la  Grèce 
anticpie,  est  à  coup  sûr  une  faculté  essentiellement  personnelle. 
Ajoutez  que  paartout  où  la  main  d'un  élève  n'a  pas  trahi  la  pensée 
de  l'artiste,  on  ne  saurait  surprendre  la  moindre  trace  de  ce  défaut 
qui  se  nonune  la  manière.  La  manière  en  peinture  est  une  habitude 
écheuse,  une  sorte  de  routine  individuelle  où  se  dénote  une  certaine 
absence  de  verve  et  de  fécondité.  Or,  quoique  les  êtres  auxquels 
Raphaël  a  soufflé  la  vie  soient  de  la  même  famille  et  procèdent  avec 
évidence  du  même  père,  chacun  a  la  physionomie  de  son  âge,  de 
son  sexe  et  de  son  caractère.  Par  exemple,  il  a  créé  des  légions  de 
bambins  adorables:  en  est-il  un  seul  qui  soit  la  répétition  d'un  autre? 
Et  quand  il  arrive  au  peintre  d'enflammer  de  l'éclair  du  génie  le  re- 
gard d'uB  de  ces  enûms,  un  miracle  d'harmonie  opère  aussitôt  la 
fusion  entre  ce  jeune  corps  et  cette  âme  d'un  autre  âge,  comme  dans 
le  Jésus  de  la  Vierge  de  Saint-Sixte.  Ce  naturel,  cette  souplesse, 
cette  fécondité  inépuisable,  cet  art  de  varier  à  l'infini  les  aspects  de 
la  forme  nue,  quel  milieu,  quels  maîtres,  quel  moment,  pourraient 
les  donner  à  qui  n'en  aurait  pas  reçu  le  don  dès  sa  naissance? 

Pour  déposséder  le  génie  au  profit  des  énergies  physiques  et  so- 
ciales, on  invoque  les  spectacles  dont  chacun  était  témoin  au  début 
du  xTi«  fflècle,  et  qui  ont  dû  imprimer  aux  facultés  plastiques  de 
l'artiste  la  direction  qu'elles  ont  suivie.  Ces  faits,  nous  les  admet- 
tons avec  une  partie  des  conséquences  qu'on  en  déduit.  Sans  con- 
tredit, vers  1500^  le  corps  et  la  force  physique  jouaient  dans  les 
mœurs  un  rôle  plus  considérable  qu^aujourd'hui.  Le  costume  d'ail- 
leurs,, plus  étroit»  dessinait  mieux  les  mouvemens  des  membres. 
Que  ces  déploiemens  habituels  de  vigueur  musculahre,  ces  fré- 
quentes exhibitions  de  formes  humaines,  aient  développé  chez  les 
peintres  l'inteUigence  du  nu,  nous  ne  le  nions  pas.  Raphaël,  comme 
ses  camarades,,  reçut  cette  éducation  du  regard,  d'autant  plus  effi- 
cace qu'elle  était  incessante.  Dès  ses  jeunes  années,  il  eut  sous  les 
yeux,  soit  aux  fêtes  ducales  d'Urbin,  soit  chaque  jour  près  des 
murs  de  la  ville,  les  exercices  de  VaitUy  divertissement  national 
analogue  à  notre  jeu  de  barres.  Son  esprit  éveillé  étudia  certaine- 
ment avec  une  curiosité  avide  les  élans,  les  bonds,  les  feintes  des 
combattans  et  les  contractions  de  leurs  muscles,  faciles  à  saisir  sous 
le  tissu  collant  des  justaucorps.  Plus  tard  il  assista  aux  courses 
d'hommes  nus  qui  faisaient  partie  du  programme  de  certaines  fêtes 
romaines.  A  tout  moment,  il  voyait  des  rixes  terribles  que  multi- 
pliaient la  violence  des  passions  et  la  férocité  des  mœurs.  En  pré- 
sence de  ces  mille  scènes  où  le  corps  était  l'acteur  principal,  on 


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76  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

comprend  qu'il  ait  acquis  le  vif  sentiment  des  gestes  énergiques, 
des  attitudes  viriles,  des  poses  athlétiques;  mais  comment  ces  exer- 
cices d'hommes  ou  de  jeunes  garçons,  comment  ces  conflits  de  la 
force  brutale,  lui  auraient-ils  révélé  la  grâce  ingénue  de  la  nudité 
virginale?  Lorsque  Praxitèle  eut  terminé  sa^plus  belle  statue  d'A- 
phrodite, la  déesse  s'écria,  dit-on  :  «  Où  donc  cet  artiste  m'a-t-il 
vue?  »  Les  Grâces  de  Raphaël,  sa  Vénus,  sa  Galatée,  ses  nymphes, 
auraient  pu  s'étonner  plus  justement  et  demander  :  «  Où  donc  Ra- 
phaël a-t-il  surpris  le  secret  de  notre  beauté?  w  En  aucune  des 
villes  qu'habita  le  peintre,  il  ne  rencontra  ces  apparitions  de  la 
femme  dont  il  a  laissé  tant  d'images  radieuses.  D'ailleurs  à  quels 
modèles  vivans  assez  nombreux,  assez  parfaits,  assez  intelligens, 
eût-il  emprunté  ces  formes  si  diverses,  ces  nuances  si  délicates  de 
l'idéal  féminin? 

Afin  de  s'assurer  par  une  observation  décisive  que  le  sens  de 
la  beauté  plastique,  au  point  où  il  le  posséda,  fut  bien  chez  Ra- 
phaël chose  personnelle  et  innée ,  qu'on  regarde  à  côté  de  lui  ses 
deux  puissans  émules,  Michel-Ange  et  Léonard  de  Vinci.  Quelque 
grand  que  soit  le  premier,  il  faut  fermer  les  yeux  pour  ne  pas  voir 
qu'il  n'a  su  dessiner  que  des  athlètes.  Sous  ce  crayon  dantesque,  la 
femme,  la  jeune  fille,  l'enfant  même,  revêtent  des  proportions  her- 
culéennes, développent  des  muscles  de  lutteurs.  Dites  qu'il  a  cédé 
au  plaisir  de  faire  des  corps,  à  la  bonne  heure,  vous  serez  dans  le 
vrai  ;  mais  il  a  expié  cet  amour  désordonné  du  relief  anatomique  en 
tombant  dans  une  monotonie  dont  Raphaël  s'est  toujours  préservé. 
Quant  à  Léonard,  ni  sa  prodigieuse  science,  ni  sa  passion  pour  les 
beautés  de  l'antique,  qu'il  connut  et  put  contempler  autant  que 
Raphaël,  ne  lui  donnèrent  l'intuition  de  la  plasticité  éloquente  et 
pure,  que  la  nature,  paraît-il,  lui  avait  un  peu  refusée.  Trop  vo- 
luptueuse et  pas  assez  belle,  sa  Lida  a  les  hanches  fortes,  le  buste 
court,  l'expression  sensuelle.  Pour  les  têtes  les  plus  diverses,  ce 
maître  si  habile  n'a  qu'un  sourhre,  le  sourire  fascinateur  et  trou- 
blant de  la  Monna  Lisa^  qu'on  est  surpris  de  voir  errer  et  sur  la 
bouche  de  la  Vierge  et  sur  les  lèvres  mystiques  et  maternelles  de 
sainte  Anne.  Au  reste,  ce  qui  manquait  à  son  génie,  il  le  savait 
bien.  Il  gémissait  de  poursuivre  en  vain  la  perfection  achevée  de 
la  forme  visible,  et  il  fit  dire  à  Platino  Pilato,  dans  une  épitaphe 
composée  pour  lui  de  son  vivant  et  sous  ses  yeux  : 

Mirator  veteram,  discipulusque  memor, 
Deruit  una  mibi  symmetria  prisca.  Peregi 
Quid  potui.  VeDiam  da  inihi,  posteritas  (1). 

(1)  «  Admirateur  et  disciple  reconnaissant  des  anciens,  il  m*a  pourtant  manqué  leur 
science  de  la  proportion.  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu.  Que  la  postérité  me  soit  indulgente.  » 


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L  OEUVRE    PAIErraE   DE    RAPHAËL.  77 

Noble  aveu  qui  honore  le  grand  artiste  et  qui  oppose  un  démenti 
sans  réplique  à  la  doctrine  excessive  de  Tinfluence  des  milieux. 

•  De  ce  qui  précède,  on  conclurait  à  tort  que  Raphaël  n'eut  qu'à 
laisser  agir  sa  muse,  et  qu'il  peignait  comme  l'oiseau  yole,  comme 
la  plante  fleurit.  Ces  jolies  phrases  un  peu  usées  sont  en  outre 
profondément  inexactes.  Les  jugemens  qu'elles  expriment  ne  re- 
posent que  sur  de  fausses  apparences.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  : 
de  même  que  Raphaël  a  eu  deux  visages  physiques  dont  un  seul 
est  connu,  de  même  il  a  eu  deux  physionomies  intellectuelles,  l'une 
heureuse  et  inspirée,  dont  tout  le  monde  parle,  l'autre  réfléchie, 
méditative,  sérieuse,  et  sur  la  fin  inquiète  et  mélancolique,  à  la- 
quelle on  persiste  à  ne  pas  faire  attention.  Parmi  ses  portraits,  on 
ne  remarque  et  on  n'admire  que  ceux  où  brille  le  triple  rayon  de 
la  jeunesse,  du  génie  et  de  la  gloire.  Beaucoup  de  personnes  sem- 
blent ignorer  l'existence  d'une  autre  image,  gravée  par  Marc- An- 
toine, où  l'on  voit  en  traits  d'une  poésie  navrante  quels  efibrts  coûte 
à  Tâme  la  plus  richement  douée  le  complet  épanouissement  de  ses 
dons.  Au  milieu  d'une  salle  déserte,  entre  une  toile  où  rien  n'est 
tracé  et  sa  palette  encore  vide,  Raphaël  est  affaissé  sur  un  banc. 
Son  front  porte  avec  douleur  le  poids  de  ses  pensées,  le  regard  de 
ses  yeux  caves  erre  dans  le  vague;  sous  les  plis  du  large  manteau 
qui  l'enveloppe,  son  corps  tremble  de  froid;  ses  jambes  grêles, 
chaussées  de  longues  bottes,  traînent  inertes  sur  le  pavé.  Déjà 
sans  doute  il  est  miné  par  la  fièvre  qui  l'emporta;  mais  cette  fièvre, 
mal  accidentel,  si  l'on  veut,  trouva  une  proie  toute  prête,  un  corps 
détruit,  non  par  l'excès  des  plaisirs,  —  on  a  fait  justice  de  cette 
fable  niaise ,  —  mais  par  la  fatigue  mortelle  du  travail  créateur. 
Qu  on  n'essaie  pas  de  montrer  là  les  restes  d'ime  plante  qui  a  fleuri, 
puis  graine,  et  qui  enfin  se  dessèche;  il  y  faut  reconnaître  les 
ruines  précoces  d'une  organisation  que  l'âme  libre  a  dévorée  du 
feu  de  son  activité  (i). 

tt  11  doit  plus  à  l'étude  qu'à  la  nature,  »  dit  im  jour  Michel-Ange 
en  parlant  de  Raphaël.  Ce  langage,  où  perce  une  pointe  d'envie, 
était  plutôt  exagéré  que  faux.  Raphaël  fut  inspiré,  qui  en  doute?  A 
on  moment  donné,  il  peignait  avec  tant  de  sûreté  qu'il  semblait 
produire  la  beauté  sans  l'avoir  cherchée.  Cependant,  quand  ses 

•  élèves,  émerveillés  de  cette  facilité,  lui  en  demandaient  la  cause  : 
«  Je  n'ai  jamais  rien  négligé,  »  répondait-il  loyalement.  Ce  qu'il 
n'avait  jamais  négligé,  c'était  la  préparation,  l'étude  préalable, 
consciencieuse,  prolongée.  Cette  spontanéité  sans  pareille  n'était 


(1)  Ce  petit  dessin  de  Uarc-Antoine  est  reproduit  photographié  en  tète  da  Tolume  de 
M.  Gruyer  sur  les  Chambres  de  Raphaôl.  Les  exemplaires  gravés  en  sont  très  rares. 


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78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  dernier  terme  et  la  juste  récompense  d'une  courageuse 
incubation.  Ses  esquisses  l'attestent.  On  n*y  aperçoit  pas,  il  est 
vrai ,  la  trace  de  préocupations  anatomiques  excessives.  Quoiqu'il 
connût  à  fond  le  .squelette  et  J'écorché,  jamais  il  n'a  cédé  à  la 
tentation  de  donner  au-dessous  une  saillie  exagérée.  A  l'exemple 
des  Grecs,  il  s'est  contenté,  le  plus  souvent  du  moins,  d'étudier  la 
nature  animée;  mais  comme  iM'a  regardée,  connue,  comprise  !  C'est 
le  modèle  vivant  qu'il  prensdt  pour  guide,  et  presque  toujours  il 
commençait  par  esquisser  ses  personnages  tout  à  fait  nus,  même 
quand  il  devait  les  peindre  drapés.  Ainsi  furent  dessinés  Alexandre 
et  Éphestion  dans  /^  Mariage  de  Roxane^  les  deux  disciples  éblouis 
et  renversés  aux  pieds  du  Christ  dans  la  Tram  figuration  ^  deux 
honmies  de  /«  Mise  au  tombeau  et  d'autres  encore.  Les  bras  et  k 
jambe  gauche  de  la  Vierge  de  la  Grande  sainte  Famille  y  si  admira- 
blement drapés,  sont  découverts  au  contraire  dans  le  dessin  primitif 
au  crayon  rouge,  qui  est  au  Louvre  ainsi  que  le  tableau.  Raphaël 
n'improvisait  pas,  qu'on  le  sache  bien.  Il  connaissait,  lui  aussi,  les 
tâtonnemens,  les  retours  sur  lui-même,  les  humbles  repentirs. 
Prenez  le  fac-similé  des  études  tracées  poiu-  F  École  d'Athènes^ 
vous  y  verrez  la  position  des  jambes  de  Diogène  plusieurs  fois  mo- 
difiée. Le  trait  juste  n'est  pas  venu  d'emblée,  la  ligne  vraie  et  ex- 
pressive s'est  fait  attendre.  Chacun  se  rappelle  cette  figure  de 
femme  à  genoux,  d'une  tournure  superbe,  qui  est  au  bas  du  tableau 
de  la  Transfiguration  et  que  reproduit  aussi  la  fresque  d'Hélio- 
dore;  le  fac-similé  du  dessm  démontre  qu'elle  a  été  patiemment 
élaborée  d'après  une  femme  du  peuple.  Sur  cette  même  feuille, 
vous  pouvez  suivre  les  phases  qu'a  traversées  la  pensée  hésitante 
du  mattre.  Il  a  cherché,  il  a  changé  les  plis  de  la  coiffure,  ajouté 
des  bandelettes,  recommencé  trois  fois  la  tête,  allongé  le  bas  de 
la  robe.  Lorsque  les  filles  du  Transtevère  ne  lui  offraient  pas  la 
beauté  par  lui  rêvée,  il  poursuivait  cet  invisible  objet  jusqu'à  ce  que 
son  imagination  l'eût  conçu  et  sa  main  fixé.  Cette  poursuite  était 
laborieuse;  on  ne  peut  en  douter  en  lisant  la  lettre  à  Baltbazar 
Castiglione  où  sont  exprimés  le  regret  de  n'avoir  pas  de  modèles 
assez  beaux  et  l'habitude  d'y  suppléer. par  la  conception  réfléchie 
d'une  beauté  idéale.  Après  ces  préparations  savantes  et  minu- 
tieuses, son  œuvre  s'épanouissait  enfin,  naturelle  et  fraîche  à  l'égal, 
d'une  fleur.  Le  fait  est  vrai;  mais  pourquoi  donc  n'en  raconter  que 
la  moitié  et  dissimuler  les  efforts  très  calculés,  très  volontaires,  au 
prix  desquels  le  roi  des  peintres  a  conquis  sa  couronne? 

Ainsi  l'œuvre  païenne  de  Raphaël  est  le  fruit  de  son  génie  per- 
sonnel beaucoup  plus  que  le  produit  de  son  milieu.  Pareillement 
c'est  l'âme  du  peintre  bien  plus  que  l'âme  de  son  temps  qui  res- 


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LOECFRE    païenne    DE    RAPHAËL.  79 

pire  dans  ses  personnages.  S'il  fut,  comme  on  l'assure,  le  fils  de 
son  siècle,  il  faut  avouer  que  l'enfant  ressembla  peu  à  son  père. 
Ace  moment,  nous  dit- on,  le  peuple  est  païen  par  tempérament, 
et  les  gens  bien  élevés  sont  par  éducation  incrédules.  Epicuriens 
et  superstitieux ,  tels  sont  alors  les  Italiens  selon  Luther  et  selon 
la  vérité.  Les  esprits  sont  cultivés,  les  cœurs  restent  féroces.  «  Ces 
gens  font  des  actions  sauvages  et  des  raisonnemens  d'hommes  ci- 
vilisés :  ce  sont  des  loups  intelligens,  »  dit  M.  Taine.  Soit,  ad- 
mettons l'exactitude  de  ce  portrait,  quoiqu'on  y  voie  des  couleurs 
tranchées,  presque  criardes,  et  point  de  nuances;  mais  enfin  qu'y 
a-t-il  de  commun  entre  Raphaël  et  cette  image  de  l'Italien  aux  pre- 
miers jours  de  la  renaissance  ?  Est-ce  que  le  Sanzio  est  païen  ou 
mcrédole,  épicurien  ou  superstitieux?  Est-ce  qu'il  accomplit  des 
actions  sauvages  et  raisonne  en  homme  raffiné  ?  Pour  ses  œuvres, 
on  a  prouvé  qu'il  n'en  est  rien,  et  quant  à  l'homme,  où  trouver 
une  incarnation  plus  aimable  et  plus  achevée  de  la  sympathie? 
Quelle  grâce  dans  la  bonté,  quelle  magique  puissance  d'attraction  ! 
Tout  enfant,  il  n'a  qu'à  paraître,  les  cœurs  sont  gagnés.  A  seize  ans, 
il  a  déjà  des  amis,  tels  que  Gaudenzio  Ferrari  et  Girolamo  Genga, 
qui  deviennent  soudain  ses  élèves  et  qui  lui  demeurent  fidèles 
au-delà  même  de  la  mort.  Au  même  âge,  il  rétablit  la  concorde 
au  sein  de  sa  famille  divisée ,  apaise  son  irritable  marâtre  et  as- 
sure l'existence  de  sa  jeune  sœur  Elisabetta.  Plus  tard ,  célèbre  et 
opulent,  sa  générosité  croit  et  s'élève  comme  sa  fortune.  En  voici 
une  preuve  :  il  y  avait  à  Rome  vers  1519  un  vieillard  d'une  science 
et  d'un  stoïcisme  extraordinaires ,  nommé  Fabio  Calvo ,  de  Ra- 
venne.  Cet  homme  méprisait  l'argent,  et  abandonnait  à  ses  parens 
un  traitement  que  lui  faisait  le  pape.  Il  se  nourrissait  d'herbes  et 
de  laitues,  logeait  dans  un  trou  pire  que  le  tonneau  de  Diogëne. 
Exténué  de  travail,  il  était  tombé  malade  et  allait  mourir.  Quelqu'un 
cependant  veillait  sur  lui.  —  «  Fabio  est  soigné  comme  im  enfent, 
dit  on  témoin  oculaire,  par  le  très  riche  et  très  estimé  Raphaël  d'Ur- 
bÎQ,  jeune  homme  de  la  jplus  rare  bonté  et  d'un  esprit  admirable.  » 
—  Inaccessible  à  l'envie,  Raphaël  défendait  contre  la  mobilité  ca- 
pricieuse et  destructive  des  papes  les  œuvres  de  ses  prédécesseurs. 
Non-seulement  il  savait  supporter  la  redoutable  concurrence  de  ses 
grands  riraux,  mais  il  leur  rendait  hommage  et  remerciait  Dieu  pu- 
bliquement de  l'avoir  fait  naître  au  temps  de  Michel-Ange.  Pour  ses 
élèves,  c'était  un  père.  N'ayant  nul  goût  posr  la  domination,  exempt 
de  cette  humeur  despotique  qu'on  a  reprochée  à  Louis  David,  il  a 
néanmoins  marqué  de  son  empreinte  une  li^ée  de  disciples.  Il  était 
leur  souffle,  leur  muse;  il  fut  la.  joie;  la  lumière  et  la  vie  de  ses 
amis.  Tous  auraient  dit  conmie  la  duchesse  leanne  de  Stora,  l'une 


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80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ses  premières  protectrices  :  «  lo  lo  amo  sommamenle.  »  Tous  le 
pleurèrent  aussi  amèrement  que  Castiglione,  qui  écrivait  :  «  Je  suis 
en  bonne  santé;  mais  il  me  semble  que  je  ne  suis  plus  à  Rome, 
puisque  mon  Raphaël  n'y  est  plus.  Ma  non  mi  pare  essere  à  Romay 
perché  non  vi  è  pià  il  mio  poveretto  Rafaello.  »  Gomment  n*avoue- 
t-on  pas  que  c'est  là  un  caractère  unique,  une  âme  profondément 
originale?  Si  on  l'avoue,  comment  ne  reconnaît-on  pas  que  cette 
âme  fut,  après  son  génie,  la  source  la  plus  vive  des  inspirations  de 
l'artiste,  et  qu'il  convient  d'y  voir  bien  moins  le  reflet  que  l'anti- 
thèse des  mœurs  de  ce  temps? 

Ce  milieu,  a-t-on  dit,  était  d'une  part  mystique  et  superstitieui, 
de  l'autre  païen  et  épicurien.  Or  chez  Raphaël  que  remarque-t-on 
de  semblable?  Nulle  part  je  n'ai  lu  qu'il  fût  superstitieux.  Sa  can- 
deur n'avait  rien  de  mystique;  les  nonnes  de  Saint- Antoine  de 
Padoue  le  lui  firent  sentir  le  jour  où  elles  lui  enjoignirent  de  voiler 
Jésus  enfant,  que  le  jeune  peintre  avait  représenté  et  qu'il  repré- 
senta toujours  dans  sa  nudité  naïve.  Dévot,  il  ne  l'était  guère.  «  Il 
est  impossible  de  nier  que  Raphaël  n'ait  été,  comme  chrétien  encore 
plus  que  comme  artiste,  trop  souvent  infidèle  aux  pures  traditions 
qu'il  avait  apportées  de  l'Ombrie.  »  Tel  est  l'aveu  du  plus  ortho- 
doxe des  récens  historiens  de  l'art  chrétien,  M.  Rio.  Le  Sanzlo 
n'était  pourtant  point  en  révolte  contre  l'église,  tant  s'en  faut.  Il 
n'avait  pas  non  plus  avec  le  pape,  comme  Michel-Ange,  de  vio- 
lentes altercations,  suivies  de  ruptures  et  de  raccommodemens  ; 
mais  sa  manière  d'agir,  qu'on  n'a  pas  assez  remarquée,  était  très 
indépendante  sous  les  apparences  de  la  douceur  et  de  la  soumis- 
sion. En  somme,  il  ne  faisait  guère  que  ce  qu'il  voulait.  Il  lui  ar- 
riva même,  à  l'occasion,  de  donner  en  souriant  de  piquantes  le- 
çons à  ceux  qui  l'approchaient,  fussent -ils  cardinaux.  Ainsi  fra 
Bartolomeo,  ayant  été  obligé  par  sa  mauvaise  santé  de  quitter 
Rome,  avait  laissé  à  son  ami  Raphaël  le  soin  de  terminer  un  groupe 
de  saint  Pierre  et  saint  Paul  commencé  pour  l'église  Saint-Syl- 
vestre. Deux  cardinaux  vinrent  voir  le  tableau,  et  critiquèrent  le 
visage  un  peu  trop  rouge  des  deux  saints.  «'N'en  soyez  pas  surpris, 
répliqua  Raphaël,  c'est  à  dessein  que  je  les  ai  peints  de  cette  cou- 
leur; on  doit  penser  en  effet  que  saint  Pierre  et  saint  Paul  rougis- 
sent au  ciel  autant  que  sur  ce  tableau  en  voyant  l'église  gouvernée 
par  des  gens  tels  que  vous.  »  Le  mot  doit  être  vrai;  il  est  rapporté 
par  Balthazar  Castiglione  au  premier  chapitre  de  son  Cortegiano. 
On  y  entend  comme  le  prélude  des  récriminations  formidables  dont 
Luther,  quatre  ans  plus  tard,  fit  retentir  le  monde.  Nous  ne  pré- 
tendons pas  néanmoins  mettre  ici  en  doute  les  sentimens  ortho- 
doxes de  Raphaël.  Évidemment  il  vécut  et  il  est  mort  dans  la  foi 


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l'oeuvre    païenne    de    RAPHAËL.  81 

catholique;  mais  le  culte  du  peintre  fut  pour  la  seule  beauté,  et, 
quand  il  s'agit  d'art,  l'orthodoxie  n'est  que  là. 

Cet  amour  de  la  pure  beauté,  qui  l'a  dégagé  des  liens  de  l'ascé- 
tisme, Ta  aussi  préservé  de  la  corruption  à  laquelle  presque  per- 
sonne n'échappait  autour  de  lui.  S'il  eût  procédé  uniquement  de 
son  siècle,  il  eût  été  épicurien  comme  Bembo,  libertin  comme  Bib- 
biena,  magnifiquement  voluptueux  comme  Agostino  Ghigi,  indécent 
comme  le  Sodoma.  Qu'on  décrive  aussi  complaisamn)ent  qu'on  vou- 
dra les  orgies  de  la  renaissance,  ses  fêtes  de  nuit,  ses  larges  festins 
ou  plutôt  ses  ripailles  gigantesques,  dignes  d'exciter  la  verve  de 
Babelais,  —  qui  du  reste  allait  venir,  —  on  ne  pourra  mêler  une 
seule  fois  à  ces  folies  sensuelles  ni  la  personne  ni  le  nom  de  Ra- 
phaël. Les  amours  de  ses  contemporains,  celles  de  ses  amis,  sont 
publiques  et  connues.  On  sait  quelle  fut  la  Morosina,  cette  femme 
célèbre  par  sa  beauté  avec  laquelle  se  lia  Bembo  et  qui  lui  donna 
trois  enfans.  On  n'est  pas  non  plus  sans  quelques  renseignemens 
sur  ilraperia,  la  superbe  maîtresse  de  l'opulent  Chigi.  De  la  jeune 
fille  qu'aima  passionnément  Raphaël,  qu'a-t-on  à  raconter?  Rien, 
sinon  qu'elle  se  nommait  Margarita,  qu'elle  était  d'une  beauté  ir- 
résistible, et  que  son  amant  lui  demeura  fidèle  jusqu'à  la  mort. 
«Deux  phrases  de  Vasari  et  deux  portraits,  dit  Passavant,  voilà 
tout  ce  qu'on  a  d'authentique  sur  la  maltresse  de  Raphaël.  »  Le 
reste  n'est  qu'un  amas  d'inventions  qui  tantôt  se  contredisent  et 
tantôt  sont  aussi  peu  certaines  que  ce  nom  de  la  FortiarinUy  ima- 
giné seulement  au  milieu  du  xviii*  siècle.  Un  voile  impénétrable 
jusqu'ici  cache  aux  regards  curieux  de  la  postérité  le  mystère  de 
leurs  amours.  En  cela  comme  en  toute  chose,  Raphaël  diffère  de 
son  siècle,  et  lui  donne  la  leçon  au  lieu  de  le  prendre  pour  exemple. 
Dans  sa  libre  affection,  comme  dans  son  œuvre  païenne,  la  passion 
se  revêt  de  décence  et  la  volupté  de  candeur.  En  jugeant  la  liaison  de 
Raphaël  et  de  Margarita,  l'histoire  ne  doit  pas  oublier  cette  circon- 
stance atténuante.  Il  faut  se  souvenir  aussi  que  cette  jeune  fille,  qui 
Tinspira  plus  d'une  fois,  ne  fit  pas  déchoir  son  génie.  Avait-elle 
grandi  en  intelligence  et  en  noblesse  morale  au  contact  d'une  âme  si 
rare?  Qui  sait?  Quoi  qu'il  en  soit,  si  devant  la  séduisante  créature 
le  cœur  de  l'homme  faiblissait,  devant  ce  modèle,  quelque  splendide 
qu'il  fût  et  peut-être  à  cause  de  sa  beauté  même,  l'artiste  ressai- 
sissait ses  droits  et  sa  puissance,  et  imposait  à  cette  image  accom- 
plie, mais  réelle,  la  forme 'plus  parfaite  encore  de  ses  conceptions. 
Nous  venons  d'étudier  les  antécédens  historiques,  les  traits  es- 
sentiels et  les  sources  psychologiques  de  l'œuvre  païenne  de  Ra- 
phaël. Que  conclure  de  cette  recherche  par  rapport  aux  caractères 
propres  du  génie  de  l'artiste?  Son  originalité  serait  bien  petite, 

lonE  Lxxvi.  —  1868.  6 


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82  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

s'il  n'avait  cherché  que  le  plaisir  pittoresque  de  faire  de  beaux 
corps,  et  c'eût  été  reculer- fort  en-deçà  de  l'art  païen  lui-même, 
qui  dès  l'époque  de  Périclès  sut  mettre  l'âme  dans  le  marbre.  Une 
critique  fondée  sur  les  faits  reconnaît  que,  loin  de  revenir  en  ar- 
rière, Raphaël  a  continué  et  mené  à  son  terme  un  mouvement  qui 
tendait,  depuis  les  premiers  jours  de  l'église,  à  fondre  harmonieu- 
sement la  beauté  grecque  et  l'idéal  chrétien.  Il  ne  s'est  point  arrêté 
là.  Un  conciliateur  de  cette  force  domine  les  élémens  qu'il  accorde, 
et  communique  à  ce  qu'il  réunit  une  fécondité  inattendue.  C'est 
ici  que,  selon  nous,  on  touche  au  vif  l'individualité  de  Raphaël. 
Supérieur  à  son  milieu  par  l'intelligence  et  par  le  caractère,  tout 
en  mettant  librement  à  profit  ce  que  l'antiquité,  le  moyen  âge  et 
la  renaissance  elle-même  lui  avaient  appris,  il  a  découvert  un 
idéal  nouveau  de  beauté  plastique,  et  au  moyen  de  cette  forme 
il  a  exprimé  l'âme  moderne.  La  supériorité  de  l'homme  répond 
à  celle  de  l'œuvre  ;  celle-ci  est,  pour  la  meilleure  part,  expliquée 
par  celle-là,  et  toutes  deux  contiennent  la  raison  d'une  influence 
et  d'une  autorité  dont  l'histoire  de  l'art  ne  présente  pas  un  se- 
cond exemple.  Les  lois  esthétiques  que,  sans  les  rédiger  en  for- 
mules, Raphaël  a  posées  et  consacrées  en  les  appliquant,  ces  lois 
durent  encore  et  dureront  longtemps.  Il  a  déterminé  les  conditions 
auxquelles  la  beauté  nue  peut  devenir  l'expression  visible  de  l'esprit 
libre  et  du  sentiment  laïque  des  modernes.  Il  a  montré  comment 
un  corps  sans  voile  traduit  avec  autant  de  noblesse  que  d'éclat  la 
sympathie,  la  douleur  morale,  la  tendresse  paternelle,  l'amour 
ardent,  l'oubli  des  offenses,  les  états  de  l'âme  enfin,  tels  que  les 
observe  la  philosophie  en  dehors  de  toute  préoccupation  de  dogme 
établi  ou  d'orthodoxie  religieuse.  Depuis  qu'il  a  ainsi  réconcilié 
Vénus  avec  Psyché  et  le  corps  avec  l'âme  en  laissant  la  préémi- 
nence à  celle-ci,  la  plupart  des  grands  peintres  ont  renouvelé  pé- 
riodiquement cette  alliance  de  la  beauté  plastique  avec  la  beauté 
invisible.  Ils  n'ont  pas  redouté  la  splendeur  de  la  forme  physique, 
ils  n'ont  pas  pensé  non  plus  que  le  but  de  l'art  pût  être  un  seul  in- 
stant la  nudité  en  elle-même,  le  signe  dépouillé  de  signification. 
Ils  ont  senti  que  le  nu  est  un  langage  ou  merveilleux  ou  détestable, 
qui  corrompt  aussitôt  qu'il  n'élève  plus,  et  qui,  pour  élever,  ne  doit 
rendre  que  ce  qui  est  pur  ou  grand.  Poussin,  l'austère  contempo- 
rain de  Corneille,  de  Pascal  et  de  Descartes,  n'héâte  pas  à  peindre 
la  Vérité  toute  nue;  mais  il  la  montre  enlevée  au  ciel  sur  les  ailes 
du  Temps,  qui  la  soustrait  aux  outrages  de  l'Envie.  Lesueur,  ce 
doux  et  virginal  génie,  a  pu  sans  se  démentir  retracer  l'histoire  de 
l'Amour,  qui  se  confond  avec  celle  de  Vénus,  parce  que  la  grâce 
naïve  et  chaste  abonde  dans  ses  compositions  mythologiques.  Le- 


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LOELVRE    païenne    DE    RAPHAËL.  83 

sueur,  il  est  vrai,  n'était  qu'un  disciple  inconscient  du  peintre 
de  la  Farnésine,  qu'il  n'a  presque  pas  connu.  De  nos  jours,  en 
France,  Raphaël  a  servi  de  guide  à  d'admirables  talens.  La  Source^ 
fraîche  et  pure  comme  l'eau  qui  baigne  ses  pieds,  YAngéliquey  pa- 
thétique et  belle  malgré  l'inutile  gonflement  de  son  cou,  sont  parmi 
les  plus  solides  titres  de  gloire  de  M.  Ingres.  On  n'a  pas  mesuré 
toute  l'originalité  de  Flandrin  quand  on  n'a  pas  contemplé  à  Saint- 
Germain -des- Prés  cette  Eve  si  touchante  appuyant  sur  l'épaule 
d'Adam  son  front  chargé  de  remords  et  de  honte.  Ces  Toies  de  la 
plastique  i^iritualiste,  d'autres  les  ont  trouvées  ardues  et  les  ont 
désertées.  Ils  ont  cru  ou  feint  de  croire  que  la  nudité,  tour  à  tour 
insignifiante,  effrontée,  imbécile  ou  même  repoussante,  avait  le  droit 
d'attirer  les  regards.  Que  dire  à  ces  incorrigibles  qu'on  ne  leur  ait 
cent  fois  et  inutilement  répété?  Laissons-les  donc  vivre  et  mourir 
dans  les  bras  de  la  muse  réaliste  qui  les  a  si  bien  inspirés;  mais' 
c'est  pour  la  critique  un  devoir  impérieux  de  proposer  à  la  généra- 
tion qu'ils  n'ont  pas  encore  séduite  l'étude  du  génie,  du  caractère, 
des  efforts  de  Raphaël,  et  de  montrer  comment  il  a  renouvelé  la 
beauté  plastique  en  y  mettant  la  chaleur  sympathique  de  son  âme 
et  la  sévë  intellectuelle  d'un  spiritualisme  indépendant.  Puisque 
l'utile  coutume  s'établit  enfin  de  traiter  les  artistes  en  gens  raison- 
nables et  de  philosopher  devant  eux,  répétons-leur  cette  vérité  phi- 
losophique qu'à  l'inverse  des  plantes  et  des  animaux  les  peintres 
sont  des  êtres  libres.  Ajoutons  qu'à  ce  titre  c'est  d'eux  que  dépend 
au  plus  haut  degré  leur  progrès  ou  leur  abaissement.  Qu'ils  appren- 
nent enfin  que  le  progrès  de  quiconque  est  libre  se  reconnaît  à  ce 
double  signe,  qu'il  subit  de  moms  en  moins  l'empreinte  des  hommes 
et  des  choses,  et  qu'il  impose  de  plus  en  plus  aux  choses  et  même 
aux  hommes  la  marque  de  sa  propre  pensée. 

CflAALES   LÉVÊQDE. 


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LE 


DRAME  RELIGIEUX 


DD  MOYEN  AGE  JUSQU'A  NOS  JOURS 


Das  geistliche  Schauspiel,  gesdàchlUclie  Uehemcht  (Le  Théâtre  spirituel,  aperçu^ historique), 
par  le  D'  K.  Hase. 


Nous  savons  tous  que  les  origines  du  théâtre  moderne,  comme 
celles  du  théâtre  grec,  sont  religieuses.  Né  dans  Téglise  et  de  l'é- 
glise, il  s'est  peu  à  peu  distingué,  puis  détaché  du  giron  maternel 
pour  vivre  de  sa  vie  propre  et  se  séculariser  de  plus  en  plus,  La 
vieille  mère  prétend  même  que,  depuis  son  émancipation,  il  est 
devenu  très  mauvais  sujet;  mais  c'est  une  querelle  de  famille  qui 
ne  nous  regarde  pas  pour  le  moment.  Tous  les  pays  de  l'Europe  oc- 
cidentale possèdent  maintenant  sur  le  drame  primitif  une  littérature 
très  riche  et  qui  s'enrichit  tous  les  jours.  Les  lecteurs  de  la  Revue 
n'ont  pas  oublié  les  savantes  études  de  M.  Ch.  Magnin  sur  les  Ori- 
gines du  théâtre  ynoderna.  Depuis  qu'elles  ont  été  publiées,  d'au- 
tres ouvrages  estimables  ont  encore  accru  ce  répertoire  spécial.  Ce 
qui  manque,  du  moins  en  France,  c'est  une  vue  d'ensemble  sur  les 
rudimens  et  les  transformations  successives  du  drame  religieux, 
une  notion  précise  de  la  loi  qui  en  a  réglé  le  développement ,  et 
c'est  un  aperçu  général  de  ce  genre  que  nous  aimerions  à  donner 
en  profitant  de  l'excellent  livre  de  M.  K.  Hase,  le  théologien  artiste 
d'Iéna,  bien  connu  par  ses  nombreux  travaux  d'érudition  historique 


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LE    DRAME    RELIGIEUX.  85 

et  dogmatique.  M.  Hase  possède  à  un  degré  incomparable  Tart  de 
rendre  piquans  les  sujets  les  plus  secs  à  force  d'esprit,  à! humour 
et  souvent  de  malice;  il  était  donc  mieux  préparé  que  personne  à 
traiter  comme  il  convient  une  question  qui  réclame  autant  de  sa- 
voir que  de  goût  littéraire,  autant  de  sympathie  pour  le  moyen  âge 
que  d'indépendance  dans  les  idées  (1).  Nous  diviserons  notre  essai 
en  périodes,  afin  de  relever  le  caractère  propre  de  chacune  d'elles 
et  de  montrer  comment  chacune  est  sortie  avec  sa  physionomie 
spéciale  de  celle  qui  l'a  précédée. 


I. 

La  première  période  va  de  la  fin  du  x*  siècle  au  xiii*.  Le  drame 
religieux  pendant  tout  ce  temps  fait  encore  partie  intégrante  du 
culte  de  l'église.  C'est  ce  que  les  recherches  les  plus  récentes  ont 
mis  en  pleine  lumière.  Le  culte  chrétien  en  effet,  didactique,  médi- 
tatif et  très  simple  dans  les  premiers  siècles,  était  devenu  sacerdo- 
tal, mystique,  riche  en  cérémonies  symboliques  destinées  à  peindre 
aux  yeux  ce  qu'on  voulait  dire  aux  âmes.  11  se  concentrait  désor- 
mais dans  la  messe,  c'est-à-dire  qu'il  était  devenu  essentiellement 
dramatique  :  il  reproduisait  quotidiennement  l'auguste  tragédie  du 
Calvaire.  Le  goût  inné  de  l'âme  humaine  pour  le  drame  en  action 
avait  fini  par  faire  oublier  l'anathème  impitoyable  que  les  premières 
générations  chrétiennes,  Tertullien  en  tête,  lançaient  contrq  le 
théâtre.  Il  est  vrai  que  les  infamies  dont  les  représentations  scé- 
niques  étaient  alors  souillées  devaient  paraître  insupportables  au 
sens  très  élevé  que  la  première  église  avait  de  la  moralité  et  de  la 
dignité  humaines.  Les  histrions  étaient. à  peine  mieux  vus  de  la 
société  païenne  que  des  chrétiens.  La  mythologie  ne  sei'vaît  plus 
guère  qu'à  fournir  des  motifs  graveleux,  souvent  de  la  dernière 
indécence.  N'y  eut-il  pas  une  impératrice  qui  se  montra  nue  sur  la 
scène  dans  le  rôle  de  Léda  caressée  par  son  cygne?  De  nos  jours 
même,  où  le  mal  est  bien  moindre,  si  le  théâtre  n'avait  à  nous 
offrir  que  les  platitudes  licencieuses  honorées  par  d'augustes  suf- 
frages, saurions-nous  toujours  distinguer  le  principe  légitinie  de 
l'application  mauvaise?  Quand  de  plus  les  jeux  scéniques  offraient 
à  la  foule  le  spectacle  de  supplices  abominables,  était-il  possible  à 

(1)  H.  Hase  est  depuis  longtemps  une  des  grandes  lumières  théologiques  de  PAlle- 
Bttgne.  Né  en  1800  à  Steinbach  (Saxe),  primt  docent  à  Tubingue  en  1825,  ayant  subi 
une  captiTité  d'nn  an  pour  crime  d'affiliation  à  une  société  allemande  unitaire  et  libe- 
lle, il  fat  nommé  en  1829  professeur  de  théologie  h  léna,  et  n'a  cessé  depuis  lors  d*y 
représenter  l'heureuse  alliance  de  la  liberté  scientifique  et  du  sentiment  religieux. 


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86  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

des  intelligences  droites  de  ne  pas  ressentir  les  plus  violentes  an- 
tipathies contre  un  pareil  genre  de  distraction?  Ces  raisons,  jointes 
à  la  répulsion  générale  que  leur  inspirait  l'ensemble  de  la  civilisa- 
tion païenne,  amenèrent  les  chrétiens  de  l'époque  militante  à  dé- 
clarer une  guerre  à  mort  à  tout  ce  qui  s'appelait  représentation 
dramatique. 

Cependant  à  peine  le  christianisme  fut-il  vainqueur,  que  ce  ri- 
gorisme se  relâcha.  On  ne  put  empêcher  les  masses  christianisées 
de  rechercher  leur  plaisir  traditionnel;  tout  ce  qu'on  put  faire  fut 
d'en  réprimer  l'indécence  et  d'en  bannir  les  scènes  de  cruauté.  Le 
iv*  siècle  vit  même  paraître  la  première  tragédie  chrétienne,  le 
Christ  souffrant  [Christos  paschôn),  attribuée  à  l'éloquent  prédica- 
teur Grégoire  de  Nazianze.  A  dire  vrai,  cette  première  tragédie 
chrétienne  ne  vaut  pas  grand'chose.  L'action  se  passe  loin  de  la 
scène,  elle  est  racontée  au  spectateur  par  des  messagers  qui  se  suc- 
cèdent sans  (in.  Un  bon  tiers  des  vers  qui  la  composent  sont  volés 
à  Euripide.  Cela  fait  penser  à  ces  nombreuses  églises  chrétiennes 
que  l'on  construisait  alors  avec  les  colonnes  et  les  pierres  enlevées 
aux  vieux  temples.  Cette  composition  fut  d'ailleurs  un  phénomène 
isolé,  et  n'eut  point  l'influence  qu'on  lui  a  quelquefois  accordée  à 
tort  sur  les  origines  du  drame  chrétien.  Ce  ne  fut  pas  non  plus  l'é- 
glise qui  tua  le  théâtre  antique;  il  tomba  tout  seuJ.  Per  omnes  ci- 
vitales  cadunt  theaira  inopia  rerum^  dans  toutes  les  cités  les  théâ- 
tres meurent  de  pénurie,  dit  Augustin,  qui,  dans  sa  jeunesse,  les 
avait  fréquentés  avec  passion.  L'a^ppauvrissement  graduel  des  villes 
et  des  campagngs,  les  invasions»  la  tristesse  universelle,  le  peu 
d'attrait  que  la  perpétuelle  reproduction  des  scènes  antiques  devait 
exercer  désormais  sur  des  générations  fatiguées,  l'absence  totale 
d'hommes  capables  de  renouvder  le  répertoire,  tout  hâta  la  déca- 
dence, et,  quand  le  moyen  âge  commença,  la  classe,  naguère  si 
brillante,  si  nombreuse,  des  acteurs  voués  à  l'amusement  de  la 
foule  ne  fut  plus  représentée  que  par  quelques  bandes  errantes  de 
jongleurs,  gens  de  réputation  équivoque,  succédant  peut-être  sans 
interruption  aux  mimes  italiens  et  aux  bardes  celtiques,  mais 
n'ayant  aucune  valeur  comme  artistes.  On  s'est  encore  trompé  quand 
on  a  voulu  trouver  les  origines  du  drame  moderne  dans  les  essais 
de  quelques  moines  de  l'époque  carlovingienne,  surtout  dans  les 
six  comédies  de  la  savante  nonne  Rotswitha.  Vers  980,  au  fond  de 
son  cloître  saxon  de  Gandersheim,  Rotswitha  ressentit  l'ambition 
de  remplacer  et  de  faire  oublier  Térence,  qui  trouvait,  paraît-il^  de 
trop  nombreux  admirateurs  parmi  les  habîtans  des  monastères.  Le 
latin  de  Térence  fut  tout  étonné  de  servir  à  glorifier  la  vie  des 
saints,  leurs  martyres  et  la  supériorité  de  l'amour  divin  sur  l'amour 


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LE   DRAME   RELIGIEUX.  87 

terrestre  (1).  Ces  comédies,  à  la  fois  pédantes  et  naïves,  non  plus 
que  les  quelques  pastiches  analogues  remontant  à  la  même  époque, 
ne  sortifent  jamab  des  cloîtres;  elles  n'eurent  aucune  action  sur  le 
peuple,  qui  d'sûlleurs  ne  comprenait  plus  rien  à  ce  latin-là. 

C'est  dans  la  m^sse,  dont  le  caractère  dramatique  devient  surtout 
marqué  à  partir  de  Grégoire  le  Grand,  c'est  dans  la  procession,  dé- 
rivée de  la  messe,  que  l'érudition  contemporaine  trouve  le  germe 
da  drame.  Pendant  la  semaine  sainte  particulièrement,  le  clergé, 
suivant  l'exemple  venu  de  Rome,  cherche  à  rehausser  l'impression 
de  la  fête  rdigieuse  au  moyen  d'antiennes,  de  chants  dialogues, 
de  chœfurs  se  répondant,  de  soli  répartis  entre  les  divers  person- 
nages de  la  Passion.  Encore  aujourd'hui  l'office  catholique  de  la  se- 
maine sainte  contient  un  chant  à  trois  voix,  l'une  narrant  l'Évan- 
gOe,  l'autre  reproduisant  les  paroles  des  Juifs,  la  troisième  répétant 
cdles  du  Christ.  Bientôt  l'œil  eut  sa  part  comme  l'oreille  à  ces  re- 
présentations périodiques.  A  côté  du  Christ  et  de  ses  disciples,  on 
vit  figurer  près  de  Fautel  et  dans  les  processions  Adam  et  Eve  por- 
tant l'arbre  de  la  connaissance,  Jean  le  précurseur  et  son  agneau. 
Judas  et  sa  grande  bourse,  le  diable  et  le  bourreau,  bientôt  aussi 
le  saint  patron  de  la  localité,  surtout  quand  il  s'avançait  à  cheval 
et  traînant  après  lui  quelque  monstre  vaincu.  Presque  partout  ce 
dernier  trait  se  rattache  à  quelque  vieille  fête  de  la  nature.  Les 
fêtes  de  Noël  ne  tardèrent  pas  à  rivaliser  d'éclat  avec  les  solennités 
pascales,  et  les  anciennes  fêtes  païennes  de  l'hiver  et  du  printemps 
se  perpétuèrent  sous  cette  forme,  adoucies,  purifiées,  ouvertes  à 
des  idées  supérieures,  mais  toujours  reconnaissables.  Une  coutume 
très  répandue,  remontant  au  x^  siècle,  fut  de  déposer  le  jour  du 
vendredi  saint  un  crucifix  sous  l'autel  dans  une  sorte  de  tombe  et 
de  l'en  retirer  le  jour  de  Pâques.  Un  concile  de  Worms  dut  même 
ordonner  que  cette  cérémonie  n'eût  lieu  qu'en  présence  du  clergé 
etlesportfô  de  l'église  fermées.  L'opinion  s'était  propagée  que  ce- 
lui qui  voyait  le  crucifix  sortir  de  son  sépulcre  était  sûr  de  ne  pas 
mourir  daas  l'année,  et  l'on  s'étouffait  aux  portes  pour  entrer  plus 
vite.  Cette  cérémonie  symbolique  donna  lieu  de  bonne  heure  à  tout 
on  petit  drame  de  la  résurrection.  Dans  plusieurs  églises,  on  vit  les 
trois  Maries  apporter  de  grand  matin  leurs  parfums  pour  oindre  le 
précieux  cadavre  et  l'ange  venir  à  leur  rencontre,  leur  annonçant 
la  grande  nouvelle.  Marie^  mère  de  douleurs,  parut  aussi,  le  cœur 
percé  d'une  flèche,  et  s'agenouilla,  en  modulant  ses  lamentations, 
devant  le  sépulcre  de  son  fils  crucifié.  C'étaient  de  jeunes  prêtres 

(f)  Une  tradoctioii  française  da  théâtre  de  Rottwitha  a  été  publiée  en  1845  par 
lLCh.Bbgnin. 


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88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  remplissaient  ces  rôles  divers.  Aucun  laïque  n'eût  osé  s'en  char- 
ger, car  ils  faisaient  encore  partie  intégrante  du  culte  sacerdotal. 
Naturellement  ce  n'était  pas  la  partie  du  culte  la  moins  goûtée 
des  fidèles,  et  cette  expérience  engagea  le  clergé  à  reproduire  aussi 
dans  les  églises  par  des  espèces  de  tableaux  vivans  les  points  sail- 
lans  de  l'histoire  biblique,  ceux  d'abord  du  Nouveau-Testament,  le 
miracle  de  Cana,  la  multiplication  des  pains,  la  cène,  la  guérison 
de  l'aveugle -né,  la  résurrection  de  Lazare  et  les  paraboles  les 
plus  populaires,  telles  que  celles  de  l'enfant  prodigue  et  des  vierges 
folles.  La  cérémonie  annuelle  du  lavement  des  pieds  est  la  plus  an- 
cienne, et  seule  elle  est  parvenue  jusqu'à  nous.  L'Ancien-Testament 
eut  son  tour,  et  avec  lui  quelques  souvenirs  de  l'antiquité  païenne 
embaumés  par  la  tradition  catholique.  A  côté  du  roi  David,  d'Ésaîe, 
de  Balaam  sur  son  ânesse,  on  vit  s'avancer  Virgile  et  la  sibylle,  ces 
deux  prophètes  suscités  du  milieu  des  gentils.  Les  fêtes  de  Noël 
poussèrent  à  confectionner  des  crèches,  des  bœufs,  des  ânes  peints. 
La  légende  voulait  absolument  que  Jésus  fût  né  au  milieu  de  ces 
innocentes  bêtes.  Les  bergers,  les  rois  mages,  Hérode,  le  petit  Jean- 
Baptiste,  les  enfans  de  Bethléem,  Anne  la  prophétesse,  le  vieux  Si- 
méon,  vinrent  à  la  suite,  puis  le  personnel  du  paradis  terrestre  et 
Satan.  Chacun  chantait  sa  partie.  De  la  sorte,  et  avant  que  les  re- 
présentations de  ce  genre  fussent  bannies  de  l'intérieur  des  églises, 
la  troupe  des  acteurs  sacrés  était  au  grand  complet,  le  magasin  des 
décors  aussi,  le  grand  drame  de  la  rédemption  pouvait  être  repré- 
senté depuis  les  jours  de  l'Éden  jusqu'à  la  résurrection  du  Rédemp- 
teur; on  peut  même  s'assurer  que  l'esprit  de  la  comédie  commen- 
çait à  bégayer  sous  ces  langes.  Dans  un  vieux  mystère  (1)  français 
du  XII®  siècle,  le  serpent  du  paradis,  repoussé  par  Adam,  va  trou- 
ver sa  compagne  et  lui  tient  un  langage  qui  amplifie  très  ingénieu- 
sement le  texte  canonique.  «  Tu  es  une  gente  et  douce  créature, 
fraîche  comme  rose,  blanche  comme  neige.  Ce  n'est  pas  bien  au 
créateur  de  t' avoir  faite  si  douce  et  Adam  si  dur;  mais  malgré  cela 
tu  es  plus  fine  que  lui,  et  tu  sais  désirer  les  choses  d'en  haut.  » 
C'est  le  chant  grégorien  qui  servait  à  tous  ces  rôles  divers.  Quand 

(1)  J'écris  mystère  pour  me  conformer  à  Tusage.  Au  fond,  Je  crois  avec  quelques  sa- 
vans  allemands  et  français  qu'on  devrait  écrire  mistère,  à  Texemple  de  nombreux  ma- 
nuscrits. Les  drames  primitifs  n'avaient  nullement  pour  but  de  représenter  les  mystères 
de  la  foi  dans  le  sens  occidental  de  ce  mot  grec,  c'est-à-dire  les  vérités  d'ordre  surnli- 
turel  inaccessibles  à  la  raison.  C'est  beaucoup  plus  tard  qu'ils  devinrent  dogmatiques. 
A  l'origine,  ils  reproduisent  purement  et  simplement  des  événemens  de  l'histoire  sacrée. 
Le  mot  mistère  vient  donc  bien  plutôt  du  latin  ministerium,  fonction,  office,  en  vertu 
de  la  même  contraction  qui  a  fait  métier  de  ménestrer.  C'est  l'auto  espagnol ,  la  fun- 
zione  italienne,  et  cette  étymologic  rappelle  naturellement  la  période  où  ces  représenta- 
tions, faisant  partie  du  culte,  étaient  dévolues  au  clergé,  qui  officiait  en  les  donnant. 


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LE    DRAME    RELIGIEUX.  89 

Dieu  lui-même  parlait,  trois  voix  mariaient  leurs  accens  en  riion- 
ueur  de  la  trinité.  On  peut  faire  remonter  en  France  jusqu'au 
XI*  siècle  ces  vastes  représentations  embrassant  toute  l'histoire  bi- 
blique. En  Allemagne,  la  plus  ancienne  composition  connue  est  du 
xci*  siècle,  et  fait  déjà  figurer  des  abstractions  personnifiées,  telles 
que  le  Paganisme  et  la  Synagogue,  qui  discutent  savamment  en- 
•  semble  jusqu'à  ce  que  TÉglise,  ayant  à  droite  la  Miséricorde  et  à 
gauche  la  Justice,  vienne  les  mettre  à  la  raison  en  leur  déroulant 
son  Credo^  qui  se  termine  ainsi  : 

Quisquis  est  cfui  crédit  aliter 
Hune  damnamus  seternaliter  (1). 

Il  n'y  a  rien  à  répliquer  à  cela.  C'est  le  prélude  de  toute  une  épo- 
pée dialoguée  représentant  Tavénenient  et  la  défaite  de  l'ante- 
cbrist,  et  où  l'empereur  d'Allemagne  a  un  rôle  superbe.  Un  docu- 
ment très  intéressant  parce  qu'il  marque  le  moment  où  le  drame 
religieux  va  quitter  le  latin  liturgique  pour  adopter  la  langue 
usuelle,  c'est  une  représentation  dialoguée  des  vierges  sages  et  des 
vierges  folles  composée  au  xi*  siècle  dans  le  midi  de  la  France.  Le 
Christ  parle  ou  plutôt  chante  le  texte  de  la  Bible  latine;  mais  il  se 
traduit  lui-même  en  vers  provençaux,  et  les  jeunes  vierges  n'em- 
ploient pas  d'autre  langue. 

On  s'aperçoit  que  le  drame  religieux,  bien  que  faisant  encore 
partie  du  culte,  s'ouvrait  par  la  force  même  des  choses  à  des  élé- 
roens  qui  n'avaient  rien  de  très  mystique.  Ni  Satan  ni  les  vierges 
folles  ne  pouvaient  parler  comme  le  Christ  ou  les  vierges  sages. 
L*amusant  se  glissait  donc  à  côté  de  l'édifiant;  il  ne  tarda  pas  à  se 
faire  une  large  place.  La  grossièreté  des  mœurs,  la  naïveté  de  la 
foi,  la  tolérance  du  clergé,  qui  d'ailleurs  prenait  sa  bonite  part  de 
l'amusement  général,  ces  indéracinables  fêtes  païennes  qui  vou- 
laient bien  se  faire  chrétiennes,  mais  qui  ne  voulaient  pas  mourir, 
concoururent  à  donner  à  la  farce  des  proportions  toujours  plus 
grandes.  Dans  le  nord  de  la  france  en  particulier,  maître  baudet 
se  vit  promu  aux  premiers  honneurs.  Il  figurait  à  divers  titres  dan  s 
les  représentations  ecclésiastiques  :  il  avait  servi  de  monture  à  Ba- 
laam,  à  la  vierge  Marie  fuyant  en  Egypte,  au  Seigneur  entrant  à 
Jérusalem;  on  le  retrouvait  encore  autour  de  la  crèche  de  Bethléem. 
On  eût  dit  qu'il  était  l'animal  sacré  par  excellence.  A  Rouen,  et 
dans  le  personnage  de  Tâne  parlant  de  Balaam,  il  remplissait  un 
des  premiers  rôles  lors  des  représentations  précédant  la  fête  de 
Noël.  On  le  menait  en  procession  à  l'église,  et  quand  Moïse,  les  pro- 

(1)  Qal  que  ce  soit  qui  croit  autrement,  —  nous  le  damnons  éterneUement. 

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90  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

phètes,  Virgile  et  la  sibylle  avaient  chanté  chacun  sa  prophétie,  un 
prêtre  blotti  sous  l'animal  prophétique  annonçait  à  haute  voix  la 
naissance  du  Christ.  Toutefois  notre  prosaïsme  occidental  n'a  jamais 
pu  voir,  comme  l'Orient,  quelque  chose  de  mystérieux  dans  la  bête 
aux  longues  oreilles  qui  a  l'air  si  placide  et  si  recueilli;  aussi  ses 
fêtes  étaient-elles  plus  joviales  qu'édifiantes.  Par  exemple  à  Sens, 
le  là  janvier  et  en  souvenir  de  la  fuite  en  Egypte,  quatre  des  prin- 
cipaux chanoines  introduisaient  dans  l'église  un  âne  richement  ca- 
paraçonné et  partant  une  jeune  fille  qui  tenait  un  petit  enfant  dans 
ses  bras,  tandis  que  le  peuple  chantait  sous  le  portail  : 

Lœta  volunt  —  Quicumque  colunt  —  Aaioada  festa  (1). 

et  la  messe  se  disait  à  peu  près  comme  à  Beauvais  en  la  même 
occasion.  A  Beauvais,  dont  l'ancien  rituel  nous  est  connu,  l'âne 
s'arrêtait  devant  l'autel,  et  y  restait  pendant  toute  la  cérémonie.  A 
l'introït,  le  chœur  répondait  :  Bin/iam!  A  un  autre  moment,  on 
forçait  la  bête  à  se  mettre  à  genoux,  et  Ton  chantait  une  prose  gro- 
tesque mi-latine,  mi-française,  dont  il  nous  suffira  de  reproduire 
les  derniers  vers  : 

Amen  dicas,  asine< 

Jam  satur  de  gramine. 

Amen,  ameiu itéra, 

Aspernare  vetera  ; 
Hez  va  !  hez  va  !  hez  va  ! 
Bialx  sire  asnes,  car  allez; 
Belle  boache,  car  chantez. 

Ce  serait  méconnaître  entièrement  l'esprit  du  temps  que  de  s'ima- 
giner qu'il  y  eût  dans  tout  cela  la  moindre  intention  railleuse  contre 
l'église  oiKses  doctrines.  Ces  incroyables  naïvetés  étaient  sérieuses. 
Elles  attestent  une  époque  de  foi  absolue,  intacte.  La  croyance  qui 
n'a  point  encore  passé  par  le  feu  de  la  controverse,  ni  senti  le  souffle 
du  doute,  inspire  une  familiarité  si  ingénue  devant  les  plus  augustes 
objets  qu'elle  se  rencontre  à  chaque  instant  sans  le  savoir  avec  ce 
que  l'impiété  peut  imaginer  de  plus  révoltant.  C'est  en  vain  que 
plusieurs^évêques,  lorsque  l'on  commença  de  se  dégrossir,  s'effor- 
cèrent d'interdire  la  célébration  de  la  fête  des  ânes.  Le  peuple  y  te- 
nait, et  il  ne  fallut  rien  moins  qu'un  arrêt  du  parlement  pour  l'abolir. 

Malgré  les  bonnes  intentions  du  peuple  et  du  clergé,  de  pareilles 
cérémonies  ouvraient  en  effet  la  porte  à  des  scandales  qui  ne  pou- 
vaient manquer  à  la  fin  d'éveiller  l'attention  des  chefs  de  l'église. 
La  fête  des  ânes,  qui  n'était  célébrée  d'ailleurs  que  dans  quelques 

(i)  Veulent  s'amuser  —  tous  ceux  qui  célèbrent  —  les  fêtes  des  ânes. 


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LE    DRAME    RELIGIEUX.  91 

localités,  ne  prêtait  pas  seule  à  des  désordres.  Les  représentations 
vivantes,  en  s'animant  de  plus  en  plus  sous  l'inspiration  de  la  fan- 
taisie et  du  goût  comique,  transformaient  trop  souvent  les  réunions 
religieuses  en  scènes  de  carnaval.  Un  décret  d'Innocent  III  de  Tan 
lîlO  blâme  vertement  les  mascarades  et  les  indécens  badinages 
f  dont  les  églises  sont  le  théâtre,  et  enjoint  aux  évéques  de  purifier 
les  saints  édifices  de  ces  souillures.  On  ne  se  soumit  que  très  len- 
tement à  ce  décret,  car  en  1227  un  concile  de  Trêves,  en  129 A  un 
ooDcUe  d'Dtrecht,  doivent  encore  s'opposer  aux  mêmes  abus.  Gomme 
pourtant  on  ne  pouvait  plus  revenir  à  la  première  mmplicité  du 
drame  religieux,  et  que  le  peuple  tenait  aux  scènes  comiques  au  ^ 
moins  autant  qu'aux  autres,  l'action  continue  du  haut  clergé  tendit, 
depuis  la  fin  du  xiu^  siècle,  à  reléguer  de  plus  en  plus  le  drame 
hors  des  murs  consacrés,  et  le  drame  ne  s'en  porta  que  mieux.  Plus 
libre  de  ses  mouvemens,  il  put  se  déployer  à  l'aise  sans  se  heurter 
contre  les  exigences  de  la  liturgie.  Il  n'avait  qu'à  rester  orthodoxe 
quant  au  dogme,  et  dans  les  premiers  temps  du  moins  il  ne  songeait 
guère  à  s'écarter  du  Credo  de  l'église. 

II. 

La  seconde  période,  qui  va  de  la  fin  du  xnr*  siècle  aux  jours  de 
la  renaissance  et  à  l'aurore  de  la  réforme,  nous  montre  le  drame 
religieux  détaché  du  sein  qui  l'a  conçu,  mais  encore  très  fidèle 
d'iBtention  à  celle  qui  l'a  enfanté.  Si  parfois  il  n'est  pas  très  ortho- 
doxe, c'est  sans  le  savoir  ni  le  vouloir.  Les  langues  populaires  l'em- 
portent décidément  sur  le  latin,  bien  que  la  marche  de  la  pièce 
soit  toujours  indiquée  dans  la  langue  de  Téglise,  et  que  souveni  des 
hymnes  latines  interrompent  le  dialogue.  Le  clergé  cesse  de  fournir 
seul  des  acteurs  à  ces  représentations,  et  même  il  s'en  reth:e  de 
plus  en  plus.  Toutefois  il  se  réserve  (encore  çà  et  là  de  jouer  les 
rôles  les  plus  augustes,  ceux  du  Christ  par  exemple ,  ou  de  Dieu  le 
père.  A  sa  place  se  forment. des  confréries  denlaïques,  celle  de 
Saint-Leu  à  Anvers,  les  frères  de  la  Passion  à  Paris,  la  société  del 
Gonfalone  à  Rome  et  beaucoup  d'autres.  Quand  il  n'y  avait  pas  de 
confrérie  spéciale,  une  ville  entière  se  décidait  à  jouer  la  Passion, 
qui  restait  toujours  le  centre  des  représentations  populaires.  Alors 
retentissait  dans  les  rues  le  cri  du  jeu  avec  fanfares  de  trom- 
pettes pour  inviter  à  la  fête  quiconque  voulait  y  coopérer  «  en 
l'honneur  du  Christ  et  pour  le  salut  de  son  âme.  »  Des  indul- 
gences étaient  attachées  à  cette  pieuse  collaboration.  Les  plus  aptes 
étaient  choisis  pour  représenter  les  principaux  personnages.  Ils 
devaient  promettre  devant  les  magistrats,  sous  la  foi  du  serment,  de 


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92  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bien  étudier  leurs  rôles  et  d'être  prêts  au  temps  opportun.  Le 
peuple  en  ma^se  se  faisait  acteur  quand  on  devait  figurer  la  marche 
des  Israélites  à  travers  le  désert,  l'entrée  du  Christ  à  Jérusalem, 
sa  comparution vdevant  Pilate.  Bientôt  les  drames  de  la  Passion  fu- 
rent si  longs  qu'il  fallut  les  diviser  en  journées,  et  encore  jouait-on 
à  peu  près  du  matin  au  soir.  On  adressait  au  ciel  des  prières  pour 
qu'il  fît  beau  temps,  car  tout  se  passait  en  plein  air.  Quelquefois 
pourtant,  à  Tours  par  exemple,  et  par  une  légère  dérogation  aux 
édits  précités,  l'église  servait  encore  de  scène,  mais  uniquement 
pour  représenter  le  paradis  céleste,  tandis  que  le  paradis  terrestre 
était  en  avant  du  grand  portail.  Le  Père  éternel  et  ses  anges  pou- 
vaient seuls  passer  librement' de  l'un  dans  l'autre. 

C'est  en  France  que  le  goût  de  la  mise  en  scène  se  déploie  le 
plus  vite.  Le  théâtre  dut  représenter  le  monde,  et  le  représenta 
selon  l'idée  qu'on  s'en  formait,  c'est-à-dire  divisé  en  trois  compar- 
timens  superposés.  Le  plus  élevé,  le  paradis  (1),  orné  de  tapis, 
d'arbres  verts,  d'un  orgue,  servait  de  résidence  au  Père,  au  Fils, 
au  Saint-Esprit,  aux  anges  et  aux*  saints.  Au-dessous  était  le  sol 
terrestre,  plus  bas  encore  l'enfer,  d'où  sortaient  et  où  rentraient  les 
diables  et  diablotins.  Le  livret  du  mystère  à' Adam  recommande 
en  toutes  lettres  que,  chaque  fois  que  le  diable  amène  une  âme  aux 
enfers,  il  se  fasse  un  grand  bruit  de  chaudrons  et  de  poêlons  «  qui 
puisse  s'entendre  de  loin.  »  En  Allemagne,  on  se  contentait  à  meil- 
leur marché.  On  se  bornait  à  exhausser  le  paradis  de  quelques  pieds 
au-dessus  du  séjour  terrestre.  Un  tonneau  renversé  suffisait  pour 
représenter  la  montagne  de  la  tentation,  et  un  tonneau  vide  pour 
figurer  le  souph-ail  de  l'enfer,  d'où  le  diable  bondissait  et  où  il  se 
retirait  avec  une  prestesse  des  plus  réjouissantes. 

Déjà  le  théâtre  fournissait  des  idées,  des  symboles  et  des  ac- 
teurs aux  fêtes  civiques.  D'après  Froissart,  lorsque  Isabeau  de 
Bavière,  l'épouse  de  Charles  VI,  entra  dans  Paris  en  1389  par  le 
rempart  de  Saint-Denis,  elle  trouva  sur  le  faîte  de  la  porte  Dieu  le 
Père,  le  Fils  et  le  %iint-Esprit,  qui  l'attendaient  entourés  de  chœurs 
enfantins  chantant  avec  une  douceur  merveilleuse.  C'était  une  ga- 
lanterie de  la  bourgeoisie  parisienne,  et  quand  la  litière  de  la  jeune 
reine  passa  sous  les  voûtes,  une  trappe  s'ouvrit,  deux  anges  pla- 
nèrent sur  elle  et  lui  mirent  sur  la  tête  une  couronne  d'or  incrustée 
de  pierres  précieuses  en  lui  chantant  ces  gracieuses  paroles  : 

Dame  enclose  entre  fleurs  de  lys, 
Roîne  estes  vous  de  Paris, 

(1)  C'est  de  là  sans  doute  que  vient  le  notn  de  paradis  donné  aujourd'hui  aux  gale- 
ries médiocrement  édénesques  qui  se  trouvent  tout  en  haut  de  nos  saUes  de  spectacle. 


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LE   DRAME    RELIGIEUX.  93 

De  France  et  de  tout  le  pays. 
Nous  en  râlions  en  paradis. 

Tout  était  encore  très  naïf.  Les  acteurs  étaient  réunis  au  grand 
complet  sur  le  théâtre  pendant  toute  la  représentation,  y  compris 
Tâne  et  le  coq  de  saint  Pierre.  Chacun  à  son  tour  se  levait  pour 
venir  réciter  son  rôle.  Parfois  on  jouait  à  la  fois  en  enfer  et  au  pa- 
radis. Un  explicateur  annonçait  le  sujet,  en  éclaircissait  les  obscu- 
rités, donnait  les  signaux  d'entrée  et  de  sortie,  prononçait  le  mot 
sile  pour  indiquer  à  l'acteur  en  scène,  fût-il  le  Christ  lui-même, 
qu'il  devait  regagner  sa  place,  et  le  mot  silete  pour  obtenir  le  si- 
lence du  public.  C'était  souvent  un  ange  ou  saint  Augustin  qui 
remplissait  ce  genre  de  fonctions,  et  l'illustre  Africain  ne  se  fût  guère 
douté,  aux  jours  de  son  épiscopat  et  lorsqu'il  témoignait  son  aver- 
âon  pour  tout  ce  qui  s'appelait  théâtre,  qu'une  telle  attribution  lui 
serait  un  jour  réservée.  Les  vêtemens  des  personnages  étaient  les 
mêmes  que  ceux  figurés  sur  les  tableaux,  d'église,  de  longues  robes 
byzantines,  le  Christ  et  le  grand-prètre  juif  portant  l'habit  épisco- 
pal.  La  nudité  des  âmes  dans  les  enfers  était  figurée  par  une  che- 
mise passée  sur  les  autres  vêtemens.  Seuls  les  petits  enfans  pou- 
vaient se  montrer  au  boii  Dieu  tels  qu'il  les  a  créés.  La  danse  fait 
aussi  son  apparition  dans  certains  mystères.  D'ailleurs  elle  était 
encore  en  usage  au  xii*  siècle  dans  bien  des  églises  comme  acte  re- 
ligieux. A  Limoges,  elle  conserva  ce  caractère  jusqu'au  xvi«  siècle, 
en  Espagne  jusqu'au  xvii«.  Les  Juifs  dansaient  devant  Pilate  en 
chantant.  Dans  un  Jeu  de  Pâques  allemand ,  il  y  a  un  pas  des  che- 
valiers se  rendant  au  sépulcre  :  Wir  wollen  zu  dem  Crabe  gan... 

Les  secrets  pour  faire  illusion  au  spectateur  commencent  aussi 
à  se  perfectionner.  Judas  porte  sous  ses  vêtemens  un  oiseau  noir 
elles  entrailles  d'une  bête  morte,  de  sorte  que,  lorsqu'il  se  pend, 
son  âme  s'envole  sous  la  forme  de  l'oiseau,  que  Béelzébub  happe  au 
passage,  et  ses  entrailles  se  répandent  conformément  à  la  tradi- 
tion. La  verge  de  Moïse  se  couvre  soudainement  de  feuilles,  et  le 
figuier  maudit  devient  sec  instantanément.  On  saSi  même  décapiter 
proprement  les  martyrs,  et  les  têtes  coupées  font  trois  bonds  en 
l'honneur  de  la  Trinité,  en  laissant  chaque  fois  couler  une  mare  de 
^ng.  Ces  petites  malices  n'empêchaient  pas  qu'on  ne  prît  très  au 
sérieux  l'action  représentée.  La  naïveté  était  grande,  l'imagination 
très  juvénile  et  très  vive,  et  au  milieu  d'interminables  longueurs 
nous  tombons  à  chaque  instant  sur  des  détails  dont  la  grossièreté 
révolte,  mais  dont  l'ingénuité  désarme.  Par  exemple,  la  vierge 
Marie,  les  mères  des  saints  et  des  saintes  dont  la  vie  fait  le  sujet 
du  mystère,  accouchent  sur  la  scène  même,  tandis  que  les  anges 


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9Â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chantent  au  paradis.  Au  moment  de  la  naissance  de  sainte  Gene- 
viève et  pendant  que  les  chantres  entonnent  le  Virginis  proies,  la 
chamberière  de  la  dame  en  mal  d'enfans,  ne  comprenant  pas  les 
choses  d'un  point  de.  vue  aussi  éloigné,  ne  «songe  qu'aux  souffrances 
de  sa  maîtresse  : 

Diex!  que  madame  e  grant  haschier! 

Benedlcite,  Dominus  ! 

Bien  fut  sote  la  druerie 

De  quoy  si  gryès  maulx  sont  Tenus. 

Or  me  gart  Diex  de  puérie 

Dont  mon  corps  soit  ainsy  tenus  ! 

Ailleurs  sainte  Barbe,  pendue  par  les  pieds,  grillée  à  petit  feu,  se 
compare  elle-même  à  un  rôti  que  Ton  pourrait  servir  à  la  minute. 
Les  âmes  sortent  de  la  bouche  des  moiu*ans  comme  les  pemtures  du 
temps  les  représentent,  sous  forme  d'un  pantin  que  les  anges  et  les 
diables  se  disputent.  Le  patriarche  Seth,  fils  d'Adam,  jure  par  le 
premier  livre  de  Moïse  et  prononce  le  Pater  noster.  Salomon,  fils  de 
David,  réjouit  la  reine  de  Saba  en  lui  annonçant  qu'Ésope  le  poète 
et  son  père  David  feront  un  jour  mention  d'elle;  puis  il  se  dispute 
avec  une  de  ses  femmes  et  se  fait  apporter  un  grand  verre  de  bière, 
Néron  et  Clovis  avant  sa  conversion  jurent  par  Mahomet.  Dans  un 
drame  de  la  Passion  cité  par  le  docteur  Alt  (1),  Dieu  le  Père  dort  au 
paradis  sur  son  trône  tandis  que  sur  la  terre  on  crucifie  le  Christ, 
Un  ange  vient  le  réveiller  en  ces  termes  peu  polis  : 

Père  éternel,  vous  avés  tort 

Et  devriés  avoir  vergogne; 

Votre  fils  bien-aimé  est  mort, 

Et  vous  dormes  comme  un  yvrogne  î 

DIEU  LE  PÈRB. 

n  est  mort  ! 

L*ANGB. 

D'homme  de  bien  ! 

DIEU  LE  PkRE. 

4^  Diable  emporte  qui  en  savais  rien  ! 

Il  ne  faut  pas  crier  au  scandale.  L'auteur  a  simplement  amplifié  en 
termes  fort  grossiers  le  sentiment  que  le  psalmiste  hébreu  exprime 
plus  brièvement  quand  il  s'écrie  :  «  Réveille- toi  !  pourquoi  dors-tu, 
Seigneur?  »  et  qui  vient  facilement  au  cœur  du  croyant  le  plus 
soumis  quand  il  assiste  au  triomphe  insultant  de  l'iniquité. 

La  séparation  de  l'église  et  du  théâtre  fit  aussi  que  les  organisa- 
teurs des  mystères  se  sentirent  les  coudées  plus  franches  pour  ac- 

(t)  Theater  und  Kirche,  Berlin,  1846,  p.  389. 


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LE    DRAME    REUGIEUX.  95 

centuer  les  rôles  méchans  ou  vicieux.  Le  diable  vit  sa  cour  infernale 
foisonner  à  l'infini.  Tantôt  le  bouffon,  tantôt  le  berné  de  la  pièce,  il 
en  est  toujours  l'un  des  personnages  les  plus  goûtés.  Quelques  rôles 
bibliques  sont  aussi  voués  au  comique,  par  exemple  l'épicier  chez 
qui  les  saintes  femmes  vont  acheter  des  aromates,  l'hôtelier  d'Em- 
maûs  et  sa  femme,  le  jardinier  de  Nicodème.  C'est  au  xv*  siècle 
qu'apparaît  un  autre  personnage  de  grand  avenir,  le  fou,^  le  gra-- 
dù80y  ancêtre  de  notre  Paillasse,  qui,  devant  le  peuple  et  les  grands, 
jette  au  milieu  des  incidens  les  plus  lugubres  les  éclats  de  sa  verve 
caustique.  Souvent  on  le  laissait  improviser  ses  plaisanteries.  Dans 
plusieurs  compositions,  les  momens  où  la  parole  lui  est  adjugée 
sont  simplement  indiqués  par  ces  mots  :  kic  slultm  loquitur^  ici 
parle  le  fou.  Caîn,  Pilate,  le  mauvais  larron.  Judas,  Caïphe,  four- 
nissaient de  nombreux  motifs  à  la  mise  en  scène  des  mauvais  pen- 
chans  do  cœur,  et  ce  n'est  point  par  défaut  de  couleur  que  pèchent 
les  peintres  moraux  du  moyen  âge.  Parmi  les  rôles  de  femmes,  les 
vierges  folles  de  la  parabole  et  surtout  Marie -Madeleme  servirent 
à  représenter  Tinconduite  et  la  perversité  féminines.  La  dernière 
passait  alors  pour  la  pécheresse  repentie  qui  avait  oint  les  pieds  du 
Seigneur  chez  Simon  le  pharisien,  et  pour  cette  Marie,  sœur  de 
Marthe,  qui  répandit  im  parfum  de  grand  prix  sur  la  tête  du  divin 
commensal.  Plus  on  était  sûr  de  la  montrer  réhabilitée  et  rachetant 
ses  erreurs  par  la  conversion  la  plus  exemplaire,  plus  on  se  croyait 
en  droit  d'aggraver  les  débordemens  de  sa  vie  antérieure.  Dans  le 
mystère  de  la  Passion  d'Arrasy  la  Madeleine  s'annonce  elle-même 
sans  ombre  de  vergogne  : 

A  tous  Je  sois  abandonnée. 
Viengne  chacun,  n^ayé  point  peur! 
Vecy  mon  corps  que  je  présente 
A  chacun  qui  le  veult  avoir. 

C'est  par  là  que  l'élément  comique  et  mondain  prenait  une  place 
toujours  grandissante  au  milieu  des  scènes  édifiantes.  Le  jour  devait 
venir  où  ce  mélange  répugnerait  au  sens  religieux,  et  la  preuve 
qnele  goût  s'épure,  c'est  la  distinction  qui  s'établit  en  France 
entre  les  mystèresy  les  soties  et  les  moralités.  Les  mystères  étaient 
exclusivement  consacrés  à  la  représentation  des  grands  fîdts  de 
l'histoire  religieuse.  La  sotie,  réservée  à  la  confrérie  des  Enfans- 
sans-Souci,  qui  s'était  organisée  sous  Charles  VI,  n'était  guère 
qn  me  farce  continue;  mais  la  moralité  se  proposait  surtout  de  dé- 
montrer mae  vérité  religieuse  ou  morale  à  l'aide  d'une  parabole  et 
très  souvent  aussi  au  moyen  de  personnages  allégoriques.  On  y 
voyait  figurer  par  exemple  la  Foi,  l'Espérance  et  la  Charité,  dame 


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96  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Débonnaire,  dame  Désespérance,  Gentil  trucidateur.  Comme  les 
clercs  de  la  basoche  s'adonnèrent  de  préférence  à  ce  genre  de 
composition  scénique,  les  formes  et  les  incidens  juridiques  y  furent 
très  fréquens.  11  y  eut  entre  eux  et  les  frères  de  la  Passion  des  col- 
lisions provoquées  par  les  empiétemens  d*un  genre  sur  Tautre,  et 
qui  ne  furent  apaisées  que  par  un  arrêt  de  parlement  qui  distingua 
les  mystères  sacrés  et  les  mystères  profanes,  réservant  aux  seuls 
frères  le  droit  de  représenter  les  premiers.  C'était  décréter  Tavé- 
nement  de  la  comédie  moderne.  L*étude  et  le  jeu  des  caractères 
prît  depuis  lors  plus  de  place  que  le  merveilleux  dans  les  préoccu- 
pations des  auteurs  dramatiques. 

Disons  pourtant  que  cette  distinction  ne  fut  claire  que  dans  les 
années  qui  précédèrent  immédiatement  la  renaissance.  Le  moyen 
âge  ne  la  connut  pas,  et  supporta  très  longtemps  sans  le  moindre 
effort  ce  mélange  pour  nous  inconcevable  de  la  farce  et  de  la  tra- 
gédie. Il  ne  faudrait  pas  s'imaginer  que  le  seul  intérêt  de  ces  vastes 
compositions  consiste  dans  ces  échappées  de  gaîté  grossière  ou  de 
malice  narquoise  qui  en  interrompent  les  graves  péripéties.  Sans 
doute  il  est  prudent  de  ne  pas  se  pâmer  d'admiration  devant  les 
mystères  comme  l'ont  fait  les  admirateurs  forcenés  du  moyen  âge. 
Ils  ont  pour  nous  un  grave  défaut  qui  tient  aux  conditions  mêmes 
de  la  composition  :  ils  sont  d'une  interminable  longueur.  On  sent 
que  les  rédacteurs  sont  sûrs  de  leur  public,  et  que  celui-ci  ne  de- 
mande qu'à  être  entretenu  le  plus  longtemps  possible.  La  vie  très 
monotone,  très  vide  intellectuellement,  que  le  peuple  menait  alors 
en  temps  ordinaire  lui  permettait  de  supporter  sans  ennui  les  longs 
défilés  de  personnages  et  les  dialogues  sans  fin.  C'est  une  raison 
analogue  qui  fait  de  nos  jours  que  la  classe  ignorante  se  plaît  aux 
mélodrames  immenses  d'une  certaine  école.  Quant  à  du  génie  d'in- 
trigue, à  de  profondes  études  de  caractères  ou  de  mœurs,  il  n'y 
faut  pas  songer.  Cependant,  et  toute  part  faite  à  ces  défauts  que 
le  parti-pris  seul  peut  atténuer,  on  doit  signaler  parfois  de  véri- 
tables beautés  tragiques,  rehaussées  encore  par  un  accent  inimi- 
table de  spontanéité,  d'ingénuité  juvénile;  c'est  là  un  charme  in- 
hérent à  la  beauté  qui  s'ignore  et  par  conséquent  aux  œuvres  des 
époques  primitives.  Par  exemple,  il  y  a  souvent  beaucoup  de  natu- 
rel et  d'émotion  dans  les  plaintes  de  Marie  agenouillée  aux  pieds 
de  la  croix  ou  pleurant  sur  le  cadavre  de  son  fils.  Marie  est  très 
vénérée  dans  la  religion  du  moyen  âge ,  mais  elle  reste  bien  plus 
femme  que  dans  la  dévotion  moderne.  Le  cri  de  la  nière  voyant  son 
enfant  souffrir  et  mourir  s'échappe  de  son  cœur  dans  toute  sa  na- 
vrante énergie,  sans  être  encore  étouffé  par  la  réflexion  de  la  déesse 
qui  doit  savoir  que  la  Passion  n'est  après  tout  que  l'affaire  de  quel- 


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LE   DRAME    RELIGIEUX.  97 

ques  heures,  et  que  la  plus  glorieuse ,  la  plus  certaine  des  résur- 
rections va  s'accomplir  tout  de  suite  après.  La  mort  désespérée  de 
Judas  fournit  aussi  un  thème  d'imprécations  terribles  qui  font  pen- 
ser aux  victimes  des  Euménides  antiques.  Dans  le  Grand  Mystère 
de  Jésus,  que  M.  de  La  Villemarqué  a  publié  naguère,  cet  épisode 
est  surtout  frappant.  Le  malheureux,  découvrant  Ténormité  de  son 
crime,  apprend  de  la  fille  de  Satan,  Désespérance,  qu'il  est  damné 
sans  espoir  de  rémission.  Une  frénésie  sans  nom  s'empare  alors  de 
lui. 

«Allons,  dit-il,  allons  à  l'abîme  grossir  le  monceau  des  damnés...  Je 
vais  faire  mon  testament...  Moi,  Judas,  moi,  l'infâme,  je  dis  d'abord 
que  je  me  donne  à  toi,  Lucifer,  corps  et  âme...  Ici,  à  moi,  chiens  de  l'en- 
fer, traînez  mon  corps  aux  lieux  immondes  I  Puissent  les  tourmens,  les 
maux,  les  supplices  qui  plongent  leurs  racines  jusqu'aux  entrailles  de 
l'enfer  être  mon  partage  assuré!  Harassé,  en  lambeaux,  que  je  roule, 
objet  d'horreur  et  de  pitié,  car  c'est  l'angoisse  et  non  la  joie  que  j'ai 
méritfe  par  ma  vie...  Je  condamne  ma  langue  et  mes  lèvres  blêmes  à 
hurler  à  jamais  de  douleur,  sans  articuler  d'autre  son,  si  bien  qu'on  me 
reconnaîtra  aux  hurlemens  que  je  pousserai  du  fond  de  l'abîme...  Venez, 
regardez-moi  au  fracas  du  tonnerre;  je  suis  prêt  à  braver  vos  tempêtes 
infernales;  je  brave  le  Dieu  qui  me  créa,  j'élis  domicile  pour  jamais  dans 
le  feu,  auprès  de  Satan...  C'est...  c'est  fait!  » 

Cette  apostrophe  où,  dans  l'espoir  d'écarter  les  morsures  de  sa 
conscience  bourrelée,  le  misérable  témoigne  une  si  horrible  appé- 
tence de  la  douleur  physique,  est  un  morceau  d'une  profonde  vérité 
psychologique  et  d'une  grande  beauté  tragique;  le  dogme  affreux 
des  peines  éternelles  décèle  ici  sa  véritable  origine,  et  l'on  peut 
voir  que,  si  les  escapades  de  Manon  trouvent  leurs  antécédens  au 
beau  milieu  des  mystères,  les  fureurs  d'Oreste  s'y  trouvent  aussi. 

Rien  de  plus  curieux  que  de  retrouver  sur  le  fond  commun  des 
farces  et  des  mystères  les  traits  qui  caractériseront  plus  tard  le 
génie  national  des  divers  peuples.  Ainsi  nous  connaissons  une 
moralité  anglaise  du  xiv»  siècle  intitulée  Every  Man  {chacun  de 
nous).  Tandis  qu'en  France  on  aime  surtout  les  scènes  parlantes, 
les  intrigues  enchevêtrées,  la  peinture  animée  des  événemens  ex- 
traordinaires et  des  passions  violentes,  tandis  qu'en  Allemagne  on 
fait  déjà  servir  le  drame  à  la  discussion  des  points  de  théologie 
débattus,  la  morale  pratique  a  la  préséance  en  Angleterre.  Dans 
cette  moralité  anglaise.  Dieu  le  Père  se  plaint  de  la  corruption  du 
genre  humain,  fait  venir  la  Mort,  et  annonce  sa  fin  prochaine  à 
Every  Man.  Celui-ci,  terrifié,  cherche  du  secours  auprès  de  Parenté, 
de  Bonne  Compagnie  et  de  Richesse;  mais  elles  l'abandonnent  l'une 

Tom  Lxxvi.  — .  1868.  7 


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98  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

après  l'autre.  Alors  Every  Man  s'adresse  à  Bonne  Action ,  qui  lui 
reproche  doucement  de  l'avoir  si  longtemps  négligée,  et  le  mène  à 
sa  sœur  Sagesse.  Celle-ci  l'adresse  à  un  saint  homme,  l'Aveu,  qui 
lui  impose  une  pénitence  que  le  héros  du  drame  accomplit  sur  la 
scène,  après  quoi  il  va  recevoir  les  sacremens.  A  son  retour,  l'Ago- 
nie s'empare  de  lui.  La  Force,  la  Beauté,  l'Habileté,  les  cinq  Sens, 
tout  cela  personnifié,  le  quittent  successivement;  il  ne  reste  que 
Bonne  Action,  qui  l'assiste  jusqu'à  la  fin.  Là-dessus  un  ange  des- 
cend et  chante  le  Requiem.  On  voit  que,  si  la  moralité  anglaise  est 
excellente,  ce  n'est  point  par  la  gaité  qu'elle  brille. 

Nous  pouvons  la  rapprocher  du  mystère  français^  à  peu  près  con- 
temporain, du  Chevalier  qui  donna,  sa  femme  au  diable.  Un  che- 
valier a  dissipé  toute  sa  fortune.  Le  diable  promet  de  la  lui  rendre, 
si  dans  sept  ans  il  s'engage  à  lui  livrer  sa  femme.  Le  gentilhomme 
recule  d'abord;  mais,  la  nécessité  pressant,  il  signe  le  contrat*  Le 
diable  veut  ensuite  qu'il  renie  Dieu.  Nouvel  effroi,  nouvelle  résis- 
tance et  seconde  cbute.  Enfin  Satan  veut  qu'il  renie  aussi  la  sainte 
Vierge.  Cette  fois  le  chevalier  tient  bon  et  ne  cède  pas.  Les  sept 
ans  sont  écoulés.  Le  créancier  infernal  vient  réclamer  ce  qui  lui  est 
dû.  Le  chevalier,  le  cœur  brisé  de  chagrin  et  de  remords,  conduit 
sa  femme  à  Satan  ;  mais  en  chemin  il  passe  avec  elle  devant  une 
église  dédiée  à  Marie.  La  dame  demande  qu'il  lui  soit  permis  de 
prier  encore  une  fois  devant  l'autel  de  la  Vierge.  Pendant  qu'elle 
est  en  prière,  Marie  elle-même  descend  de  son  piédestal,  prend 
les  traits  et  les  vétemens  de  la  pauvre  sacrifiée,  et  se  remet  aux 
m;ûns  du  mari.  Satan  reconnaît  sur-le-champ  la  mère  de  Dieu, 
et,  sachant  bien  qu'il  ne  pourra  la  garder,  reproche  en  termes  vio- 
lensau  chevalier  de  manquer  à  sa  parole.  Celui-ci,  qui  croit  lui 
amener  sa  femme,  proteste  de  sa  bonne  foi.  Enfin  Marie  se  fait 
reconnaître,  force  le  diable  à  rendre  le  fatal  contrat,  et  congédie 
les  deux  époux  après  une  exhortation  amicale.  La  fable  est  inté- 
ressante, l'action  bien  agencée,  le  dénoûment  fort  gracieux,  la  mo- 
rale un  peu  lâche.  C'est  ce  besoin  de  mouvement  dans  le  drame 
qui  rendit  très  populaire  en  France  le  mystère  des  Actes  des  Apô- 
tres^ des  frères  Gréban,  l'un  chanoine  du  Mans,  l'autre  moine.  Cette 
vaste  composition  du  xv»  siècle  racontait  toute  l'histoire  contenue 
dans  le  livre  attribué  à  saint  Luc  en  y  intercalant  beaucoup  de 
farces  et  de  légendes.  La  représentation  durait  une  semaine  en- 
tière. Le  mystère  de  Robert  le  Diable  et  celui  de  Griselidis,  mar- 
quise de  Saluces,  qui  se  résigne  à  toutes  les  humiliations  par  fidélité 
conjugale,  signalent  dans  notre  pays  Tintroduction  sur  la  scène  de 
sujets  qui  n'ont  pour  ainsi  dire  plus  rien  à  démêler  avec  la  tradi- 
tion ecclésiastique* 


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LE   DRAME    RELIGIEUX.  99 

Yers  la  même  époque,  nous  rencontrons  en  Allemagne  un  mys- 
tère bizarre,  fondé  sur  une  légende  qui  ne  Test  pas  moins,  laquelle 
remonte  au  commencement  du  xiii»  siècle,  et  prétend  qu'une 
femme,  au  ix«,  a  occupé  le  siège  de  saint  Pierre  sous  le  nom  de 
Jean  VIII.  Le  malheur  voulut  qu'elle  accouchât  ùi  ponlificah'busy 
an  beau  milieu  d'une  procession.  Depuis  les  recherches  érudites  de 
Blondel,  un  de  nos  modestes  et  savans  critiques  du  xyii*  siècle,  au- 
con  historien  protestant  de  quelque  valeur  ne  soutient  la  réalité  de 
ce  roman.  De  leur  côté,  depuis  la  réforme,  les  controversistes  ca- 
tholiques l'ont  toujours  mise  au  rang  des  fables;  mais  ce  qui  res- 
sort de  toutes  les  discussions  qu%  soulevées  ce  sujet  scabreux,  c'est 
que  cette  légende  a  été  considérée  au  moyen  âge  comme. très  au- 
thentique et  sans  qu'on  en  tirât,  comme  on  le  fit  depuis,  aucune 
conséquence  contre  l'autorité  du  saint-siége.  C'est  ainsi  que  vers 
1480  un  prêtre  allemand,  sans  le  moins  du  monde  songer  à  mal, 
tont  au  contraire,  fit  de  cette  histoire  un  drame  sous  le  titre  de 
Frau  Jutta. 

les  événemens  naturels  sont  décrits  dans  ce  drame  dlune  ma- 
nière très  brève.  Jutta  s'enfuit  d'Angleterre  avec  son  amant,  et  se 
rend  à  Paris  dans  l'intention  d'y  étudier  toutes  les  sciences.  Ce 
voyage  se  fait  sur  la  scène  en  quelques  pas.  Le  temps  des  études 
est  laissé  à  l'imagination  du  spectateur,  sauf  que  le  manuscrit  porte 
en  marge  en  cet  endroit  :  «  Pendant  ce  temps  là,  on  chante  quelque 
chose.  »  C'est  dans  les  enfers  que  le  mystère  prend  tout  à  coup  de 
vastes  dimensions.  Nous  assistons  à  un  sabbat  présidé  par  Lucifer 
sur  son  trône,  qu'entoure  une  légion  de  diables  dont  l'auteur  a 
emprunté  les  noms  au  vocabulaire  des  procès  de  sorcellerie,  si  fré- 
quens  à  cette  époque.  Les  démons  chantent  en  se  livrant  à  une  fa- 
randole échevelée.  Quand  la  cohue  infernale  a  suffisamment  dansé, 
Lucifer  envoie  un  de  ses  suppôts  à  Jutta  et  l'affilié  aux  œuvres  de 
ténèbres  en  lui  offrant  la  science  parfaite  et  les  plus  grands  honneurs 
qu'on  puisse  rêver  sur  la  terre.  Bientôt  Jutta,  déguisée  en  homme  et 
munie  du  tîlre  de  docteur,  vient  à  Rome,  y  professe,  y  acquiert  une 
grande  renommée  de  savoir,  arrive  au  cardinalat,  et  après  la  mort 
du  pape  est  désignée  pour  lui  succéder  par  la  voix  unanime  du 
peuple  et  des  cardinaux.  En  sa  double  qualité  de  papesse  et  de  sor- 
cière, elle  fait  des  miracles  prodigieux  qui  affermissent  encore  sa  po- 
pularité. A  ce  moment,  l'action,  qui  nous  avait  ramenés  des  enfers 
sur  la  terre,  nous  fait  monter  au  paradis,  où  nous  entendons  le  Christ 
se  plaindre  à  sa  mère  de  cette  papesse  qui  bouleverse  l'ordre  saint 
de  la  nature  et  de  l'église.  Il  va  lui  faire  sentir  tout  le  poids  de  sa 
colère,  Marie,  plus  compatissante,  détermine  son  fils  à  envoyer 
Gabriel  près  de  l'usurpatrice.  L'ange  annonce  à  Jutta  sa  mort  pro- 


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100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chaîne,  lui  offrant  Talternative  ou  bien  de  mourir  dans  les  honneurs 
qu'elle  a  tant  désirés,  mais  alors  d*étre  damnée  pour  l'éternité,  ou 
bien  de  rentrer  en  grâce  auprès  de  Dieu  en  se  soumettant  à  l'humi- 
liation la  plus  déshonorante.  Jutta  se  décide  pour  l'humiliation,  et 
quand  la  Mort  en  personne  vient  s'emparer  d'elle,  la  pécheresse 
repentante  adresse  au  Christ  une  prière  vraiment  touchante  où 
elle  énumère  les  grands  coupables  dont  l'histoire  sainte  raconte  les 
fautes  et  le  pardon,  Adam,  Pierre,  Thomas,  Paul,  Madeleine.  Elle 
se  recommande  aussi  à  Marie,  qui  lui  déclare  qu'elle  fera  ce  qu'elle 
pourra  auprès  de  son  cher  fils,  mais  que,  vu  la  gravité  du  cas,  elle 
ne  peut  répondre  de  rien.  La  MorI  s'impatiente,  il  faut  partir  pour 
la  procession  où  mourra  le  faux  pape,  qui  succombe  sur  la  scène 
au  milieu  des  douleurs  de  l'enfantement.  L'âme  coupable,  arrivant 
aux  enfers,  est  saluée  par  les  cris  moqueurs  des  démons,  qui  veu- 
lent qu'un  si  savant  homme  soit  nommé  maître-chantre  du  ténébreux 
séjour.  On  veut  la  forcer  à  renier  Dieu,  elle  refuse;  on  la  torture, 
elle  invoque  avec  persistance  le  Christ,  Marie  et  saint  Nicolas.  Le 
saint  et  la  Vierge-mère  intercèdent  auprès  du  Christ,  qui  d'abord  se 
tait,  mais  enfin  envoie  son  archange  saint  Michel  pour  délivrer  la 
pauvre  âme  tourmentée.  Jutta  remonte  au  ciel,  protégée  par  son 
invincible  libérateur  contre  les  griffes  des  démons  qui  voulaient  la 
ressaisir.  Plus  d'un  diable  doit  se  retirer  en  geignant,  frappé  par 
le  bras  de  fer  de  l'archange.  Ne  pense-t-on  pas  involontairement  à 
la  rédemption  finale  de  Faust?  N'oublions  pas  d'ajouter  que  l'apo- 
théose de  la  papesse  repentie  était  célébrée  au  ciel  et  sur  la  terre 
par  un  alléluia  général  (1). 

On  peut  s'assurer  par  l'analyse  qui  précède  que  les  intentions  du 
prêtre  auteur  du  mystère  de  Dame  Jutta  étaient  parfaitement  or- 
thodoxes. Le  sacrilège  commis  par  la  papesse  est  pour  lui  un  de 
ces^vénemens  terribles  où  se  montre  le  doigt  de  Dieu,  mais  qui  ne 
font  pas  plus  de  tort  à  l'institution  qui  en  souffre  accidentellement 
que  les  crimes  individuels  d'un  souverain  ne  prouvent  contre  le 
régime  monarchique.  La  manière  dont  il  conçoit  son  œuvre  dénote 
au  contraire  la  fermeté  de  sa  foi  dans  la  divine  autorité  du  siège 
romain.  Il  ne  lui  vient  pas  même  à  l'idée  qu'on  pourrait  se  servir 
de  la  légende  pour  la  combattre.  Gela  nous  semble  étrange,  mais 
nous  sommes  au  moyen  âge  et  en  Allemagne;  n'avons -nous  pas 

(1)  La  légende  faisait  aussi  remonter  au  scandale  donné  par  la  papesse  Jeanne  Tin- 
atitution  de  \2^ sella ziercoraria  sur  laquelle  tout  pape  nouvellement  élu  devait  s^asseoir. 

Da»  man  da  erkmne 

Ob  er  sey  ein  J/an  ode)'  eine  Jlenne. 

-Notre  mystère  n*a  pas  manqué  de  s'emparer  de  cette  donnée  bouffonne. 

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LE    DRAME   RELIGIEUX.  101 

VU  de  nos  jours  l'esprit  allemand  mener  de  front  la  plus  grande 
hardiesse  en  histoire  et  le  respect  le  plus  conservateur  des  institu- 
tions traditionnelles? 

11  y  a  pourtant  quelques  exceptions  à  cette  orthodoxie  dans  les 
intentions  du  drame  religieux.  Au  commencement  du  xiii^  siècle, 
an  moment  de  l'hérésie  albigeoise,  un  troubadour  composa  pour 
le  marquis  de  Montferrat  un  drame,  V Hérésie  des  Pères  (1),  dans 
lequel  on  voyait  les  écrivains  chrétiens  des  premiers  siècles  venir 
déposer  contre  l'église  romaine  de  manière  à  mériter  les  anathèmes 
dont  celle-ci  accablait  les  cathares;  mais  bientôt  les  pauvres  albi- 
geois furent  les  héros  d'une  tragédie  trop  sanglante  et  trop  réelle 
pour  penser  encore  à  organiser  un  théâtre  séditieux.  Il  faut  noter 
aussi  que,  dans  les  luttes  des  rois  de  France  contre  les  papes,  le 
drame  religieux  dirigea  des  traits  satiriques  non  contre  la  doctrine 
catholique,  mais  contre  la  papauté  et  son  clergé.  Le  mystère  du 
Renardy  joué  devant  Philippe  le  Bel,  nous  montre  le  renard  disant 
la  messe  à  des  oies,  et,  devenu  pape,  dévorant  les  poulettes  et  leurs 
mères.  Sous  Louis  XII,  lors  du  conflit  entre  la  couronne  de  France 
et  la  tiare  pontificale,  Pierre  Gringoire  composa  sa  Chasse  du  Cerf 
des  cerfsy  dans  laquelle  le  semis  servorum  Dei  était  fort  maltraité. 
De  plus,  dans  le  Prince  des  Sots  et  la  mère  Sote  (2),  le  même 
Gringoire  fit  apparaître  la  Mère-Église,  la  triple  couronne  sur  la 
tète,  et  se  livrant  efl'rontément  à  mille  désordres.  Arrivent  des  gens 
qui  la  soupçonnent  de  n'être  pas  la  véritable  église,  et  lui  arrachent 
son  vêtement  sacerdotal.  L'on  découvre  alors  qu'elle  n'était  que  la 
mère  Sote  déguisée. 

A  la  fin  de  notre  seconde  période,  c'est-à-dire  à  la  veille  de  la 
réforme  et  lors  même  qu'on  ne  s'en  prenait  pas  encore  au  dogme 
proprement  dit,  le  drame  religieux  avait  donc  perdu  déjà  sa  pre- 
mière innocence;  il  se  faisait  libre  penseur.  L'élément  burlesque, 
encouragé  par  les  sympathies  du  peuple  et  du  bas  clergé,  avait  pu 
longtemps  s'attaquer  impunément  aux  dignités  ecclésiastiques  sans 
mquiéter  les  titulaires.  Un  pouvoir  sûr  de  sa  force  laisse  aisément 
le  champ  libre  à  la  caricature.  Une  preuve  de  l'inquiétude  que  les 
pouvoirs  ecclésiastiques  au  xv«  siècle  commençaient  à  ressentir, 
c'est  leur  opposition  déclarée  aux  farces  religieuses.  Nées  comme 
le  drame  de  l'intention  naïve  de  représenter  les  événemens  et  les 
personnages  de  l'histoire  sacrée,  elles  avaient  à  la  longue  dégénéré 
en  attaques  virulentes  contre  l'ordre  établi  dans  l'église.  Nous  en 

(1)  Bengia  dds  Payrts. 

(2j  l»Jeu  du  prince  des  Sots  et  mire  Sote,  mys  en  rime  françoise  par  Pierre  Grin- 
foire  et  Joué  par  pereonnaigefl  aux  balles  de  Paris,  de  Tannée  1511. 


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102  RETUE  D£S  DEUX  MONDES. 

voyons  un  exemple  curieux  dans  la  fête  des  Fous  ou  des  Sots,  ou 
des  Innocensy  ou  des  En  fans  (car  elle  porta  tous  ces  noms),  qui 
résista  un  temps  inoui  aux  interdictions  prononcées  par  les  papes 
et  les  conciles.  A  l'origine,  elle  faisait  partie  des  fêtes  de  Noël,  et 
se  rattachait  soit  au  désir  de  glorifier  Tenfance  da  Christ,  soit  à  la 
célébration  du  martyre  d*Étienne  le  diacre  (26  décembre),  soit 
enfin  au  souvenir  des  enfans  massacrés  à  Bethléem  (28  décembre). 
Comme  on  confondait  le  diaconat  primitif  avec  le  grade  sacerdotal 
inférieur  du  même  nom,  saint  Etienne  passait  pour  le  patron  du 
petit  clergé,  et  il  semblait  naturel  que  sa  fête  fût  celle  des  novices 
des  couvens,  des  élèves  des  chapitres,  des  jeunes  clercs.  On  leur 
permettait  donc  d'élire  à  ce  moment  de  Tannée  un  abbé  des  enfans 
et  un  ivêque  des  enfans  qui,  crosses  et  mitres,  revêtus  des  habits 
sacerdotaux,  étaient  menés  processionnellement  à  l'église  et  accom- 
plissaient le  long  des  rues  et  dans  le  sanctuaire  les  diverses  fonctions 
liturgiques.  C'est  la  même  histoire  que  pour  le  drame.  Ce  qui  d'a- 
bord était  naïf,  mais  sérieux,  dégénère  bientôt  en  mascarade.  Par 
une  insensible  transition  que  le  langage  du  moyen  âge  facilite,  la 
fête  des  enfans  devient  celle  des  innocens,  et  bientôt  fête  des  sots 
ou  des  fous.  De  vieilles  coutumes  se  perpétuèrent  sous  cette  forme, 
comme  elles  s'étaient  perpétuées  sous  le  couvert  de  la  fête  des  ânes, 
qui  s'associa  souvent  à  celle  des  fous.  Le  jour  vint  où  toute  la  hié- 
rarchie sacerdotale  se  vit  insultée  et  bafouée  devant  la  population, 
qui  commençait  à  applaudir.  Les  papes  s'aperçurent  les  premiers 
de  ce  scandale,  et  tâchèrent,  ainsi  que  les  conciles,  de  remédier  au 
mal.  Ce  fut  en  vain,  et  presque  partout  les  évêques  se  virent  for- 
cés, aux  xiïi"  et  xif*  siècles,  de  faire  la  part  du  feu.  Le  concile  de 
Bâle,  en  1435,  dut  procéder  vigoureusement  contre  ces  saturnales. 
Cependant  elles  durèrent  jusqu'à  la  réforme,  et  même  il  en  resta 
des  traces  jusqu'au  xviii**  siècle,  à  Mayence,  par  exemple,  où  la 
réforme  ne  pat  agir  ni  directement  ni  indirectement.  On  retrouve 
ici  tout  ce  que  nous  avons  indiqué  sur  les  origines  et  l'émancipation 
graduelle  du  drame.  Comme  celui-ci,  la  fête  des  fous  est  fille  du 
culte  et  procède  d'une  intention  pieuse;  comme  lui  aussi,  elle  offre 
trop  de  prises  à  la  mondanité  pour  que*  l'église  ne  cherche  pas  à 
éloigner  et  même  à  détruire  ce  qu'elle  avait  d'abord  favorisé. 


in. 

Deux  grandes  puissances  firent  disparaître  le  mystère  du  moyen 
âge  ou  du  moins  en  modifièrent  essentiellement  la  nature.  Ce  fu- 
rent d'une  part  l'esprit  de  critique  religieuse  et  sa  fille,  la  réforme; 


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LE   DRAME    REU6IEUX.  lOS 

ce  fureDt  de  Taatre  la  renaissance  et  les  goûts  nouveaux  qu'elle 
propagea.  La  renaissance,  en  dévoilant  aux  regards  surpris  du 
XV*  aècle  tout  un  monde  oublié  de  beautés  littéraires  et  plasti- 
ques d'une  pureté,  d'une  perfection  ravissantes,  tua  du  même  coup 
h  naïveté  et  la  grossièreté.  Le  pauvre  mystère  se  cacha  tout  bon- 
*  teux  devant  la  résurrection  du  drame  grec  et  de  la  comédie  ro- 
maine. Le  sentiment  religieux,  en  s' épurant,  se  scandalisa  de  ces 
représentations  où  Ton  respectait  si  peu  les  objets  les  plus  vénérés 
de  la  foi.  Les  frères  de  la  Passion  inaugurèrent  en  15A8  la  première 
^e  de  théâtre  des  temps  modernes,  et  purent  encore  sculpter  au- 
dessus  de  la  porte  les  armes  de  leur  confrérie,  un  bouclier  avec  la 
croix  et  les  instrumens  du  supplice;  mais  ils  étaient  à  peine  entrés 
en  possession  qu'un  arrêt  du  parlement  interdit  la  représentation 
des  mystères  pour  des  motifs  d'ordre  religieux ,  et  n'autorisa  que 
celle  des  pièces  profanes ,  pourvu  qu'elles  fussent  honnêtes.  Un  tel 
arrêt  hâta  naturellement  F  avènement  du  drame  séculier,  de  la  co- 
médie purement  humaine,  qui  déjà  s'était  annoncée  par  une  œuvre 
hors  ligne,  la  Fiance  de  l'avocat  Palhelin.  En  1549,  le  pape  Paul  III 
défendit  les  représentations  qui  se  donnaient  au  Colisée.  Les  allures 
hostiles  à  la  hiérarchie  qu'avait  adoptées  le  drame  religieux ,  coïn- 
cidant avec  réveil  de  Tesprit  d'examen  par  toute  l'Europe,  rendi- 
rent le  clergé  défiant.  Partout  oà  le  protestantisme  triompha,  la 
grosse  joie  païenne  du  moyen  âge  disparut.  Une  grande  partie  du 
personnel  des  mystères,  les  saints,  la  vierge  Marie,  les  héros  légcn- 
dûres,  étaient  passés  de  mode  ou  à  peu  près.  La  rédemption  était 
prise  trop  au  sérieux  pour  servir  de  motif  à  un  divertissement  popu- 
laire. La  reçré^^fuitr  par  personnaigesy  cela  faisait  désormais  l'effet 
d'une  profanation. 

Nous  resserrons  en  quelques  lignes  ce  qui  mit  plus  d'un  siècle  à 
s'accomplir.  On  ignore  assez  généralement  que  dans  les  premiers 
temps  le  mouvement  réformateur  eut  le  drame  religieux  pour  allié. 
Luther  aimait  l'art  dramatique.  Son  avis  était  qu'il  ne  fallait  pas 
fuir  Ja  comédie  parce  qu'il  s'y  trouvait  de  temps  à  autre  des  gros- 
sièretés et  des  paillardises,  car,  ajoutait-il,  et  pour  la  même  raison, 
il  ne  faudrait  pas  non  plus  lire  la  Bible.  Calvin,  en  1546,  fit  repré- 
senter une  moralité  devant  le  peuple  de  Genève.  A  Berne,  la  re- 
présentation du  Mangeur  de  morts  ^  composé  en  1622  par  Niclaûs 
Manuel  et  dirigé  contre  les  profits  que  le  clergé  tirait  de  la  doc- 
trine du  purgatoire,  ne  fut  pas  sans  influence  sur  la  décision  des  ha- 
bitans,  qui  passèrent  en  masse  au  protestantisme.  La  naïveté  était 
grande  encore,  sinon  dans  Tintention,  qui  était  au  contraire  très 
âpre,  au  moins  dans  l'exécution.  On  y  voyait  saint  Pierre  et  saint 
Paul  arrivant  à  Rome  au  moment  d'une  procession  pompeuse  où  le 


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10&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saint-père  était  porté  en  triomphe  au  milieu  de  ses  gardes.  Saint 
Pierre  ébahi  demande  à  un  prêtre  du  cortège  :  «  Mon  bon  ami,  quel 
est  donc  cet  homme-là?  »  Le  prêtre  répond  à  sa  question.  Surprise 
nouvelle  de  Tapôtre,  surtout  quand  il  apprend  que  ce  prince  est  son 
successeur.  «  Ma  foi,  dit-il,  je  ne  me  rappelle  plus  très  bien  si  je 
suis  venu  jadis  à  Rome;  mais,  si  j'y  suis  entré  dans  un  pareil  équi-  . 
page,  voilà  ce  que  j'ai  complètement  oublié.  »  La  parabole  de  l'en- 
fant prodigue  servit  aussi  à  un  certain  Waldis,  moine  de  Riga  con- 
verti aux  idées  nouvelles,  pour  prêcher  sous  une  forme  dramatique  la 
doctrine  protestante  du  salut  gratuit  moyennant  la  foi  dans  la  mi- 
séricorde divine  par  opposition  au  salut  par  les  œuvres.  En  Ecosse, 
en  Angleterre,  en  Allemagne,  des  faits  analogues  se  produisirent. 
En  France,  des  pièces  allégoriques  hostiles  à  l'église  romaine  furent 
jouées  à  La  Rochelle  devant  le  roi  et  la  reine  de  Navarre  en  1551. 
Dans  un  drame  religieux,  très  goûté  de  Théodore  de  Bèze  et  intitulé 
le  Sacrifice  d'Abraham^  Satan  se  présente  affublé  d'un  capuchon  de 
moine,  et  la  vie  monastique  est  fort  maltraitée.  Le  protestant  Des- 
mazures  composa  ses  Tragédies  sainctes  sous  l'inspiration  du  calvi- 
nisme; mais  il  nous  faut  parler  d'un  singulier  problème  historique 
dont  la  solution  n'est  pas  facile  à  trouver.  Il  existe  à  Munich  dans  la 
bibliothèque  royale  un  livre  imprimé  en  1524,  et  dont  le  titre,  en  vieil 
allemand,  veut  dire  :  Comédie  jouée  à  Paris  dans  la  salle  du  roi, 
comme  si  la  pièce  eût  été  représentée  devant  François  I"  lui-même. 
On  y  voit  le  pape  assis  sur  son  trône  au  milieu  de  ses  grands  digni- 
taires; au  centre  de}  la  salle  s'élève  un  grand  brasier  à  la  mode  ita- 
lienne, rempli  de  charbons  allumés,  mais  tout  couvert  de  cendre. 
Un  vénérable  vieillard  du  nom  de  Reuchlin  parle  contre  le  luxe  et 
les  abus  de  l'église  dominante,  puis  écarte  légèrement  les  cendres, 
de  sorte  que  le  feu  se  rallume  un  peu.  Arrive  Érasme,  qui  veut 
mettre  des  emplâtres  sur  les  plaies  de  l'église,  mais  qui  ne  veut  pas 
toucher  au  feu  de  peur  de  s'y  brûler  les  doigts,  ce  qui  lui  vaut  de 
grands  éloges  de  la  part  des  cai'dinaux.  Il  est  suivi  par  Ulrich  de 
Hutten,  armé  de  pied  en  cap  et  vociférant  l'injure  contre  le  pape 
et  l'église  romaine.  Il  disperse  les  cendres,  dirige  sur  le  charbon  le 
bout  d'un  gros  soufflet,  et  rallume  si  bien  le  feu  que  toute  l'assis- 
tance est  épouvantée.  Ulrich,  trop  violent,  tombe  mort  dans  un  ac- 
cès de  rage.  La  joie  revient  au  cœur  des  cardinaux  un  moment 
effrayés,  et  ils  ne  demanderaient  pas  mieux  que  de  voir  le  feu  s'é- 
teindre de  nouveau,  quand  arrive  un  moine  à  l'aspect  assez  folâtre, 
chargé  d'un  gros  fagot,  et  qui  le  jette  sur  les  charbons  en  s' écriant  : 
((  Si  la  cause  du  Christ  a  le  dessous,  je  saurai  la  relever  malgré 
vous  moyennant  la  grâce  de  Dieu,  car  je  veux  que  ce  feu  qui  brûle 
à  peine  flambe  au  point  d'illuminer  le  monde.  »  Ce  moine  est  Lu- 


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LE    DRÂ1I£    RELIGIEUX.  105 

ther.  Le  fagot  ne  tarde  pas  à  jeter  de  vives  flammes.  D'autres  moines 
consternés  s'agitent  pour  les  étouffer,  mais  dans  leur  confusion  ils 
jettent  de  l'esprit-de-vin  sur  le  feu  et  s'enfuient  terrifiés.  Le  saint- 
père  vient  enfin  conjurer  le  feu  et  lance  sur  lui  l'anathèrae.  Le  feu 
ne  fait  pas  la  moindre  attention  à  la  foudre  pontificale,  et  le  pape 
en  est  tellement  furieux  qu'il  rend  l'esprit. 

Uiûtéressant  serait  de  savoir  si  ce  drame  allégorique  a  été  réel- 
lement joué  à  la  cour  de  François  I"  et  sous  ses  yeux,  ou  bien  si  le 
tout  est  de  pure  invention.  L'original  français  ou  latin  n'existe  pas, 
que  je  sache.  Une  pièce  analogue  aurait  été  représentée  en  1530 
devant  l'empereur  Charles-Quint  lui-même,  s'il  faut  en  croire  deux 
auteurs  allemands  du  xvii'  siècle,  et  c'est  ce  qu'il  est  bien  difficile 
d'admettre.  Cependant  il  est  certain  que  le  drame  manuscrit  de 
Munich  est  d'une  grande  exactitude  quant  aux  dates.  Reuchliu, 
grand  ennemi  des  moines,  meurt  en  1522.  Érasme  vient  de  se  re- 
tirer à  Bâle  auprès  de  son  ami  Froben,  et  refuse  de  suivre  jusqu'au 
schisme  la  réforme  qu'il  a  tant  contribué  à  préparer;  Ulrich  de 
flutten  est  mort  en  1523,  victime  de  sa  propre  violence;  Luther  est 
sorti  de  la  Wartbourg  l'année  d'auparavant,  et  met  à  exécution  son 
plan  réformateur.  En  1524,  la  pièce  était  donc  tout  à  fait  en  situa- 
tion; d'autant  plus  que,  si  par  la  suite  François  V^  fut  d'une  impla- 
cable dureté  pour  les  protestans  de  son  royaume,  chacun  sait  qu'il 
hésita  quelcpie  temps,  qu'il  n'aimait  pas  les  couvens,  qu'il  estimait 
beaucoup  Mélanchthon.  A  la  veille  de  cette  campagne  malheureuse 
où  il  devait  tout  perdre  fors  l'honneur,  il  avait  assez  de  griefs 
personnels  contre  le  pape  Adrien  VI,  ancien  précepteur  et  allié  de 
Charles-Quint,  pour  trouver  du  plaisir  dans  l'humiliation  allégo- 
rique du  saint-siége.  11  est  bien  curieux  toutefois  que  la  nouvelle  de 
cet  étrange  épisode  de  notre  histoire  nous  arrive  par  l'Allemagne. 
Probablement  le  roi,  redevenu  plus  tard  fils  soumis  de  la  papauté, 
aura  donné  des  ordres  pour  faire  autant  que  possible  disparaître  les 
traces  de  ses  velléités  de  rébellion. 

Du  côté  des  catholiques,  on  ne  fit  pas  faute  d  employer  les  mêmes 
moyens  de  polémique.  Un  certain  Lennius,  ennemi  acharné  de  Lu- 
ther, composa  la  Monachopomomachie,  où  l'on  attribuait  la  ré- 
forme au  désir  de  se  marier  qui  dévorait  quelques  moines  et  prêtres 
impudiques,  et  où  dame  Vénus,  accompagnée  de  son  fils  et  de 
jeunes  beautés,  venait  galamment  régler  toute  la  marche  de  l'af- 
faire avec  le  frère  Martin.  Une  pièce  du  même  genre  fut  jouée  de- 
vant Henri  YIII  d'Angleterre,  encore  bon  catholique  et  défenseur 
delà  foi.  A  Uerdingen,  non  loin  de  Crefeld,  où  la  lutte  confession- 
nelle était  des  plus  vives,  le  peuple  catholique  put  s'édifier  en  assis- 
tant au  débat  public  à'Hœreticus  avec  CatholicUy  qui  lui  remontrait 


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tOd  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

victorieusement  que  jamais  pape  ne  faillit  et  qu'on  ne  peut  être 
sauvé  que  dans  l'église  romaine,  car 

Quiconque  n'entra  pas  dans  l'arche  de  Noé, 
Par  ordre  du  Seigneur  fut  bel  et  bien  noyô. 

Le  drame  religieux  ne  profitait  guère  sous  le  rapport  de  l'art  et 
du  charme  poétique  des  lourdes  formes  auxquelles  le  condamnait 
la  controverse.  Il  y  eut  encore  pourtant  quelques  essais  de  retour 
à  l'ancienne  simplicité,  par  exemple  un  Jeu  de  Noël  d'une  grande 
pureté,  qui  fut  composé  pour  les  enfans  de  l'électeur  de  Brande- 
bourg en  1589.  Dans  un  sentiment  tout  différent,  on  peut  citer  une 
moralité  composée  par  Schorus,  professeur  à  Heidelberg,  jouée  par 
ses  écoliers  et  dont  le  succès  fut  fatal  à  l'auteur.  On  voyait  paraître 
la  Religion  demandant  asile  aux  grands  de  la  terre.  Partout  on 
lui  fermait  la  porte,  et  enfin,  pour  trouver  un  abri,  elle  s'adressait 
aux  petites  gens,  qui  la  recevaient  à  bras  ouverts.  C'était  trop  de 
démocratie  pour  le  temps.  L'empereur  en  fut  instruit,  écrivit  à  ce 
sujet  à  l'électeur  palatin,  et  Schorus  dut  se  réfugier  en  Suisse. 

Le  drame  religieux  ne  battait  donc  plus  que  d'une  aile  lorsque 
arriva  cette  abominable  guerre  de  trente  ans,  qui  arrêta  court  l'es- 
sor du  génie  germanique,  et  laissa  le  peuple  allemand  si  épuisé 
de  corps  et  d'esprit  qu'il  eut  besoin  de  près  d'un  siècle  pour  se 
refaire.  Quand  elle  prit  fin  d'ailleurs,  les  causes  générales  qui  rui- 
naient depuis  longtemps  la  popularité  du  drame  religieux  avaient 
à  peu  près  achevé  leur  œuvre.  Il  n'était  plus  désormais  qu'un 
exercice  d'école  servant  à  familiariser  les  jeunes  étudians  avec 
l'usage  des  langues  mortes;  il  avait  perdu  l'exquise  naïveté  de 
forme  et  de  fond  qui  en  faisait  le  charme.  C'est  un  drame  scolas- 
tique  de  ce  genre  que  le  fameux  Grotius  composa  sous  le  titre  de 
Christus  patiens.  Il  ne  fut  jamais  joué,  et  après  avoir  été  fort  ad- 
miré pour  l'érudition  dont  il  faisait  preuve,  il  est  depuis  longtemps 
complètement  oublié.  Les  jésuites  introduisirent  aussi  dans  leurs 
collèges  la  coutume  de  jouer  des  pièces  religieuses  et  en  composè- 
rent beaucoup.  La  mythologie  fournit  son  contingent  aussi  bien 
que  l'histoire  sainte.  On  vit  Persée  délivrer  Andromède,  la  nymphe 
lo  fuir  devant  Jupiter  sur  les  mômes  estrades  où  le  jeune  David  af- 
frontait le  géant  Goliath,  et  où  le  roi  Salomon  rendait  son  arrêt 
entre  les  deux  mères. 

Avant  toutefois  que  nous  quittions  l'époque  de  la  réforme  et  les 
pays  protestans,  il  nous  faut  parler  du  cordonnier- poète  Hans 
Sachs,  qui,  tout  zélé  luthérien  qu'il  fût,  était  t»-op  enfant  du  peuple 
pour  ne  pas  avoir  conservé  sa  large  part  de  la  naïveté  du  moyen 
âge.  Il  écrivit  un  grand  nombre  de  pièces  religieuses  remarqua- 


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LE   DRAME  RELIGIEUX.  107 

bles  par  une  bonhomie  tout  allemande  et  un  parfum  de  poésie 
populaire  qui  fait  excuser  ses  incroyables  gaucheries  et  ses  énormes 
contre-sens  historiques.  Le  génie  littéraire  allemand,  comparé  au 
nôtre,  est  d'éclosîon  tardive.  On  sait  aujourd'hui  combien  l'Alle- 
magne  du  moyen  âge  copia  nos  trouvères.  La  réforme,  en  remuant 
cette  grande  masse  germanique  jusque  dans  ses  profondeurs,  mit 
à  découvert  des  couches  intellectuelles  qui  n'avaient  jamais  vu  le 
grand  jour,  et  qui,  vivifiées  par  la  révolution  religieuse,  se  mirent 
en  marche  avec  la  hardiesse  inconsciente,  la  simplicité,  Tétonnement 
devant  les  choses  les  plus  naturelles,  qui  dénotent  Tenfant  inopi- 
nément livré  à  lui-même.  Hans  Sachs,  de  Nuremberg,  a  besoin 
d'être  étudié  dans  son  cadre  natal  pour  être  apprécié.  Ce  cadre, 
c'est  la  vieille  ville  allemande,  dont  plus  d'un  spécimen  existe  en- 
core, avec  ses  rues  raboteuses,  ses  fontaines  gothiques,  ses  églises 
noirâtres,  ses  maisons  aux  angles  aigus,  aux  tourelles  singulières 
et  aux  toits  qui  n'en  finissent  pas.  Dans  cet  enchevêtrement,  où 
partout  le  bizarre  se  mêle  à  Tingénu,  le  détail  charmant  abonde. 
C'est  une  porte  ogivale  d'un  dessin  ravissant,  une  statue  laide,  mais 
parlante,  une  grille  compliquée  et  d'un  travail  exquis,  des  pilastres 
de  bois  sculptés  et  fouillés  comme  une  pâte  molle,  une  tête  blonde 
derrière  une  étroite  fenêtre  aux  vitres  hexagones,  un  vieux  clocher 
pointu,  branlant,  déchiqueté,  qui  reste  debout  on  ne  sait  comment. 
Ne  parlez  pas  ici  de  ligne  pure,  d'harmonie,  de  logique  architec- 
turale. Rien  ou  presque  rien  n'a  le  sens  commun,  et  pourtant 
comme  on  aime  à  errer  le  long  de  ces  paradoxes  1  Hans  Sachs  n'est 
à  sa  place  que  dans  ce  milieu  où  la  fantaisie  est  sérieuse  et  le  sé- 
rieux fantasque.  Une  honnêteté  lourde  et  robuste  forme  l'unité  mo- 
rale qui  relie  toutes  ces  disparates.  On  ne  sait  où  il  va  chercher  ses 
personnages  ou  plutôt  où  il  ne  va  pas  les  chercher.  Jupiter  et 
Apollon  se  présentent  devant  la  sainte  Trinité;  à  côté  du  jugement 
deSalomon  se  déroule  celui  de  Paris,  et  c'est  encore  le  vieux  Caron 
qui  transborde  les  âmes  des  morts  au  moment  du  jugement  dernier. 
Pour  nous  faire  une  idée  de  ce  divorce  absolu  avec  l'histoire,  nous 
pouvons  prendre  sa  tragi-comédie  intitulée  les  Enfans  cTÈve. 

C'est  une  pièce  en  cinq  actes,  s'il  vous  plaît,  et  qui  commence 
par  les  lamentations  d'Eve  vaquant  aux  soins  de  son  ménage,  mais 
soupirant  au  souvenir  du  paradis,  à  tout  ce  qu'elle  a  souffert  de- 
puis qu'elle  l'a  dû  quitter,  et  à  l'ennui  de  devoir  toujours  plier 
devant  la  volonté  de  son  mari.  Adam,  qui  a  passé  la  journée  à  pio- 
jcher  la  terre,  arrive  bien  fatigué  et  la  console  affectueusement.  Il 
aune  nouvelle  importante  à  lui  annoncer.  L'ange  Gabriel  l'a  abordé 
dans  les  champs  pour  lui  apprendre  que  le  Seigneur  a  l'intention 
de  venir  le  lendemain  leur  faire  une  visite.  Le  Seigneur  veut  voir 


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108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  lui-même  comment  le  ménage  est  tenu,  si  Ton  élève  bien  les 
enfans,  et  si  on  leur  donne  une  bonne  instruction  religieuse.  Eve 
aussitôt  oublie  ses  tristesses  et  ne  songe  plus  qu'à  laver  ses  fife, 
à  préparer  leurs  habits  du  dimanche,  à  orner  la  maison  de  verdure. 
C'est  la  bonne  ménagère  allemande  qui  se  met  en  quatre  du  mo- 
ment qu'il  s'agit  de  faire  à  un  hôte  les  honneurs  du  logis.  Pourtant 
elle  a  beaucoup  de  peine  à  nettoyer  Gain,  qui  lui  donne  bien  du 
tourment,  ne  veut  jamais  rester  à  la  maison,  et  se  bat  continuelle- 
ment avec  d'autres  garnemens  de  son  espèce.  C'est  en  vain  que 
son  frère  Abel  l'engage  à  se  corriger  en  le  menaçant  de  l'enfer. — 
«  Bah!  reprend  le  mauvais  sujet,  je  prends  la  vie  que  Dieu  me 
donne  ici,  et  je  lui  laisse  sa  vie  éternelle.  Qui  sait  ce  qui  nous  at- 
tend là-bas?...  Si  le  Seigneur  ne  veut  pas  de  moi  dans  le  ciel,  le 
diable  me  voudra  bien  chez  lui.  »  C'est  au  troisième  acte  et  après 
plus  d'une  scène  d'intérieur  du  môme  genre  que  Dieu  fait  son  ap- 
parition, suivi  de  deux  anges.  Adam  et  Eve  ont  rangé  leurs  qua- 
torze enfans  sur  deux  files,  présidées  l'une  par  Abel,  llautre  par 
Gain,  «  La  paix  soit  avec  vous,  mes  enfans!  )>  dit  en  entrant  le  Sei- 
gneur, et  après  les  salutations  les  plus  humbles  du  père  et  de  la 
mère,  suivies  de  bénédictions  paternelles  et  de  promesses  conso- 
lantes de  la  part  du  visiteur  divin,  celui-ci  se-  met  à  interroger 
]es  enfans  sur  les  premiers  chapitres  du  catéchisme  de  Luther.  Abel- 
et  les  six  qui  le  suivent  répondent  de  la  façon  la  plus  satisfaisante 
sur  l'oraison  dominicale  et  les  dix  commandemens.  L'ange  Raphaël 
est  enchanté,  et  Dieu  promet  à  ces  enfans  sages  que  leur  descen- 
dance donnera  au  monde  des  rois,  des  princes,  des  savans,  des  pré- 
'  dicateurs  et  des  prélats;  mais  il  en  est  tout  autrement  de  la  seconde 
bande,  en  tête  de  laquelle  est  Gain.  Celui-ci,  qui  s'est  très  mal  con- 
duit pendant  l'examen  de  ses  frères  et  qui  entretient  des  relations 
suspectes  avec  Satan,  se  glorifie  de  n'être  point  hypocrite,  et  quand 
Dieu  lui  demande  de  réciter  l'oraison  dominicale  :  «  Ah!  Seigneur, 
répond-il,  nous  l'avons  oubliée!  »  Comme  pourtant  il  faut  répondre 
quelque  chose,  il  défigure  la  belle  prière  de  manière  à  lui  faire 
dire  des  non-sens.  Il  n'a  retenu  que  la  demande  du  pain  quotidien, 
encore  a-t-il  soin  de  demander  «  beaucoup  de  pain  tous  les  jours.  »> 
Les  autres  répondent  aussi  fort  mal,  et  le  rigide  luthérien  Hans 
Sachs  se  plaît  à  mettre  dans  la  bouche  des  petits  mécréans  des  pro- 
fessions de  foi  non-seulement  matérialistes,  mais  encore  calvinistes 
et  romaines,  ce  qui  fait  qu'en  soupirant  le  Maître  des  choses  con- 
damne leur  descendance  à  l'état  de  paysan,  d'artisan,  de  portefaix, 
en  un  mot  à  tous  les  métiers  pénibles.  On  voit  que  noire  poète,  tout 
cordonnier  qu'il  fut,  n'avait  pas  des  opinions  très  démocratiques. 
Le  cinquième  acte  nous  montre  Gain  en  conversation  avec  Satan 


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LE    DBAIIE   RELIGIEUX.  109 

et- se  plaignant  de  ce  que  son  frère  Abel  est  trop  bien  en  cour,  qu'il 
va  devenir  évoque»  et  qu'il  est  insupportable  d'avoir  à  se  courber 
devant  lui.  On  devine  le  conseil  pernicieux  de  Satan,  Le  fratri- 
cide est  perpétré  sur  la  scène.  Le  diable  déclare  à  Gain  que  désor- 
mais il  lui  appartient,  et  lui  décrit  en  termes  énergiques  les  tour- 
mens  d'une  conscience  coupable.  Le  signe  oîystérieux  est  posé  par 
la  main  divine  sur  le  front  du  premier  meurtrier,  qui  disparaît  dans 
les  ténèbres.  Les  anges  viennent  enterrer  Abel,  et  Dieu  console  les 
parens  désolés  en  reportant  sur  Seth  la  promesse  que  de  sa  race 
sortirait  le  sauveur  promis. 

Assurément  un  pareil  drame  n'a  rien  à  envier,  sous  le  rapport  de 
ringénuîté,  aux  mystères  les  plus  naïfs  du  moyen  âge.  Cependant 
on  voit  d'ici  le  changement  grave  qui  s'est  opéré.  Ce  n'est  plus  la 
représentation  animée  d'une  scène  tragique  qui  préoccupe  le  poète, 
c'est  la  moralité,  c'est  le  dogme.  Le  mystère  n'est  plus  qu'une  ma- 
nière de  prédication,  et  il  va  mourir  sous  ce  vêtement  dogmatique 
à  peu  près  comme  notre  tragédie  classique  jeta  au  xviu*"  siècle  son 
dernier  éclat  en  devenant  philosophique.  La  poésie  didactique  ne 
peut  longtemps  se  soutenir.  Elle  prétend  réunir  deux  élémens  in- 
conciliables, la  rigueur  de  la  pensée  et  Tondoyant  de  la  forme  poé- 
tique. L'une  ne  peut  que  faire  tort  à  l'autre.  Hans  Sachs  n'eut  pas 
de  successeurs,  ou  du  moins  ceux  qu'il  eut  ne  méritent  pas  d'être 
mentionnés. 

En  revanche,  le  drame  religieux  eut  encore  de  beaux  jours  dans 
les  pays  où  la  foi  du  moyen  âge  était  restée  intacte,  et  où  pourtant 
les  reflets  de  la  renaissance  associés  à  un  vif  sentiment  de  la  gran- 
deur nationale  avaient  imprimé  aux  esprits  un  essor  qui  ne  dura 
guère,  il  est  vrai,  n'étant  soutenu  par  rien,  mais  qui  fut  très  bril- 
lant. En  Espagne,  le  goût  des  Autos  sacramentales  se  perpétua 
comme  celui  des  processions  à  personnages  fabuleux  et  sacrés,  et 
au  milieu  d'un  grand  nombre  d'émulés  Lope  de  Vega  et  Calderon, 
—  deux  auteurs  un  peu  surfaits  en  Allemagne  lors  de  la  réaction 
contre  nos  classiques,  dont  G.  de  Schlegel  donna  le  signal,  —  élevè- 
rent le  mystère  à  une  hauteur  qu'il  n'avait  jamais  connue.  Tous  deux 
y  firent  entrer  beaucoup  de  théologie  scolastique,  tous  deux  aidèrent 
par  le  moyen  du  drame  à  populariser  le  dogme  de  l'immaculée 
conception  de  Marie,  à  cette  époque  très  combattu.  La  vie  des 
saints  leur  fournit  d'innombrables  sujets.  Lope  de  Vega  produisit, 
dit-on,  plus  de  quatre  cents  autosy  Calderon,  moins  fécond,  se  con- 
tenta d'une  centaine.  Chez  le  premier,  il  y  a  plus  de  facilité  et  de 
naturel;  chez  le  second  plus  de  délicatesse  et  d'élévation;  chez 
tons  deux,  la  foi  catholique  la  plus  intense  fournit  les  inspirations 
et  conuDande  absolument  la  marche  du  drame.  Lope  de  Vega,  par 


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JlO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exemple,  raconte  dans  son  Saint  Julien^  plus  connu  sous  le  titre 
à' El  Animal  profeta^  comment  le  futur  saint  tue  à  la  chasse  un 
cerf  qui,  en  mourant,  prend  la  voix  humaine  et  lui  prédit  qu'il  as- 
sassinera un  jour  son  père  et  sa  mère.  Pour  conjurer  la  sinistre 
prédiction,  le  jeune  homme  fuit  loin  de  son  pays,  et  après  plu- 
sieurs aventures  épouse  la  fille  du  duc  de  Ferrare,  qu'il  a  délivrée 
des  brigands.  Un  frère  du  duc,  qui  aimait  la  jeune  fille,  irrité  de  ce 
mariage,  le  provoque  en  duel.  Il  accepte  le  défi,  mais  on  lui  apprend 
que  son  rival  a  conçu  le  projet  de  se  glisser  chez  sa  femme  à  l'heure 
même  où  il  se  rendra  au  lieu  désigné  pour  le  combat.  Furieux,  il 
rentre  à  l'heure  dite  dans  la  chambre  conjugale,  et  à  la  faible  lueur 
d'une  lampe  il  distingue  un  homme  et  une  femme  reposant  en- 
semble dans  son  lit.  Un  accès  de  rage  s'empare  de  lui  et  il  les  trans- 
perce l'un  et  l'autre  du  même  coup.  Au  même  instant,  sa  femme 
rentre.  «  Qui  donc  était  dans  mon  lit?  s'écrie-t-il  désespéré.  —  Tes 
parens,  qui  m'ont  surprise  par  leur  brusque  arrivée,  et  à  qui  j'ai 
prêté  notre  lit,  aucun  autre  n'étant  prêt.  »  La  fatale  prédiction  est 
accomplie.  Son  adversaire  arrive,  Julien  le  tue  et  s'enfuit  à  Rome 
avec  sa  femme  pour  demander  l'absolution  au  saint-père.  Celui-ci 
envoie  les  deux  époux  en  Calabre  avec  l'ordre  d'y  fonder  un  hos- 
pice en  faveur  des  pauvres  malades.  Ils  y  trouvent  le  diable  déguisé 
en  paralytique,  et  qui  veut  persuader  à  Julien  que  ses  péchés  sont 
absolument  irrémissibles,  car  ses  parens  sont  morts  par  sa  faute 
sans  avoir  pu  recevoir  les  sacremens.  Pour  confirmer  son  dire,  il  les 
lui  fait  voir  plongés  dans  les  flammes  infernales.  Le  malheureux 
Julien  sent  sa  foi  vaciller;  mais  le  Seigneur  lui  apparaît,  lui  promet 
de  retirer  son  père  et  sa  mère  du  purgatoire,  et  l'on  voit  leurs 
âmes  transfigurées  monter  au  ciel,  tandis  que  saint  Julien  va  con- 
sacrer le  reste  de  ses  jours  à  la  contemplation  et  aux  œuvres  de 
miséricorde.  Comme  on  en  peut  juger  par  cette  esquisse,  l'élément 
dramatique  est  vigoureusement  traité;  mais  c'est  le  dogme  catho- 
lique qui  fait  au  fond  l'intérêt,  le  vrai  sujet  et  le  dénoûment.  Du 
reste  l'enfer  et  le  purgatoire  avec  leurs  flammes  dévorantes  jouent 
toujours  un  grand  rôle  dans  les  conceptions  religieuses  de  l'Es- 
pagne. Il  y  a  même  un  auto  de  Galderon,  le  Purgatoire  de  saint 
Patrice^  dans  lequel  des  gens  descendent  au  purgatoire,  en  revien- 
nent et  racontent  tout  au  long  ce  qu'ils  y  ont  vu.  Par  là,  Yauto  sa- 
cramental  se  rapproche  de  YavjLo-da-féy  et  l'un  pourrait  bien  avoir 
contribué  à  la  prospérité  de  l'autre.  Le  sujet  essentiel  de  Don  Juan^ 
c'est-à-dire  la  terrifiante  punition  de  l'impie,  est  originaire  du  même 
pays.  C'est  un  contemporain  de  Lope  de  Vega,  Tirso  de  Molina, 
qui  lui  a  le  premier  donné  une  forme  dramatique  sous  le  titre  d'rf 
Ateista  fulminate*  Tandis  que  le  luthérien  Hans  Sachs  mettait  le 


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LE   DRAHE   RELIGIEUX.  lli 

dogme  catholique  dans  la  bouche  du  petit  Gain,  Lope  de  Vega  atta- 
quait avec  furie  la  réforme  dans  sa  Corona  tragica^  tout  à  l'boaneur 
de  Marie  Stuart,  et  recevait  pour  cette  œuvre  du  pape  Urbain  VIII 
la  croix  de  Halte  et  le  diplôme  de  docteur  en  théologie.  Calderon^ 
qui  avait  (ait  partie  de  Tinvincible  Armada,  détestait  aussi  l'Angle- 
terre  et  la  réforme,  et  sa  tragédie  intitulée  le  Schisme  d* Angleterre 
a  pour  but  de  rabaisser  la  naissance  d'Éiiâabeth,  de  même  que  le 
Henri  VIII  de  Shakspeare  cherche  à  la  glcNrifier.  Aussi  le  beau  rôle 
appartient-il  chez  le  poète  espagnol  à  Catherine  d'Aragon,  comme 
cliez  le  poète  anglais  à  Anne  Boleyn.  Cependant,  même  en  Espagne^ 
on  commençait  à  trouver  surannées  ces  représentations  sc6niques 
d^  croyances  et  des  traditions  sacrées.  Cervantes,  dans  son  Don 
Quichotte^  les  blâme  aussi  vertement  que  les  romans  de  chevalerie. 
Calderon  lui-même,  mort  en  1681,  put  observer  le  changement 
qui  s'opérait  dans  le  goût  de  ses  compatriotes.  L'arrivée  en  1700 
d'un  prince  français  sur  le  trône  d'Espagne,  en  répandant  au  sein 
.des  hautes  classes  les  idées  de  la  France,  acheva  la  défaite  du  vieux 
genre. 

Ainsi,  dans  la  catholique  Espagne  elle-même,  le  théâtre  du 
moyen  âge  n'était  plus  apprécié,  du  moins  par  les  grands  et  par  les 
lettrés,  car  les  vieilles  coutumes  ne  disparaissent  pas  de  cette  brus- 
que manière.  Quand  on  pénètre  au-dessous  de  cette  couche  polie 
qui,  dans  toute  l'Europe  et  malgré  de  grandes  diversités  nationales, 
constitue  une  seule  et  même  société,  on  est  tout  surpris  de  voir 
avec  quelle  ténacité  se  perpétuent  dans  les-  rangs  inférieurs  les 
coutumes  qui  eurent  le  temps  de  s'implanter  dans  les  traditions.  Le 
mystère  ou  le  drame  religieux  fut  banni  des  villes  et  des  cours,  et 
ne  trouva  plus  d'acteurs  vivans  pour  le  représenter;  mais  il  se  sur- 
vécut sous  d'humbles  formes  qui  n'ont  pas  encore  tout  à  fait  dis- 
paru. Il  n'y  a  pas  bien  longtemps  que  les  théâtres  forains  jouaient 
encore  V Enfant  prodigue  ^  la  Passion  et  la  Tentation  de  saint 
Antoine.  Cette  dernière  surtout,  y  compris  l'appariiion  du  pa- 
chyderme qui  y  joue  un  rôle  essentiel,  charmait  les  paysans  de 
Normandie  il  y  a  quelque  trente  ans.  Il  est  vrai  que  ces  derniers 
Testiges  d'une  puissance  du  passé  ont  presque  disparu  de  nos  cam- 
pagnes du  nord. 

Une  chose  pourtant,  une  alliance  hybride,  conservera  peut-être 
un  remarquable  échantillon  des  mystères  du  moyen  âge  :  c'est  le 
goût  des  radines  pour  les  reliques  de  cette  curieuse  époque  joint  à 
celui  des  paysans  pour  ce  qui  rapporte  de  l'argent.  Parmi  les  pays 
où  les  populations  rustiques  persistèrent  à  aimer  la  représentation 
des  vieux  mystères,  il  faut  citer  le  Tyrol  et  la  Haute-Bavière.  Au 
xviii*  siècle,  l'autorité  religieuse  et  la  police  s'entendirent  pour  pro- 


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112  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

scrire  ces  jeux  de  la  Passion,  où,  disait-on,  le  Christ  était  encore  une 
fois  crucifié.  Les  classes  éclairées  à  cette  époque  ne  comprenaient 
pas  même  qu'il  pût  y  avoir  un  côté  intéressant  dans  ces  drames 
naïfs,  et  le  seigneur  joséphiste  était  sur  ce  point  parfaitement  d'ac- 
cord avec  révoque  le  plus  orthodoxe.  Les  paysans  murmurèrent, 
mais  tout  le  monde  leur  donna  tort,  et  ils  finirent  par  se  résigner. 
Or  il  y  avait  un  village  qui  souffrait  beaucoup  de  cette  interdiction, 
c'était  le  village  bavarois  d'Oberammergau.  Au  xvii*  siècle,  ses  ha- 
bitans  avaient  fait  vœu  de  représenter  la  Passion  tous  les  dix  ans 
pour  conjurer  une  épidémie  qui  faisait  parmi  eux  de  grands  ravages. 
C'était  une  dette  d'honneur  à  payer,  et  à  plusieurs  reprises  des  dé* 
putations  se  rendirent  jusqu'à  Munich  pour  obtenir  la  levée  de  l'in- 
terdiction. Enfin  le  bon  Maximilien,  sur  les  instances  de  son  fils 
Louis,  déjà  très  entiché  de  romantisme,  prêta  l'oreille  à  leurs  re- 
quêtes. La  Passion  d'Oberammergau,  célébrée  d'abord  à  petit  bruit 
en  1811,  est  devenue  à  chaque  période  décennale  un  événement 
toujours  grossissant,  et  l'on  y  vient  désormais  du  fond  de  l'Alle- 
magne. Inutile  d'ajouter  que  la  bourse  des  villageois  s'en  trouve 
au  moins  aussi  bien  que  leurs  âmes.  A  cette  occasion,  le  village  se 
transforme  en  caravansérail.  Tous  les  habitans  sont  acteurs,  depuis 
le  plus  vieux  jusqu'au  plus  jeune.  Des  maisons  à  balcon  forment 
les  côtés  et  les  loges  d'avant-scène  du  théâtre,  que  recouvre  hh 
toit  de  planches.  La  montagne  sert  de  toile  de  fond.  Le  parterre  est 
indéfini  et  à  découvert.  Tant  pis  pour  les  spectateurs,  s'il  pleut. 
Le  vieux  texte  a  dû  subir  des  modifications  notables  pour  ne  pas 
efiaroucher  la  pudeur  de  la  police  bavaroise.  Par  exemple,  toute 
une  armé^  de  diables,  dont  quelques-uns  très  drôles,  venaient  jadis, 
conduits  par  le  Péché  et  la  Mort,  défier  le  Christ  à  grand  renfort  de 
grimaces.  Cette  scène  a  été  supprimée.  En  revanche,  on  possède 
maintenant  un  orchestre,  recruté,  comme  le  reste  de  la  troupe, 
dans  le  village  même. 

Tout  est  donc  fort  sérieux,  sauf  les  accidens  imprévus.  Des  scènes 
bibliques  préludent  au  grand  événement  de  la  Passion,  qui  com- 
mence par  l'expulsion  des  marchands  du  temple,  bientôt  suivie  de 
la  trahison  de  Judas.  La  flagellation  a  lieu  derrière  la  scène,  mais 
YEcce  homo  se  montre  dans  son  attitude  traditionnelle.  C'est  aussi 
derrière  la  toile  qu'on  entend  clouer  sur  la  croix  le  divin  supplicié; 
mais,  quand  elle  se  lève,  les  deux  larrons  sont  déjà  crucifiés,  tandis 
qu'au  même  moment  on  dresse  au  milieu  d'eux  la  croix  qui  porte  le 
Christ.  Le  coup  de  lance  est  donné  dans  une  petite  outre  pleine  de 
sang.  Des  pétards  indiquent  le  moment  où  les  ténèbres  sont  censées 
couvrir  la  terre.  La  scène  de  la  descente  de  croix  est,  dit-on,  la 
mieux  reproduite,  peut-être  parce  que  celui  qui  tient  la  place  du 


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LE   DRAME    RELIGIEUX.  113 

Christ  est  détaché  tout  engourdi  du  bois  où  il  a  dû  rester  sus* 
pendu  un  temps  assez  long.  Des  anges  vêtus  de  blanc  viennent 
reaverser  la  pierre  du  sépulcre,  et  le  ressuscité  reparaît  au  milieu 
dfs  vapeurs  de  l'encens,  tandis  que  les  soldats  romains  s'enfuient 
ai  bruit  de  la  détonation  des  boites. 

Est-ce  complaisance,  charme  de  l'étrangeté,  romantisme  des 
spectateurs  ou  mérite  réel  des  acteurs?  Le  fait  est  que  des  juges 
dont  on  ne  saurait  récuser  la  compétence  affirment  qu'en  somme 
1  effet  général  est  d'une  puissance  réelle,  et  même  ce  genre  de  spec- 
tacle a  ses  enthousiastes,  parmi  lesquels  il  faut  citer  surtout  l'émi- 
3eot  acteur  allemand  M.  Devrient,  qui  revint  enchanté  du  highland 
bavarois,  où  il  avait  été  voir  la  Passion  de  1850.  Les  gens  du  pays 
3Dt  pour  industrie  la  fabrication  d'objets  en  bois  taillé  et  découpé 
qui  ne  manquent  pas  de  caractère.  Ce  métier  a  pu  développer  chez 
eux  quelque  sentiment  de  l'art.  Les  traditions  de  famille,  les  répé- 
titions fréquentes  à  domicile,  ont  pu  vaincre  jusqu'à  un  certain 
point  la  gaucherie  rustique.  Il  y  a  des  rôles  qui  passent  de  temps 
mmémorial  du  père  au  fils.  Le  Judas  de  1860  avait  hérité  de  son 
père  le  rôle,  probablement  peu  envié,  du  plus  fameux  des  traîtres 
3t  la  barbe  rousse  qui  fait  partie  de  son  costume.  Le  Christ  de  la 
nême  année,  très  habile  découpeur  de  bois,  n'était  point  trop  au- 
ifâsous  de  son  rôle  écrasant.  C'est  son  chant,  paraît-il,  qui  laissait 
.e  plus  à  désirer.  On  peut  d'ailleurs  s'apercevoir,  en  lisant  les  nom- 
breuses descriptions  qu'on  en  a  faites,  que  les  acteurs  cherchent  à 
«uppléer  les  imperfections  de  leur  art  dramatique  par  la  fréquence 
les  tableaux  vivans,  dont  le  principal  mérite  consiste  dans  le  grou- 
pement et  l'attitude  des  personnages.  Les  costumes  sont  conformes 
i  ceux  qu'on  voit  sur  les  anciens  tableaux  d'église.  Les  gestes 
iont  anguleux  comme  ceux  de  ces  vénérables  modèles;  parfois  on 
•roirait  voir  des  figures  détachée*  des  toiles  des  vieux  maîtres, 
^urtant  quelque  chose  cloche  toujours  dans  ces  résurrections  des 
:outuines  antiques.  L'orchestre,  par  exemple,  manque  absolument 
décodeur  historique.  En  1840,  il  portait  le  frac  noir  et  le  pan- 
talon blanc.  Les  correspondans  envoyés  par  les  journaux  jetèrent 
les  hauts  cris.  Pour  faire  plaisir  à  ces  messieurs,  les  braves  musi- 
ciens aidossèrent  dix  ans  plus  tard  leur  uniforme  de  la  landivehr. 


IV. 


Ce  n'est  pas  une  exception  comme  celle  que  nous  venons  de  dé- 
crire, ni  quelques  faits  parallèles  plus  obscurs  dont  quelques  au- 
tres localités  sont  encore  parfois  les  témoins  en  Suisse  et  en  Alle- 

TOME  LIXVI.  —  1868.  8 


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11 A  REVUE  D£S   DEUX  MONDES. 

magne  (1),  qui  pourraient  inspirer  Tidée  que  le  drame  religieux  est 
destiné  à  renaître  de  nos  jours.  11  est  mort,  et  bien  mort,  depuis  le 
xvu!"  siècle.  C'est  un  revenant  dans  notre  vie  moderne;  c'est  même 
uniquement  la  bizarrerie  de  sa  conservation  sur  une  assez  grande 
échelle  dans  un  coin  retiré  des  Alpes  bavaroises  qui  vaut  une  cer- 
taine renommée,  à  la  Passion  d'Oberammergau.  Il  suffirait  pour  la 
supprimer  tout  à  fait  que  d'autres  communes,  alléchées  par  las 
profits  du  métier,  se  missent  à  organiser  la  concurrence.  Bientôt  k 
satiété  s'en  mêlerait.  Probablement  l'autorité  catholique  réclame- 
rait l'appui  du  bras  séculier  pour  décourager  ces  exagérations  da 
romantisme  religieux,  et  les  inévitables  scandales  qui  s'y  mêleraient 
bientôt  donneraient  à  cette  intervention  des  motils  très  plausibles. 
Ainsi  le  drame  religieux  naît  au  sein  même  du  culte,  dont  il  fait 
partie  intégrante  jusqu'au  xiu*  siècle.  Quand  il  s'en  détache,  il  reste 
longtemps  son  allié,  très  soumis  à  l'orthodoxie  ecclésiastique.  U 
n'en  doit  pas  moins  à  cette  séparation  la  faculté  de  s'ouvrir  à  des 
élémens  tout  séculiers  qui  feront  Ijb  drame  laïque^  tragédie  ou  co- 
médie, désormais  et  exclusivement  voué  à  la  mise  en  scène  de  h 
vie  humaine.  Déjà  suspect  à  la  veille  de  la  réforme,  le  drame  reli- 
gieux recule  devant  la  renaissance,  se  fait  controversiste  et  dogma- 
tique, meurt  lentement  malgré  le  regain  d'arriëre-saison  qu'il  pro- 
duit encore  en  Espagne,  et  succombe  enfin  sous  des  antipathies 
que  rindifi*érence  des  uns  et  la  foi  plus  raffinée  des  autres  con- 
tribuent également  à  nourrir.  S'il  fallait  lui  trouver  de  nos  jourj 
des  successeurs  sérieux,  il  faudrait  les  chercher  tout  près  de  soa 
berceau  dans  l'ordre  des  grandes  compositions  musicales.  La  messe 
en  musique  et  Y  oratorio  continuent  de  dramatiser  pour  l'oreille  Les 
grandes  scènes  de  la  tradition  sacrée.  La  foi  chrétienne  moderne 
se  complaît  sans  restriction  dans  cette  représentation  purement 
déale  où  le  sentiment  domine  de  très  haut  le  fait  littéral,  et  qui 
n'exige  pas  d'opinion  dogmatique  définie  pour  être  goûtée.  On  peu: 
cependant  ajouter  qu'en  se  rappelant  les  noms  des  maîtres  qui  on. 
illustré  ce  domaine  particulier  du  grand  art,  en  voyant  les  préfé- 
rences des  populations  pour  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  branches 
de  la  musique  religieuse,  on  reconnaît  en  elles  le  prolongement 
des  deux  directions  divergentes  que  prit  le  drame  religieux  dans 

(1)  Une  communication  bienveillante  m'apprend  que  de  nos  jours,  au  fond  des  gorges 
frontières  de  l'Aragon  et  du  val  d'Aran,  le  drame  de  la  Passion  se  joue  encore  chaque 
année  dans  une  procession  se  dirigeant  vers  un  calvaire.  Le  Christ  porte  une  très  lourde 
croix  et  tombe  plusieurs  fois.  Les  coups,  les  injures  de  tout  le  village  pleuvent  sur  lui, 
et  il  parait  que  les  acteurs,  se  grisant  en  quelque  sorte  de  bruit  et  d'action,  arrivent  à 
uo  réalisme  d'un  effet  étrange.  On  sait  du  reste  que  TEspagne  est  le  pays  par  cxcei- 
e  des  processions  à  p  e»  rsonnages. 


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LE   DRAME   BELIGIEDX.  115 

sa  dernière  période.  Sans  que  les  deux  genres  s'excluent,  la  messe 
en  musique  est  catholique;  YoratoriOy  tel  que  l'ont  compris  Bach, 
Hesdel,  Meodelssohn,  est  plutôt  protestant. 

A  partir  du  xvn*  siècle,  le  rapport  entre  l'église  et  le  théâtre  fut 
donc  précisément  en  sens  inverse  de  ce  qu'il  avait  été  au  moyen 
âge.  A  l'étroite  alliance  succéda  T hostilité.  Il  y  eut  des  momens  de 
trêve,  mais  alors  ce  ne  fut  pas  le  drame  religieux  qui  s'ouvrit  à  des 
élémeas  mondains;  ce  fut  le  drame  mondain  qui,  de  temps  à  autre  et 
àTheure  de  sa  convenance,  choisit  ses  sujets  dans  Tordre  religieux. 
Gfô  empiétemens  n'eurent  pas  lieu  sans  réclamation  de  la  part  des 
gens  à  piété  étroite.  Corneille  dut  invoquer  Texemple  de  Grotius  et 
de  Buchanan  pour  justifier  l'audace  qu'il  avait  eue  de  faire  flgurer 
saint  Polyeucte  sur  les  planches.  La  tragédie  de  ce  nom,  celle  de 
tout  notre  répertoire  qui  se  rapproche  le  plus  de  Vauto  sacramental 
espagnol,  prouve  le  changement  opéré  dans  les  esprits.  La  légende 
racontée  par  Siméon  Métapbraste  ne  sait  rien  d'un  premier  amour 
de  Pauline  pour  Sévère.  Le  Polyeucte  canonique  regarde  tout  bon- 
n^efit  les  larmes  de  sa  femme  comme  des  tentations  du  diable  et 
marche  sans  hésitaticMi  au  martyre.  Ce  qui  appartient  au  poète  mo- 
derne, c'est  donc  l'élément  éminemment  tragique,  mais  peu  ecclé- 
siastique, de  Tamour  aux  prises  avec  le  devoir,  et  il  nous  faut  bien 
avouer  que  c'est  là  précisément  ce  qui  nous  touche  dans  cet  épi- 
sode dramatisé  de  l'histoire  du  martyre.  Sans  l'intervention  d'une 
passion  tout  humaine,  le  fanatisme  du  héros  nous  laisserait  assex 
frdii^.  Le  drame  du  moyen  âge  au  contraire  se  fût  contenté  de  ce 
genre  d'intérêt.  Pour  nous,  c'est  bien  moins  l'orthodoxie  de  Po- 
lyeucte  qui  nous  émeut  que  les  agitations  de  son  cœur,  et  nous 
croyons  exprimer  le  sentiment  de  l'immense  majorité  des  lecteurs 
contemporains  en  ajoutant  qu'aujourd'hui  Pauline  nous  touche  plus 
que  son  époux.  Molière  aussi  fit  entrer  momentanément  la  religion 
daas  son  théâtre,  d'abord  dans  Don  Juauy  et  un  peu,  semble-t-il, 
pour  que  le  pavillon  couvrit  la  marchandise.  La  seconde  fois,  ce  fut 
dans  le  Tartuffe,  et  pour  s'attaquer  à  un  vice  aussi  odieux  que  dif- 
ficile à  stigmatiser  comme  il  le  mérite  sans  éveiller  des  susceptibi- 
lités de  l'ordre  le  plus  irritable.  Tartuffe ,  composé  aujourd'hui, 
trouverait-il  grâce  devant  la  censure? 

Si  quelque  chose  est  de  nature  à  prouver  l'énorme  difficulté  des 
drames  dont  le  sujet  rentre  ^ns  le  domaine  religieux,  c'est  préci- 
sément l'œuvre  qu'on  regarde  comme  la  perfection  môme  du  genre, 
ce  sont  les  deux  tragédies  d'Esther  et  à^Athalie.  Nous  savons  tous 
four  quelle  destination  ces  deux  pièces  furent  composées.  Racine 
îi'avait  certes  pas  la  moindre  arrière-pensée  libérale  en  les  écri- 
vant, et  pourtant  que  ne  découvrit-on  pas  dans  les  virginales  tra- 


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11 Ô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gédies!  Assuérus  était  Louis  XIV,  Vasthi  la  Montespan,  Aman  Lou^ 
vois,  que  plus  d'un  spectateur  eût  bien  voulu  voir  pendre  à  plus 
de  cinquante  coudées  de  hauteur;  Esther  était  M™*  de  Maintenon,  se 
rappelant  peut-être  les  vieux  psaumes  de  son  enfance  huguenote, 
et  tâchant  d'éclairer  la  justice  souveraine  sur  les  odieux  traitemens 
infligés  au  peuple  de  Dieu  dispersé  dans  l'empire.  M™*  de  Main- 
tenon  avait  bien  d'autres  soucis  en  tête,  mais  à  défaut  d'un  intérêt 
d'amour  on  voulait  à  tout  prix  trouver  un  intérêt  politique  à  la 
pièce  religieuse.  Dans  Athalie^  il  y  avait  une  insurrection  victo- 
rieuse, une  reine  détrônée,  un  prêtre  inaccessible  à  la  crainte,  et 
la  ravissante  harmonie  du  vers  racinien,  qui  atteint  la  perfection 
dans  cette  tragédie  biblique,  ne  pouvait  adoucir  assez  les  ten- 
dances subversives  de  toute  cette  histoire.  Le  fait  est,  contrairement 
à  Topinion  commune,  qu! Esther  ne  fut  pas  jouée  long  temps  à  Saint- 
Cyr,  et  qu' Athalie  ne  le  fut  jamais.  Il  paraît  qu'on  s'était  aperçu 
aux  répétitions  des  ravages  que  malgré  l'innocence  du  sujet  ces 
exercices  dramatiques  faisaient  dans  l'imagination  des  jeunes  ac- 
trices. Ce  devait  être  un  bien  joli  petit  roi  que  Joas,  et  si  Athalie, 
un  rôle  de  grande,  avait  la  mauvaise  part  dans  la  pièce,  encore 
devait-elle  se  montrer  reine  superbe  et  passionnée  devant  les  plus 
brillans  seigneurs  de  la  cour.  Le  théâtre  et  la  religion  dénonçaient 
une  fois  de  plus  leur  incompatibilité  dans  les  mœurs  modernes. 
Bientôt  l'intérêt  religieux  fit  complètement  défaut  aux  deux  pièces, 
le  charme  littéraire  resta  seul,  et  le  monde  profita  exclusivement  de 
ce  qui  avait  un  instant  paru  indivis  entre  lui  et  l'église.  C'est  le 
sentiment  de  la  même  contradiction  qui  détermina  Shakspeare,  à 
une  époque  de  grande  agitation  religieuse,  à  rester  dans  la  sphère 
supérieure  que  n'atteignent  pas  les  aspérités  des  luttes  confession- 
nelles, et  où  le  sens  religieux,  chrétien  au  fond,  mais  général,  de- 
meure seul  indissolublement  uni  au  cœur  humain. 

La  contradiction  devint  plus  évidente  encore  au  xtiïi*  siècle. 
Alors  le  drame  devint  philosophique  et  combattit  l'absolutisme  des 
confessions  religieuses.  Zaïre  tend  à  montrer  dans  les  différences 
de  religion  l'un  des  plus  grands  obstacles  qui  s'opposent  au  bon- 
heur de  l'humanité.  Ahire^  tragédie  trop  peu  appréciée  de  nos 
jours,  tout  en  développant  au  fond  la  même  idée,  relève  surtout 
dans  la  morale  chrétienne  ce  qu'elle  a  de  commun  avec  la  morale 
philosophique  alors  en  vogue,  la  beauté  du  pardon  généreusement 
accordé  à  ses  ennemis.  Mahomet  est  plus  méchant.  L'auteur  eut  la 
malice  de  le  dédier  au  pape,  et  celui-ci  eut  la  bonhomie  de  remer- 
cier «  son  fils  »  Voltaire  et  de  lui  octroyer  sa  bénédiction.  Or  notre 
Tils  Voltaire  envoyait  vers  le  même  temps  sa  tragédie  à  son  royal 
ami  de  Berlin  sans  la  lui  dédier,  mais  en  la  définissant  :  Tartuffe 


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LE   DRAME   RELIGIEUX.  117 

les  armes  à  la  main.  Au  fond,  il  voulait  montrer  comment  une  re- 
ligion se  fonde,  et  il  le  montrait  conformément  aux  idées  fausses 
que  le  x?iii*  siècle  »'était  forgées  sur  ce  chapitre  mystérieux  entre 
tous  des  origines  historiques.  £n  Allemagne,  dans  un  esprit  non 
moins  philosophique,  mais  beaucoup  plus  religieux,  Lessing  publiait 
son  Nathan,  et  ce  précurseur  de  la  théologie  moderne  creusait  par 
cette  œuvre  magistrale  dans  la  conscience  du  peuple  allemand  un 
de  ces  sillons  qui  ne  se  referment  plus.  Encore  une  pièce  qui  vint 
à  son  heure,  et  qui,  si  elle  n'avait  aujourd'hui  la  prescription  du 
temps,  n'obtiendrait  pas  facilement  les  honneurs  de  la  représenta- 
tion publique. 

La  révolution  est  donc  complète.  Ce  qui  alimentait  le  drame  au 
moyen  âge  le  condamne  ou  le  tue  aujourd'hui.  Pourquoi  cela?  Ce 
n'est  pas  sans  cause  profonde  que  par  deux  fois,  à  l'origine  de  deux 
civilisations,  le  culte  et  le  drame  ont  commencé  par  vivre  d'une 
seale  et  même  vie.  Tous  deux  se  rattachent  à  une  même  propen- 
sion de  l'esprit  humain,  qui  aime  à  s'objectiver,  et  qui  pour  cela 
traduit  sous  forme  extérieure  et  visible  les  idées  et  les  sentimens 
doDi  il  est  rempli.  Le  langage,  l'accent,  le  geste,  l'art  dans  toutes 
sfâ  branches,*  n'ont  pas  d'autre  origine.  Cette  représentation  de 
l'esprit  devant  l'esprit  procure  à  l'homme  l'un  de  ses  plus  vifs 
plaisirs,  car  elle  équivaut  à  une  extension,  à  un  redoublement  de 
la  vie,  et  elle  se  rattache  ainsi  à  ce  qui  constitue  l'essence  même 
du  bonheur.  Tant  que  la  vie  se  renferme  dans  le  cercle  des  choses 
religieuses,  ou  plutôt  tant  que  la  religion,  conçue  comme  un  ordre 
de  choses  purement  surnïtturelles  et  extérieures  au  monde,  offre  le 
seul  idéal,  le  seul  intérêt  spirituel  compris  et  apprécié  de  tous,  le 
drame  reste  exclusivement  religieux.  L'homme  d'une  telle  époque 
ne  se  reconnaîtrait  pas  dans  un  autre  genre.  Cependant  l'esprit  hu- 
main sent  germer  en  lui-même  des  intérêts,  des  passions  élevées, 
des  sentimens  qui  ne  se  rattachent  plus  qu'indirectement  à  cette 
conception  dualiste  de  la  religion,  et  qui  même  lui  sont  souvent 
opposés.  L'ne  religion  purement  surnaturelle  déclare  la  guerre  au 
monde  au  lieu  de  chercher  à  le  purifier.  L'antagonisme  de  principe 
entre  la  vie  ordinaire  et  la  vie  religieuse  se  reflétera  donc  dans  l'op- 
position du  drame,  qui  représente  la  vie  réelle,  et  du  culte,  qui  sert 
d'eipression  à  la  vie  religieuse.  C'est  la  brouille  grandissante  entre 
le  théâtre  et  l'église. 

On  aurait  pu  croire  que  la  réforme,  dont  la  tendance  était  de 
réunir  la  vie  civile  et  la  vie  religieuse  en  les  pénétrant  Tune  par 
l'autre,  aurait  rendu  à  l'élément  religieux  dans  le  drame  la  place 
qu'il  a  dans  la  vie  quotidienne  et  surtout  au  sein  des  populations 
protestantes,  où  le  culte  est  chose  de  la  famille  presque  autant  que 


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118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Téglise.  Il  y  eut  bien,  nous  l'avons  vu,  quelques  velléités  de  ce 
genre;  mais  une  autre  difficulté,  inhérente  au  drame,  se  présenta. 
En  vertu  môme  de  cet  ardent  besoin  de  réalité,  de  sincérité  reli- 
gieuse dont  la  réforme  était  issue,  le  drame  plaisait  peu,  le  drame 
religieux  moins  que  les  autres.  L'esprit  humain,  nous  le  répétons, 
aime  la  représentation  extérieure  de  lui-même  ;  mais  quand  il  est 
arrivé  à  l'âge  de  la  réQexion,  il  ne  se  dissimule  plus  que  cette  re- 
présentation n'est  qu'une  imitation  de  la  réalité,  et  non  cette  réalité 
elle-même.  S'il  s'agit  d'objets  à  propos  desquels  la  fausse  apparence 
de  la  réalité  n'a  point  d'importance  morale,  l'inconvénient  dispa- 
rait ou  du  moins  est  supporté  sans  peine.  Encore  faut-il  pourtant 
que  l'illusion  scénique  soit  aussi  complète  que  possible  pour  que 
le  plaisir  se  soutienne.  Quand  au  contraire  l'objet  représenté  est  de 
ceux  dont  l'imitation,  sans  réalité  correspondante,  confine  au  sacri- 
lège, le  scandale,  le  dégoût,  tout  au  moins  la  répugnance,  ne  tar- 
dent pas  à  venir.  On  ne  souffre  pas  plus  le  comédien-prédicateur 
que  le  prédicateur-comédien.  La  même  soif  de  réalité  religieuse  qui 
fit  la  réforme  engendra  l'antipathie  contre  les  images,  les  pompes 
sacerdotales  et  le  théâtre.  Le  puritanisme  ne  fut  pas  plus  doux  que 
l'église  catholique  aux  acteurs  de  profession.  Un  exemple  illustre, 
celui  de  J.-J.  Rousseau,  explique  à  merveille  ce  genre  d'antipathie, 
qui  tient  moins  à  un  dogme  qu'à  une  disposition  d'esprit. 

Cet  antagonisme  absolu  ne  pouvait  toujours  durer.  La  société  ne 
peut  pas  plus  vivre  que  l'individu  dans  la  contradiction  consciente 
et  patente.  Tous  les  hommes  raisonnables  conviennent  aujourd'hui 
que  le  théâtre  fait  partie  intégrante  et  nécessaire  de  la  civilisation, 
et,  s'il  y  a  de  nombreuses  diversités  dans  l'idée  qu'on  se  fait  de  la 
valeur  morale  des  représentations  scéniques,  l'extrême  étroitesse 
religieuse  les  condamne  seule  en  principe.  Toutefois  il  s'en  faut  en- 
core, de  beaucoup  que  la  réconciliation  entre  le  drame  et  la  piété, 
entre  le  théâtre  et  l'église,  soit  passée  dans  les  faits.  Le  théâtre  lui- 
même  est  encore  en  grande  partie  dominé  par  l'ancien  dualisme, 
n  est  de  fait  que,  prétendant  reproduire  la  vie  réelle,  il  se  défend 
systématiquement  de  toucher  à  un  côté  de  la  vie  qui  tient  pourtant 
une  grande  place  dans  Texistence  sociale  et  la  destinée  de  l'indi- 
vidu. L'opéra  seul  fait  exception  à  cause  précisément*  de  ce  pou- 
voir idéalisant  de  la  musique  dont  nous  avons  parlé.  D'ailleurs  à 
l'Opéra  la  question  de  vraisemblance  ne  se  pose  même  pas  (1).  La 
diversité  des  opinions  religieuses  contribue  aussi  beaucoup  à  cette 


(1)  N'oublions  pas  toutefois  que  là  où  les  influences  sacerdotales  ont  la  haute  maia 
on  ne  se  gène  pas  pour  introduire  d'étranges  Tariautes  dans  les  pièces  qui  touchent  à 
la  religion. 


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Lfi   U&AlfS    R£IMI£UX.  119 

abstention.  Tout  auteur  dramatique  redoute  les  oppositions  que 
soulèveraient  chez  une  partie  quelconque  des  spectateurs  des  sus- 
ceptibilités étrangères  à  l'art  lui-même.  Aussi,  quand  on  ne  peut 
absolument  se  dispenser  d'ouvrir  momentanément  la  porte  à  l'élé- 
ment religieux,  se  borne-t-on  à  en  saisir  les  données  les  plus  géné- 
rales, celles  qui  font  partie  de  la  confession  de  foi  de  tout  le  monde, 
n  est  évident  que  sous  ce  rapport  le  théâtre  contemporain  ne  donne 
qu'une  image  incomplète  de  la  société  du  xix*'  siècle. 

Cet  état  de  choses  cbangera-t-il  un  jour?  Peut-être,  car  nous 
marchons,  non  vers  un  retour  à  la  confusion,  mais  vers  la  concilia- 
tion des  contraires  dans  une  synthèse  supérieure.  Ce  sera  dans 
tous  les  cas  l'œuvre  du  temps,  d'un  temps  très  long.  Qu'on  ne  s'a- 
?ise  pas  de  vouloir  hâter  ce  changement  par  une  réforme  artificielle 
que  décréteraient  d'knpatiens  amis  du  progrès.  Rien  ne  résiste  plus 
opiniâtrement  que  le  théâtre  à  une  réforme  venant  du  dehors. 
11  est  moins  maître  de  lui-môme  que  le  livre,  qui  ne  craint  pas  la 
contradiction  et  souvent  la  provoque.  Le  théâtre  ne  se  modifie  que 
dans  la  mesure  où  la  société  se  transforme  elle-même.  Pour  que 
l'élément  religieux  reprenne  au  théâtre,  non  pas  sans  doute  son 
ancienne  puissance  d'absorption,  mais  une  place  proportionnée  à 
celle  qu'il  tient  dans  la  vie  réelle,  il  faut  que  la  tolérance  règne 
autre  part  que  dans  les  articles  de  la  constitution,  que  l'opinion  ne 
voie  plus  dans  la  religion  un  à  parte  dans  l'existence  individuelle 
et  sociale,  mais  conçoive  qu'elle  est  aussi  naturelle  dans  l'histoire 
de  l'humanité  et  dans  le  développement  de  l'âme  humaine  que 
l'art,  la  morale,  la  politique,  la  science;  il  faut  que  de  son  côté  l'art 
scénique  se  purifie  de  ses  accointances  trop  intimes  avec  un  certain 
coite  dont  il  n'est  pas  assez  émancipé,  j'entends  celui  qui  se  célé- 
kra  jadis  à  Paphos,  à  Gythère  et  autres  lieux  célèbres;  il  faut  que 
t  religion  devienne  à  la  fois  plus  intense  et  plus  rationnelle,  plus 
sérieuse  chez  les  uns  et  plus'spiritualiste  chez  les  autres;  il  faut... 
3  faut  tant  de  choses  que  nous  ne  les  verrons  pas,  et  nos  enfans 
Bon  p/us. 

Albert  Retille. 


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LA 


PHYSIOLOGIE  FRANÇAISE 


ET 


M.   CLAUDE  BERNARD 


1.  Rapport  twr  la  progrès  et  la  marche  de  la  physiologie  générale  en  France,  par  M.  Claad« 
Bernard;  Paris  1867.  —  II.  Leçons  sur  les  proptiétcs  des  tissus  vioans,  par  le  même;  Paris 
1866.  —  III.  Leçons  sur  la  Physiologie  générale  et  comparée  du  système  nenrux,  par  M.  A. 
Vulpian,  rédigées  par  M.  Ernest  Brémond;  Paris  1866.  —  IV.  Happwt  sur  les  progris 
réeens  des  sciences  xoologiques  en  France,  par  M.  Milne  Edwards;  Paris  1867. 


On  sait  que  le  ministère  de  l'instruction  publique  a  publié,  à 
l'occasion  de  l'exposition  universelle  de  1867,  une  série  de  rapports 
sur  les  progrès  des  sciences  et  des  lettres  en  France.  Le  soin  de 
rendre  compte  des  progrès  de  la  physiologie  générale  a  été  confié  à 
M.  Claude  Bernard,  qui,  en  rappelant  les  pénibles  débuts  de  l'ex- 
périmentation physiologique  et  les  découvertes  importantes  qu'elle 
a  faites  avec  des  ressources  bien  médiocres,  avait  le  droit  de  dire, 
comme  le  héros  troyen, 

Qoieque  ipse  miserrima  vidi 
Et  quorum  pars  magaa  fui. 

Aussi  le  premier  soin  du  rapporteur  est-il  de  demander  avec  instance 
la  fondation  de  grands  laboratoires  de  recherche  où  l'investigation 
scientifique  puisse  trouver  tous  les  secours  qui  lui  sont  nécessaires. 
C'est  au  gouvernement  qu'il  s'adresse  pour  recommander  cette  in- 
stitution, puisqu'en  France  c'est  le  gouvernement  que  nous  char- 


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LA    PHYSIOLOGIE    FRANÇAISE.  121 

geons  de  tout  faire.  Le  rapport  de  M.  Claude  Bernard  embrasse 
l'ensemble  des  travaux  qui  ont  marqué  ces  vingt  ou  trente  der- 
nières années,  et  son  œuvre  propre  y  tient  naturellement  une  grande 
place.  «  Les  découvertes  et  les  travaux  que  j'ai  publiés,  dit-U,  sont 
souvent  à  l'état  de  simples  ébauches  ou  même  parfois  d*indications 
insufiisantes.  Je  crois  qu'ils  n'en  ont  pas  moins  exercé  une  influence 
utile  sur  la  marche  de  la  science  en  suscitant  des  recherches  nou- 
velles de  la  part  d'un  grand  nombre  d'expérimentateurs;  mais  je 
désire  qu'on  sache  que  les  obscurités,  les  imperfections  et  Fincohé- 
rence  apparente  qu'on  peut  y  trouver  ne  sont  que  les  conséquences 
du  manque  de  temps,  des  diflicultés  d'exécution  et  des  embarras 
multipliés  que  j'ai  rencontrés  dans  le  cours  de  mon  évolution  scien- 
tifique. Depuis  plusieurs  années,  je  suis  préoccupé  de  l'idée  de  re- 
prendre tous  mes  travaux  épars,  de  les  exposer  dans  leur  ensemble 
ifin  de  faire  ressortir  les  idées  générales  qu'ils  renferment.  J'espère 
maintenant  qu'il  me  sera  permis  d'accomplir  cette  deuxième  période 
de  ma  carrière  scientifique.  »  Tout  le  monde  fera  des  vœux  pour 
que  l'œuvre  d'ensemble  qui  est  ainsi  annoncée  soit  menée  à  bonne 
fin;  mais  tout  le  monde  sait  aussi  que  les  u  travaux  épars  »  dont 
H.  Claude  Bernard  nous  entretient  ont  sufli  dès  maintenant  pour 
Im  faire  un  nom  important  dans  les  lettres  aussi  bien  que  dans  les 
sciences.  M.  Claude  Bernard  en  effet  n'est  point  seulement  un  ex- 
périmentateur, il  est  encore,  —  et  ce  n'est  point  aux  lecteurs  de  la 
Revue  qu'il  faut  l'apprendre,  —  un  penseur  et  un  écrivain.  En  ex- 
posant îui-méme  avec  une  grande  netteté  quelques-unes  des  con- 
clusions où  l'ont  niiené  ses  recherches,  il  a  pris  place  dans  la  lutte 
des  idées  contemporaines;  il  a  mérité  ainsi  d'être  compté  comme 
ondes  représentans  les  plus  autorisés  et  nous  pourrions  dire  comme 
le  porte-drapeau  de  cette  phalange  de  travailleurs  à  laquelle  on  a 
donné  le  nom  d'école  expérimentale.  Cette  école  du  reste,  à  part 
quelques  démêlés  sans  importance,  vit  en  assez  bons  termes  avec 
les  métaphysiciens  de  nos  jours;  elle  les  a  séduits  par  sa  réserve  et 
son  esprit  de  conciliation;  elle  a  ouvert  pour  bien  des  questions  ir- 
ritantes une  sorte  de  terrain  neutre  où  les  opinions  contraires  peu- 
vent se  rencontrer  et  se  pénétrer.  Y  a-t-il  entre  l'école  expérimen- 
tale et  les  doctrines  métaphysiques  qui  l'entourent  de  divers  côtés 
un  véritable  traité  de  paix  ou  seulement  une  trêve,  un  modus  Vi- 
vendi? C'est  ce  qu'il  serait  fort  intéressant  d'étudier  de  près.  On 
discernerait  sans  doute,  à  côté  de  sérieux  motifs  de  concorde,  des 
comproDQis  ou  des  malentendus  d'où  la  guerre  peut  sortir  un  de 
ces  jours. 

Pour  faire  une  pareille  étude,  on  n'aurait  qu'à  examiner  les  idées 
générales  que  M.  Claude  Bernard  a  introduites  dans  la  discussion 


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122  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

philosophique.  Il  a  eu  la  bonne  fortune  de  tracer  ea  quelques  traits 
principaux  une  sorte  de  programme  pour  lecpiel  les  doctrines  ex- 
trêmes nfKMitrent  un  égal  respect.  C'est  ce  programme  qu'il  fau- 
drait discuter.  Toutefois  ce  n'est  pas  là  le  but  que  nous  nous  pr»^ 
posons  aujourd'hui,  et  nous  avons  pour  nous  abstenir,  entre  autres 
motifs,  une  raison  capitale.  Ce  programme  sera  sans  doute  ma- 
gistralement développé  et  commenté  dans  une  occasion  prochaine, 
à  la  séance  où  M.  Claude  Bernard,  récemment  élu  membre  de 
l'Académie  française,  prendra  place  parmi  ses  nouveaux  collègues. 
Le  récipiendaire,  avec  cette  modestie  qui  est  comme  le  costume 
propre  de  ces  solennités,  s'excusera  d'ab<wrd  de  l'honneur  qu'il  a 
reçu,  et  le  renverra  tout  entier  à  cette  école  physiologique  qu'un 
travail  opiniâtre  a  conduite  à  des  vérités  nouvelles.  «  Non,  mon- 
sieur, répondra  le  directeur  de  l'Acadéfuie,  ce  n'est  point  une  école 
de  physiologie  que  nous  avons  voulu  récompenser,  ce  n'est  même 
pas  à  l'auteur  de  plusieurs  découvertes  importantes  que  nous  avons 
donné  nos  suffrages;  celui  que  nous  avons  appelé  parmi  nous,  c'est 
l'écrivain  qui,  d'ane  main  à  la  fois  ferme  et  délicate,  a  marqué  les 
droits  et  les  méthodes  de  la  libre  recherche.  »  Nous  verrons  sans 
doute  après  cet  exorde  un  exposé  complet  de  ces  droits  et  de  ces 
méthodes,  et  voilà  pourquoi  nous  nous  abstenons  d'en  parler  au- 
jourd'hui. 

Nous  allons  faire  une  œuvre  beaucoup  plus  modeste.  Nous  vou- 
lons seulement,  en  nous  tenant  sur  le  terrain  des  faits,  chercher 
dans  le  rapport  officiel  sur  les  progrès  de  la  physiologie  française 
quelles  sont  les  principales  découvertes  que  l'école  expérimentale 
peut  inscrire  à  son  crédit.  Nous  aurons  ainsi  occasion  de  rappeler 
des  travaux  connus;  mais  on  ne  saurait  trop  insister  sur  les  faits, 
sur  ceux  surtout  qui  servent  de  point  de  départ  à  des  discussions 
théoriques.  Il  est  un  spectacle  en  effet  qui  nous  est  donné  joum^ 
lement  dans  les  controverses  qu'amènent  les  progrès  de  la  science. 
On  voit  souvent  les  conclusions  grossir  peu  à  peu  et  s'enfler  jusqu'à 
perdre  toute  proportion  avec  les  données  d'où  elles  sont  parties. 
D'abord  les  auteurs  de  découvertes  expérimentales  sont  quelquefois 
portés  à  s'en  exagérer  l'importance.  Ils  connaissent  du  moins  le 
terrain  sur  lequel  ils  se  sont  placés,  et,  s'ils  en  sortent,  c'est  à  bon 
escient.  Ceux  qui  n'ont  pas  fait  les  expériences,  qui  en  ont  lu  seule- 
ment la  relation,  n'ont  plus  le  sentiment  net  des  restrictions  néces- 
saires; ils  s'aventurent  beaucoup  plus  aisément,  et  peuvent  arriver 
ainsi  à  des  généralités  téméraires.  Les  plus  audaciefix,  les  plus  ter- 
ribles, sont  ceux  qui  ne  connaissent  en  aucune  façon  les  faits  origi- 
naux, qui  prennent  les  conclusions  à  demi  formulées,  et  tout  d'abord 
les  poussent  à  l'extrême.  Il  ne  sera  donc  pas  inutile  de  rappeler 


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LA   PHTSIOLOGU   FRANÇAISE.  123 

atec  qadqae  pFécisioQ  les  principales  données  que  Técole  expéri- 
mentale  a  récenament  introduites  dans  la  science.  Dans  ce  cadre 
tout  pratique,  l'œuvre  de  M.  Claude  Bernard  se  mettra  d'elle- 
même  au  rang  qui  lui  appartient.  II  ne  s'agit  point  ici  de  faire 
un  cours  de  physiologie,  et  nous  n'aborderons  que  quelques  su- 
jets; Doos  ne  pourrons  même  pas  toujours  les  classer  bien  rigou- 
reusement. Nous  commencerons  cependant  par  les  indications  qui 
MDt  relatives  au  système  nerveux  et  au  système  sanguin  ;  nous  ter- 
minenms  par  les  phénomènes  qui  intéressent  plus  particulièrement 
le  développement  de  l'être,  nous  voulons  dire  la  nutrition  et  la  gé- 
nération. 

I. 

L'étude  du  système  nerveux  tient  sans  contredit  la  première 
place  dans  la  physiologie  uHKlerne.  11  y  a  un  demi-siècle  ejnviron 
qu'on  signala  une  différence  fonctionnelle  entre  les  racines  anté- 
rieures et  les  racines  postérieures  des  nerfs  rachidiens.  Ce  fait  fon- 
damental, indiqué  par  Magendie,  est  devenu  particulièrement  fé- 
cood  entre  les  mains  de  ses  successeurs.  Aussi  est-ce  par  l'histoire 
de  cette  grande  découverte  que  commence  le  rapport  de  M.  Claude 
Bernard.  Les  fibres  nerveuses  sortent  de  la  moelle  épinière  sous 
larme  de  deux  racines  distinctes  qui  se  réunissent  ensuite  pour 
former  un  cordon  unique.  Cette  division  des  racines  a  été  fort  beu- 
reofie  pour  la  physiologie;  sans  elle,  il  eût  sans  doute  été  fort 
difficile  d'apprendre  qu'une  des  parties  du  cordon  est  chargée  de 
transmettre  aux  centres  nerveux  les  impressions  périphériques, 
Taotre  de  porter  aux  muscles  les  excitations  motrices.  L'expérience 
de  Magendie  fut  faite  en  1822  sur  des  chiens.  Il  mit  la  moelle  épi- 
Bière  à  nu,  et  coupa  d'abord  les  racines  postérieures  des  nerfs 
nchidiens;  il  vit  qu'alors  la  sensibilité  se  trouvait  éteinte  dans  les 
parties  où  ces  nerfs  se  ramifiaient.  11  coupa  sur  d'autres  sujets  les 
racines  antérieures  des  mêmes  nerfs,  et  constata  que  le  mouvement 
ae  trouvait  alors  aboli.  Enfin  il  s'assura  que  la  section  simultanée 
des  deux  ordres  de  racines  détruisait  à  la  fois  la  sensibilité  et  le 
mouvement  dans  les  parties  du  corps  où  les  nerfs  se  rendaient.  De 
l'ensemble  de  ces  essais,  Magendie  conclut  que  les  racines  anté- 
Beures  président  au  mouvement,  les  .racines  postérieures  au  sen- 
^ûuent.  Cette  donnée,  acquise  d'abord  pour  les  ner&  rachidiens, 
fot  généralisée  plus  tard,  à  l'étranger  par  les  travaux  de  T.  Millier, 
de  Stilling,  de  Yalentin,  de  Van  Deen,  en  France  par  ceux  de  M.  Lon- 
g^,  et  ainsi  se  trouva  introduite  dans  la  science  la  distinction  fon- 
damentale des  nerfs  moteurs  et  des  nerfs  sensibles.  Dès  l'année 
1842,  cette  distinction  était  systématiquement  établie  dans  un 


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124  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

grand  ouvrage  publié  par  M.  Longet,  Anatomie  et  physiologie  du 
système  nerveux  de  Vhomme  et  des  animaux  vertébrés. 

L'importance  qui  s'attache  à  cette  conquête  de  la  physiologie 
contemporaine  a  donné  lieu  à  une  controverse  longuement  agitée 
et  qui  est  close  à  peine.  M.  Claude  Bernard  a  énergiquement  reven- 
diqué pour  son  maître  Magendie  la  gloire  de  cette  découverte,  long- 
temps attribuée  à  peu  près  exclusivement  à  un  physiologiste  an- 
glais, Charles  Bell,  mort  en  1842.  Les  titres  de  Charles  Bell  ne 
laissaient  pas  de  paraître  assez  sérieux.  Le  premier  en  effet  il  avait 
institué  des  expériences  sur  les  racines  des  nerfs  rachidiens.  Il  en 
avait  fait  connaître  le  résultat  dans  un  opuscule  tiré  à  un  très  petit 
nombre  d'exemplaires  et  distribué  à  ses  amis  seulement  (1).  Plus 
tard,  en  1821,  il  avait  communiqué  à  la  Société  royale  de  Londres 
un  nouveau  mémoire  sur  l'arrangement  des  nerfs  de  la  face.  Ses 
différentes  expériences  avaient  amené  Bell  à  indiquer  qu'il  y  avait 
des  fonctions  différentes  pour  les  racines  antérieures  et  les  racines 
postérieures;  mais  ce  fait  seul  était  exact  dans  ses  assertions,  et 
il  s'était  trompé  quand  il  avait  voulu  déterminer  la  fonction  spé- 
ciale de  chaque  ordre  de  racines.  Il  avait  sur  le  rôle  général  du 
système  encéphalique  des  idées  préconçues,  reconnues  fausses  au- 
jourd'hui, et  qui  obscurcirent  pour  lui  la  vue  des  faits.  Dans  les 
idées  de  Bell,  le  cerveau  proprement  dit  était  à  la  fois  le  centre 
de  la  sensibilité  et  du  mouvement,  tandis  que  le  cervelet  prési- 
dait aux  actions  organiques,  comme  la  circulation,  la  nutrition, 
les  sécrétions.  Partant  de  là,  il  admit  que  les  racines  antérieures 
étaient  chargées  de  transmettre  l'influence  du  cerveau  et  les  ra- 
cines postérieures  l'influence  du  cervelet;  les  premières  étaient 
donc  l'instrument  mixte  de  la  sensibilité  et  du  mouvement,  tandis 
que  les  secondes  conduisaient  l'influence  vitale  ou  organique.  La 
division  introduite  par  Charles  Bell  était,  on  le  voit,  tout  à  fait  illu- 
soire :  les  phénomènes  de  sensibilité  et  de  mouvement  se  trouvaient 
confondus  dans  la  racine  antérieure,  tandis  qu'une  fonction  chimé- 
rique était  attribuée  à  la  racine  postérieure.  Il  y  avait  loin  de  cette 
vue  à  la  détermination  du  véritable  rôle  des  racines  nerveuses.  Ce- 
pendant Bell  avait  à  un  certain  moment  presque  touché  la  solution 
du  problème  :  ses  indications  sur  le  mouvement  étaient  exactes; 
mais  ii  avait  mal  observé  les  phénomènes  de  sensibilité,  et  il  avait 
conclu  à  contre-sens.  Ses  idées  s'éclaircirent  lorsque  parurent  en 
1822  les  mémorables  expériences  de  Magendie  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure.  Bell  n'eut  pas  de  peine  à  les  vériGer,  et  s'en  servit 
pour  rectifier  ses  propres  conclusions.  Il  réclama  dès  lors  un  droit 
de  priorité  sur  la  découverte  de  la  division  des  fonctions  nerveuses. 

(i)  An  idea  of  a  new  anatomy  of  Ihe  hrain,  Londres  1811.  ^ 

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LA   PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE.  125 

Cette  prétention  se  produisit  dès  Tannée  1822  par  l'organe  de 
Shaw,  élève  et  parent  de  Bell,  qui  en  écrivit  à  Magendie,  et  qui  se 
chargea  de  faire  valoir  devant  le  inonde  scientifique  les  titres  du 
physiologiste  anglais.  Ces  titres  furent  bientôt  appuyés  d'un  argu- 
ment qui  dut  paraître  péremptoire  aux  yeux  des  savans.  L'opus- 
cule de  Bell  imprimé  en  1811  et  son  mémoire  de  1821  étaient  fort 
rares  et  n'avaient  reçu  aucune  publicité.  Bell  les  réimprima  en  182& 
dans  une  Exposition  générale  du  système  nerveux  de  V homme  j 
mais,  éclairé  par  les  travaux  de  Magendie,  il  ût  subir  au  texte  pri- 
mitif les  modlGcations  nécessaires  pour  le  mettre  en  harmonie  avec 
les  expériences  nouvelles.  Les  erreurs  furent  supprimées,  les  pas- 
sages compromettans  furent  dénaturés,  et  ce  qui  était  à  peu  près 
ïrai  fut  habilement  poussé  jusqu'à  le  devenir  tout  à  fait.  Aussi  les 
physiologistes  du  temps  admirent-ils  à  peu  près  unanimement  les 
droits  de  priorité  de  Bell,  et  Magendie  lui-même  mit  une  certaine 
négligence  à  faire  valoir  ses  propres  titres.  Il  tes  réclama  pourtant 
avec  quelque  vivacité  en  18A7,  à  la  suite  d'une  séance  de  l'Acadé- 
mie des  Sciences  où  M.  Flourens,  lisant  une  note  relative  aux  eifets 
de  riDhalation  de  l'éther  sur  la  moelle  allongée,  attribuait  à  Charles 
Bell  l'honneur  d'avoir  localisé  le  mouvement  et  le  sentiment  ner- 
veux. «C'est  bien  mon  œuvre,  disait  Magendie  répondant  à  M.  Flou- 
rens, et  elle  doit  rester  comme  une  des  colonnes  du  monument 
qu'élève  depuis  le  commencement  de  ce  siècle  la  physiologie  fran- 
çaise. » 

Une  circonstance,  il  faut  bien  le  dire,  avait  contribué  dans  les 
premiers  temps  à  obscurcir  les  titres  de  Magendie.  Après  avoir,  au 
début  de  l'année  1822,  annoncé  sa  découverte  sous  une  forme  très 
nette  et  très  aflirmative,  il  était  devenu  tout  à  coup  beaucoup  plus 
réservé  dans  un  second  mémoire  publié  au  mois  d'octobre  de  la 
même  année.  C'est  qu'en  effet,  toujours  jaloux  de  s'en  tenir  à  la 
stricte  expérimentation,  il  croyait  devoir  publier  des  faits  qui  atté- 
onaûent  dans  une  certaine  mesure  son  affirmation  primitive.  Il  dé- 
clarait alors,  tout  en  maintenant  sa  division  fondamentale,  qu'il 
pouvait  exister  un  peu  de  faculté  motrice  dans  les  racines  posté- 
rieures et  une  faible  action  sensitive  dans  les  racines  antérieures. 
C'étaient  là  les  résultats  de  phénomènes  secondaires  mal  élucidés  à 
cette  époque.  La  racine  postérieure  donne  lieu  incidemment,  par 
son  influence  sur  l'antérieure,  à  des  actions  réflexes,  et  de  même 
FaDtérieure,  en  réagissant  sur  la  postérieure,  produit  ce  que  l'on 
appelle  maintenant  une  sensibilité  récurrente.  Ces  faits  accessoires 
forent  mis  en  lumière  par  Magendie  lui-môme,  et  il  fit  ainsi  dispa- 
raître dès  Tannée  1839  ce  que  ses  réserves  avaient  pu  jeter  d'in- 
cerUtude  sur  ses  premiers  travaux. 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  cause  parut  jugée  entre  Bell  et  Magendie,  et 


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126  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

rhabitude  prévalut  de  rapporter  au  professeur  anglais  la  décou- 
verte des  fonctions  des  racines.  Il  en  fut  ainsi  jusqu'à  ces  dernières 
années.  C'est  tout  récemment  qu'une  sorte  de  procès  en  révision  a 
été  ouvert  contre  cette  sentence  par  M.  Claude  Bernard  et  par  quel- 
ques jeunes  professeurs,  parmi  lesquels  il  faut  citer  M.  Vulpian.  Il 
s'ensuivit  une  controverse  qui  peut  être  considérée  comme  le  pen- 
dant de  cette  autre  enquête  suscitée  de  nos  jours  au  sujet  de  Pas- 
cal et  de  Newton.  Ici  aussi  on  alla  rechercher  des  textes,  et  M.  Vul- 
pian paraît  avoir  produit  les  argumens  les  plus  utiles  à  la  décision 
du  litige  en  retrouvant  la  teneur  des  écrits  originaux  de  Bell,  que  le 
public  n'avait  connus  que  remaniés  et  corrigés. 

La  découverte  des  fonctions  distinctes  des  nerfs  rachidiens  ouvrît 
une  ère  de  progrès  rapides.  Trois  élémens  différens  se  trouvaient 
mis  en  évidence  dans  les  phénomènes  de  sensation  et  de  locomo- 
tion, le  muscle,  le  nerf  moteur,  le  nerf  sensitif,  et  l'anatomie,  ve- 
nant en  aide  à  la  pHysiologie,  apprenait  à  les  spécialiser.  L'analyse 
anatomique  des  tissus  musculaires  et  nerveux  a  surtout  fait  depuis 
vingt  ans  de  grands  progrès  en  Allemagne.  Le  muscle  se  réduit  à  une 
fibrille  élémentaire  dont  la  grosseur  ne  varie  guère  qu'entre  un  et 
deux  millièmes  de  millimètres;  cette  fibrille  se  compose  d'un  tube 
élastique  et  d'une  substance  intérieure  éminemment  contractile.  Les 
troncs  nerveux  se  décomposent  aussi  en  fibres  plus  fines  encore  que 
les  fibres  musculaires.  Ces  fibres  nerveuses  sont  constituées  par  une 
enveloppe  hyaline  et  par  une  sorte  de  moelle  qui  la  remplit;  au 
centre  du  tube  est  un  filament  très  ténu  qu'on  appelle  le  cylindre- 
axcy  et  qui  est  la  partie  conductrice  vraiment  essentielle  de  l'élé- 
ment nerveux.  Les  tubes  moteurs  paraissent  généralement  plus 
gros  que  les  tubes  sensitifs,  quoique  la  structure  des  uns  et  des  au- 
tres soit  semblable;  mais  c'est  par  les  extrémités  des  filamens  que 
diffèrent  surtout  les  deux  ordres  de  nerfs.  Le  cylindre-axe  de  la 
fibre  motrice  prend  naissance  au  centre  dans  une  cellule  nerveuse 
spéciale  (cellule  motrice),  et  à  son  extrémité  périphérique  il  se  ter- 
mine dans  le  muscle  en  formant  une  sorte  de  plaque  ou  intumes- 
cence qui  a  été  étudiée  d'abord  en  Allemagne  par  M.  Kûhne,  et 
récemment  en  France  par  M.  Rouget,  professeur  à  la  faculté  de 
médecine  de  Montpellier.  Le  cylindre-axe  de  la  fibre  sensitive  com- 
mence dans  la  peau  ou  dans  une  autre  partie  sensible  du  corps,  et 
vient  s'insérer  au  centre  dans  une  cellule  spéciale  appelée  cellule 
sensitive.  Des  communications  tubulaires  sont  d'ailleurs  établies 
entre  les  cellules  sensiiives  et  les  cellules  motrices,  et  leur  permet- 
tent de  réagir  les  unes  sur  les  autres. 

La  structure  anatomique  des  trois  élémens,  musculaire,  moteur, 
sensitif,  arrivait  ainsi  à  être  mieux  connue  au  moment  où  les  pro- 
priétés physiologiques  en  étaient  mises  en  lumière  par  des  travaux 


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LA   PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE.  127 

mémorables.  Personne  n'ignore  les  belles  expériences  qu'a  inanga- 
rées  M.  Claude  Bernard  à  l'aide  d'un  poison  indien,  le  curare  ou 
woorara.  Différencier  par  des  artifices  convenablement  choisis  les 
propriétés  des  divers  élémens  physiologiques,  tel  est  le  principe  de 
recherche  dont  M.  Claude  Bernard  sait  tirer  les  développemens  les 
plus  féconds  et  auquel  il  assigne  un  caractère  tout  à  fait  général.  II 
a  fait  ainsi  dans  l'étude  des  élémens  musculaires  et  nerveux  un  pas 
décisif  en  créant  ce  qu'on  peut  appeler  la  méthode  des  poisons.  Le 
curare,  qui  n'était,  il  y  a  quinze  ans,  qu'un  objet  de  curiosité,  a 
pris  maintenant  une  importance  spéciale  comme  instrument  d'é- 
tude. On  le  trouve  dans  tous  les  laboratoires  de  physiologie  comme 
un  réactif  indispensable  dans  l'analyse  des  fonctions  vitales. 

A  l'aide  du  curare,  M.  Claude  Bernard  a  d'abord  démontré  que  la 
propriété  contractile  du  muscle  est  indépendante  de  la  puissance 
motrice  du  nerf.  C'était  une  question  anciennement  controversée 
de  savoir  si  le  muscle  est  contractile  par  lui-même,  c'est-à-dire 
s*a  peut  se  contracter  sous  l'influence,  d'excitans  directs,  ou  s'il  ne 
peut  être  rois  en  jeu  que  sous  l'influence  nerveuse.  Haller  faisait 
bien  de  l'irritabilité  une  propriété  spéciale  et  autonome  des  mus- 
cles (1);  toutefois  les  démonstrations  que  Ton  donnait  de  l'irritabilité 
ballérienne  n'avaient  rien  de  concluant.  On  retu^it  un  morceau  de 
muscle  d'un  animal  vivant  ou  mort  récemment,  et  on  voyait  cette 
chair  se  contracter  sous  des  excitations  artificielles  :  on  voyait  per- 
sister les  mouvemens  spontanés  du  cœur  extrait  d'un  animal  vivant; 
mais  pas  plus  dans  un  cas  que  dans  l'autre  les  muscles  n'étaient 
purgés  de  nerfs,  et  rien  ne  prouvait  que  le  mouvement  ne  fût  pas 
dû  à  une  action  nerveuse.  Les  faits  révélés  par  M.  Claude  Bernard 
sont  venus  démontrer  péremptoirement  l'exactitude  de  l'hypothèse 
d'Haller. 

Cest  en  1844  que  M.  Claude  Bernard  commença  ses  expériences 
sur  les  effets  du  curare.  En  1850,  il  publia  le  résultat  d'essais  faits 
en  commun  avec  M.  Pelouze,  et  enfin  il  donna  en  1865  l'ensemble 
du  cours  qu'il  professait  à  ce  sujet  au  Collège  de  France.  11  serait 
superflu  de  rappeler  aux  lecteurs  de  la  Bévue  le  détail  de  ces  tra- 
vaux; ils  n'ont  point  oublié  l'exposé  brillant  qu'en  a  fait  l'auteur 
lui-même  (1).  L'action  toxique  du  curare  consiste  spécialement  à 
paralyser  les  nerfs  moteurs;  c'est  la  mort  de  cet  élément  particulier 
qui,  dans  un  animal  empoisonné  par  le  curare,  entraîne  la  mort  gé- 
nérale. En  observant  l'animal  avant  sa  mort  totale  ou  en  procédant 

(1)  Cette  qnestion  est  d'une  importance  capitale  pour  décider  de  Torigine  de  certains 
Œouîemens  musculaires,  parmi  lesquels  on  peut  citer  les  battemens  du  cœur.  Dans  la 
théorie  de  Haller,  rirritabUité  directe  des  parois  cardiaques  est  la  cause  principale  du 
j«i  de  cet  organe. 

(^)  Voyez  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  i«'  septembre  1864. 


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128  RE7UE  DES  DEUX  MONDES. 

par  empoisonneniens  partiels,  on  constate  que  la  propriété  motrice 
des  nerfs  est  complètement  abolie  alors  que  rirritàbilité  musculaire 
demeure  intacte.  L'indépendance  des  deux  élémens  est  ainsi  mise  en 
évidence.  En  poursuivant  ses  recherches,  M.  Claude  Bernard  s'est 
efforcé  d'isoler  la  propriété  motrice  du  nerf  de  la  propriété  sensible. 
Il  préserve  de  l'action  toxique  une  partie  du  corps  de  l'animal,  un 
seul  membre,  un  segment  de  membre,  même  un  muscle  seul  avec 
le  nerf  qui  l'anime;  il  voit  alors  que  dans  la  chair  empoisonnée  la 
motricité  disparaît,  tandis  que  la  sensibilité  persiste,  car  la  partie 
qui  a  été  respectée  par  le  curare  répond  encore  par  des  mouvemens 
à  des  piqûres,  à  des  excitations  faites  sur  un  autre  point  du  corps. 

Ces  faits  trouvent  leur  vérification  dans  une  série  d'expériences 
qui  en  sont  comme  la  contre-épreuve.  Le  curare  isole  les  propriétés 
du  muscle,  du  nerf  moteur,  du  nerf  sensible,  parce  qu'il  paralyse 
le  nerf  moteur  seul.  D'autres  poisons  agiront  spécialement,  l'un 
sur  le  muscle,  l'autre  sur  le  nerf  sensible,  et  mettront  ainsi  en  lu- 
mière l'indépendance  fonctionnelle  de  ces  élémens.  Le  sulfocyanure 
de  potassium  détruit  la  propriété  physiologique  du  muscle,  la 
strychnine  celle  du  ilerf  sensitif.  Ces  indications  générales  donnent 
une  idée  sommaire  de  la  division  qu'introduit  entre  les  élémens 
physiologiques  la  méthode  des  poisons;  mais  cette  méthode,  entre 
les  mains  de  M.  Claude  Bernard,  conduit  à  des  spécialisations  bien 
plus  délicates.  Les  grandes  divisions  qui  viennent  d'être  indiquées 
comportent  toute  une  série  de  subdivisions.  Il  y  a  par  exemple  parmi 
les  nerfs  seïîsitifs  une  hiérarchie  compliquée,  des  espèces,  des  varié- 
tés nombreuses.  Ces  espèces,  ces  variétés,  peuvent  dans  une  certaine 
mesure  être  séparées  par  des  procédés  toxiques  convenablement 
choisis.  Ainsi  s'ouvre  aux  recherches  une  voie  nouvelle  brillamment 
inaugurée  par  les  études  sur  le  curare  et  la  strychnine. 

Telles  sont  les  idées  que  M.  Claude  Bernard  défend  avec  une  con- 
viction profonde,  car,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  déjà,  le  progrès 
de  la  science  consiste  surtout  pour  lui  à  mettre  en  lumière  les  pro- 
priétés intrinsèques  des  élémens  physiologiques;  mais  ici  il  ren- 
contre sur  un  point  capital  une  grave  contradiction.  Tandis  qu'il 
regarde  le  nerf  moteur  et  le  nerf  sensitif  comme  différant  non-seu- 
lement dans  leur  fonction,  mais  dans  leur  propriété  élémentaire, 
ce  résultat  est  nié  par  M.  Vulpian  et  avec  lui  par  toute  une  école 
de  physiologistes.  M.  Claude  Bernard  dans  la  chaire  du  Collège  de 
France,  M.  Vulpian  dans  celle  du  Muséum  d'histoire  naturelle,  en 
sont  venus  à  exprimer  des  vues  tout  à  fait  divergentes  au  sujet  du 
système  nerveux,  et  nous  nous  trouvons  amené  à  indiquer  briève- 
ment la  nature  de  leur  controverse. 

La  distinction  des  propriétés  physiologiques  des  deux  espèces  de 
nerfs  ressort  pour  M.  Claude  Bernard  non-seulement  de  l'étude  des 


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LA   PHTSIOLOGIE   FRANÇAISE.  129 

poisons,  mais  de  Tensemble  des  phénomènes  nerveux.  Chaque  nerf 
a  une  extrémité  active  et  une  extrémité  passive.  Le  nerf  moteur  est 
actif  paf  son  bout  périphérique,  celui  qui  s'insère  dans  la  matière 
musculaire;  le  nerf  sensitif  au  contraire  est  actif  par  son  bout  cen- 
tral, celui  qui  tient  à  la  moelle.  Chacun  d*eux  se  comporte  en  quelque 
sorte  comme  s'il  avait  une  tète,  un  corps  et  une  queue,  et  ils  sont 
d'ailleurs  disposés  en  sens  inverse  l'un  de  l'autre,  l'un  ayant  la  tête 
où  l'autre  a  la  queue.  C'est  par  la  tête,  c'est-à-dire  par  le  bout  actif, 
que  chacun  des  nerfs  reçoit  l'influence  délétère  de  son  poison  spé- 
cial. La  strychnine  attaque  le  nerf  sensitif  du  côté  de  la  moelle  ;  le 
nerf  moteur  est  au  contraire  attaqué  par  le  curare  du  côté  péri- 
phérique. C'est  pour  cela  que,  dans  un  membre  que  l'on  préserve 
de  l'afflux  du  sang,  le  nerf  moteur  demeure  intact  alors  même  qu'à 
son  insertion  dans  la  moelle  il  est  baigné  par  le  sang  curarisé.  La 
tête  des  nerfs  reçoit  donc,  en  cas  d'empoisonnement,  Tinduence 
toxique;  elle  reçoit  aussi  dans  l'état  normal  l'influence  vivifiante 
du  sang.  Si  l'on  empêche  l'arrivée  du  sang  de  façon  à  faire  périr  le 
nerf  par  anémie,  le  nerf  meurt  d'abord  par  son  extrémité  passive, 
et  la  mort  se  propage  de  la  queue  à  la  tête  (l).  De  l'ensemble  de 
ces  faits  M.  Claude  Bernard  conclut  que  le  nerf  moteur  et  le  nerf 
sensitif  ont  des  propriétés  intrinsèques  qui  ne  sauraient  être  con- 
fondues. 

M.  Vulpian,  avons-nous  dit,  se  place  à  un  autre  point  de  vue. 
Pour  lui,  les  deux  espèces  de  nerfs,  tout  en  remplissant  des  fonc- 
tions diverses,  ne  diffèrent  point  par  des  propriétés  spéciales,  et  il 
y  a  entre  elles  identité  au  point  de  vue  physiologique.  On  ne  peut 
pas  dire  que  l'une  jouisse  d'une  propriété  individuelle  qui  serait 
la  motricité,  et  l'autre  d'une  propriété  individuelle  qui  serait  la 
sensitivité.  Les  faits,  aux  yeux  de  M.  Vulpian,  n'autorisent  pas  une 
pareille  assertion.  Parce  qu'on  voit,  parmi  les  muscles,  les  uns  mou- 
voir des  os,  d'autres  tenir  des  orifices  plus  ou  moins  fermés,  d'au- 
tres encore  élargir  ou  contracter  des  vaisseaux,  dira-t-on  qu'ils  le 
font  en  vertu  de  propriétés  intrinsèques  et  indépendantes?  Ce  se- 
rîût,  dit  M.  Vulpian,  un  véritable  abus  de  langage.  11  n'y  a  pour 
tous  les  muscles  qu'une  propriété  vraiment  autonome,  la  contrac- 
tililé;  de  même  il  n'y  a  pour  tous  les  nerfs  qu'une  seule  propriété, 
qu'on  peut  appeler,  si  on  veut  lui  donner  un  nom  spécial,  la  neu-- 
riliié.  Il  n'y  a  point  une  neurilité  sensitive  et  une  neurilité  motrice; 
•a  neurilité  est  la  môme  dans  les  deux  ordres  de  fibres  nerveuses. 

(i)  L'influence  du  sang  ne  doit  point  d'ailleurs  ici  se  confondre  avec  la  nutrition;  la 
propriété  nutritive  des  nerfs  parait  en  effet  résider  dans  leur  extrénaité  passive.  Pour 
le  nerf  moteur,  elle  réside  dans  une  cellule  de  la  moelle  épinière.  Pour  le  nerf  sentitif, 
^  tiége  hors  de  la  moelle  et  se  trouve  localisée  dans  un  ganglion  intervertébral. 
TOHI  LXXVI.  —  1868.  9 


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130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Comment  alors  vont  s'expliquer  les  expériences  fondamentales 
de  M.  Claude  Bernard  sur  Tempoisonnement  curarique?  Comment 
se  fait-il  que  le  curare  paralyse  la  fibre  motrice  en  respectant  la 
fibre  sensitive?  D'où  vient  cette  distinction,  si  la  neurilité  est  iden- 
tique dans  les  unes  et  les  autres?  Le  phénomène  s'explique  natu- 
rellement, répond  M.  Vulpian,  si  Ton  admet  que  l'action  curarique 
a  pour  elFet  de  détruire  les  points  où  la  fibre  nerveuse  s'attache  à 
la  libre  musculaire.  Ces  plaques  terminales  par  où  le  nerf  moteur 
s'insère  dans  le  muscle  sont  encore  mal  connues  malgré  les  tra- 
vaux de  MM.  Kûhne  et  Rouget.  On  est  porté  cependant  à  y  voir 
une  sorte  d'épanouissement  du  pylindre-axe  nerveux,  qui,  débar- 
rassé de  ses  enveloppes,  entre  en  communication  plus  intime  avec 
la  fibre  musculaire.  Que  ces  points  d'attache  scient  détruits  par  le 
curare,  que  le  nerf  moteur  soit  ainsi  séparé  du  muscle,  et  l'exci- 
tation nerveuse  ne  peut  plus  produire  la  contraction;  mais  la  neuri- 
lité demeure  intacte  dans  le  nerf  moteur  tout  comme  dans  le  nerf 
sensitif,  et  il  n'y  a  là  aucune  spécification  physiologique  à  intro- 
duire entre  eux. 

Que  devient  maintenant  cet  autre  argument  que  Ton  tire  de  la 
façon  contraire  dont  meurent  les  deux  ordres  de  nerfs?  Le  nerf  mo- 
teur, dit-on,  meurt  du  centre  à  la  périphérie,  le  nerf  sensitif  de  la 
périphérie  au  centre.  Il  n'est  pas  besoin,  répond  M.  Vulpian,  de 
recourir  à  une  dissemblance  dans  les  propriétés  pour  expliquer  ces 
effets  contraires;  admettez  seulement,  ce  qui  ne  saurait  être  con- 
testé, que  la  mort  des  nerfs  est  progressive,  c'est-à-dire  qu'à  partir 
du  moment  où  cesse  leur  vie  normale  ils  perdent  graduellement 
leur  excitabilité  et  leur  aptitude  à  conduire  l'excitation.  Pourvu 
que  vous  vous  placiez  à  ce  point  de  vue,  les  faits  vont  s'expliquer 
d'eux-mêmes.  S'agit- il  d'une  fibre  motrice,  on  observera  peu  de 
temps  après  la  mort  qu'une  excitation  d'une  certaine  intensité, 
faite  sur  un  point  assez  distant  de  la  périphérie,  et  qui  pendant  la 
vie  aurait  déterminé  une  contraction  musculaire,  sera  devenue  in- 
capable de  produire  cet  effet  :  il  faudra,  pour  obtenir  la  contraction, 
augmenter  la  force  excitatrice  ou  la  faire  porter  sur  un  point  plus 
rapproché  du  muscle.  Est-ce  à  dire  que  ce  nouveau  point  d'attaque 
soit'plus  vivant  que  le  précédent?  Non,  mais  le  nerf  entier  est  moins 
excitable,  il  faut  s'y  prendre  de  plus  près,  et  l'on  comprend  bien 
qu'on  sera  obligé  d'appliquer  la  force  d'excitation  d'autant  plus 
près  du  muscle  que  le  temps  écoulé  depuis  la  mort  sera  plus  con- 
sidérable. Ne  voit-on  pas  de  même  et  pour  la  même  raison  que, 
s'il  s'agit  de  nerfs  sensitifs,  il  faudra  que  l'excitation  aille  en  se 
rapprochant  de  plus  en  plus  du  centre  nerveux?  On  se  laisse  donc 
tromper  par  les  apparences,  si  l'on  dit  que  les  deux  nerfs  différens 
meurent  en  sens  contraire  ;  ils  meurent  à  la  fois  dans  toute  leur 


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LA   PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE.  131 

longueur  et  tous  les  deux  de  la  même  façon;  la  différence  que  l'on 
observe  vient  seulement  du  procédé  que  Ton  emploie  pour  en  con- 
stater la  dégénérescence. 

Voilà  quelques-unes  des  considérations  par  lesquelles  on  défend 
la  théorie  de  la  neurilité  unique;  mais  à  ces  argumens,  en  quelque 
sorte  négatifs,  car  ils  tendent  seulement  à  détruire  une  distinction 
de  propriétés  que  M.  Vulpian  regarde  comme  chimérique,  on  ajoute 
des  preuves  directes.  Si  les  nerfs  moteurs  et  les  nerfs  seusitifs  n'ont 
point  de  propriétés  distinctes,  ils  doivent  pouvoir  se  suppléer  les 
«Bs  les  autres,  on  doit  pouvoir  remplacer  un  nerf  d'une  espèce  par 
QD  nerf  de  l'autre  espèce.  M.  Vulpian  s'est  atiaché  à  le  démontrer 
par  une  expérience  faite  en  commun  avec  M.  Philipeaux,  et  qui  a 
eu  une  grande  notoriété.  Sur  un  chien,  les  expérimentateurs  cou- 
pent le  nerf  hypoglosse,  qui  est  le  nerf  moteur  de  la  langue,  et  le 
lingual,  qui  en  est  le  nerf  sensitiC.  Ils  réunissent  par  un  point  de 
suture  la  partie  centrale  du  lingual  à  la  partie  périphérique  de 
l'hypoglosse.  Au  bout  de  quelques  mois,  quand  la  jonction  s'est 
consolidée;  si  Ton  observe  ce  nerf  hybride  formé  de  deux  tronçons 
d'espèces  différentes,  on  reconnaît  que  la  partie  sensitive  peut  agir 
comme  fibre  motrice  et  produire  directement  les  mouvemens  de  la 
langue.  Dira-t-on,  en  se  résignant  à  admettre  la  neurilité  unique, 
que  du  moins  les  nerfs  moteurs  transmettent  l'action  nerveuse  dans 
un  certain  sens,  les  nerfs  sensitifs  dans  le  sens  contraire,  que  les 
premiers  ne  se  prêtent  qu'à  une  action  centrifuge,  les  seconds  à  une 
action  centripète?  Ici  viennent  se  placer  les  expériences  de  M.  Bert 
sur  la  greffe  animale.  M.  Bert  prend  un  rat,  lui  greffe  le  bout  de  la 
queue  sous  la  peau  du  dos,  ei  quand  le  travail  de  cicatrisation  est 
suffisamment  avancé,  coupe  la  queue  à  sa  base.  L'animal  se  trouve 
ainsi  pourvu  d'un  appendice  artificiel  dont  les  nerfs  sont  en  quel- 
que sorte  retournés.  Dans  les  premiers  mois,  cette  queue  factice  ne 
donne  que  de  faibles  marques  de  sensibilité;  mais  au  bout  d'un  an 
elle  a  repris  une  sensibilité  à  peu  près  normale.  Les  excitations  y 
suivent  donc  alors  une  marche  inverse  de  celle  qu'elles  suivaient 
précédemment,  et  il  n'est  plus  possible  d'admettre  que  les  fibres 
ne  se  prêtent  à  l'action  nerveuse  que  dans  un  sens  déterminé. 

Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  montrer  ici  toutes  les  faces  de 
cette  controverse;  nous  n'avons  pas  non  plus,  comme  on  pense, 
l*idée  de  trancher  une  question  qui  est  encore  débattue  entre  les 
inaîtres  de  la  science.  Nous  avons  voulu  montrer  seulemeut  com- 
ment la  pensée  favorite  de  M.  Claude  Bernard,  celle  de  l'autonomie 
fifférentielle  des  propriétés  physiologiques,  doit  être  appliquée 
avec  prudence  et  discernement.  Dès  le  début,  sur  une  question 
fondamentale,  elle  met  le  maître  en  opposition  avec  quelques-uns 
de  ses  disciples  les  plus  éminens.  a  Quand  on  généralise  dans  une 

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132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étude  scientifique,  dit  M.  Claude  Bernard,  il  ne  faut  pas  vouloir 
identifier  les  phénomènes,  il  faut  bien  distinguer  la  généralisation, 
qui  simplifie  et  éclaire,  de  l'uniformisation,  qui  confond  et  em- 
brouille. »  Soit,  il  est  évidemment  dangereux  de  chercher  à  tout 
prix  l'identité  et  de  forcer  les  faits  à  entrer,  bon  gré,  mal  gré,  dans 
un  cadre  unique;  il  y  a  tout  intérêt  à  mettre  en  saillie  les  variétés 
phénoménales,  et  c'est  là  sans  doute  une  des  conditions  du  progrès; 
mais  il  y  a  un  intérêt  aussi  évident  à  rechercher  ce  qui  est  identique 
dans  deux  phénomènes  différons  afin  de  réduire  la  différence  à  ce 
qu'elle  a  d'essentiel.  Sous  cette  réserve,  il  est  impossible  de  mécon- 
naître la  grande  loi  qu'énonce  M.  Claude  Bernard  quand  il  dit  que 
les  différences  des  élémens  physiologiques  se  multiplient  à  mesure 
que  l'on  s'élève  dans  l'échelle  des  êtres.  Chez  les  animaux  tout  à 
fait  inférieurs,  les  systèmes  musculaires  et  nerveux  sont  confondus. 
A  un  degré  plus  avancé,  ils  se  séparent  et  Ton  peut  suivre  les  pro- 
grès de  ce  divorce;  de  même  pour  les  élémens  nerveux.  On  a  con- 
staté chez  un  petit  coléoptère,  le  dytique,  des  ganglions  dont 
la  face  supérieure  donne  lieu  à  des  mouvemens  sans  provoquer  de 
douleur,  et  dont  la  face  inférieure  manifeste,  quand  on  l'excite, 
une  vive  sensibilité.  On  voit  donc  là  les  deux  systèmes,  moteur  et 
sensitif ,  à  la  fois  confondus  et  près  de  se  séparer.  Parmi  les  êtres 
supérieurs,  les  fonctions  nerveuses  vont  certainement  en  se  spécia- 
lisant. M.  Claude  Bernard  signale  à  cet  égard  des  différences  mar- 
quées entre  les  diverses  races  de  chevaux  et  de  chiens,  et  il  ajoute 
que,  pour  lui,  ce  qu'on  appelle  ordinairement  le  sang  dans  les  races 
animales  réside  dans  les  propriétés  du  système  nerveux.  Que  la 
distinction  essentielle  soit  dans  les  propriétés  mêmes  ou  seulement 
dans  les  fonctions  des  nerfs,  il  est  certain  que  la  physiologie  trouve 
dans  l'étude  de  ces  dissemblances  un  vaste  champ  d'essais  à  pour- 
suivre. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  débats,  qui  ont,  comme  il  arrive  d'ordi- 
naire, apporté  à  la  science  une  moisson  féconde  d'expériences,  la 
physiologie  contemporaine  suit  assez  nettement  dans  ses  parties 
principales  le  jeu  des  systèmes  musculaire  et  nerveux.  A  travers  la 
complexité  des  mécanismes  vitaux,  elle  reconnaît  toujours  quatre 
termes:  un  élément  nerveux  sensitif,  un  élément  central  ou  cellule 
nerveuse,  un  élément  nerveux  moteur,  un  élément  contractile  ou 
musculaire.  L'élément  sensitif  reçoit  les  impressions,  soit  qu'elles 
viennent  du  dehors,  soit  qu'elles  naissent  dans  le  corps  même.  Il 
les  transmet  à  la  cellule  centrale,  où,  dans  les  cas  de  sensibilité 
inconsciente,  l'action  sensitive  est  comme  transformée  ou  réfléchie 
en  action  motrice  pour  aller  agir  sur  le  muscle.  C'est  pourquoi  on 
appelle  ces  mouvemens  involontaires  des  actions  réflexes.  Dans  les 
animaux  vertébrés,  la  plus  grande  partie  des  cellules  centrales  est 


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lA  PBTSIOLOGIE   FRANÇAISE.  133 

réunie  dans  cette  longue  tige  qu'on  appelle  la  moelle  épînière. 
Il  reste  cependant  un  certain  nombre  d'autres  centres  disséminés 
dans  le  corps;  on  les  désigne  sous  le  nom  de  ganglions  nerveux, 
et  Tensemble  porte  le  nom  de  système  du  grand  sympathique.  Les 
actions  réflexes  ne  viennent  donc  pas  toujours  passer  par  la  moelle, 
il  y  a  par  les  ganglions  nerveux  une  sorte  de  communication  du 
premier  degré;  c*est  ainsi  que  la  surface  sensible  de  la  langue  et 
les  glandes  salivaires  communiquent  entre  elles  par  un  ganglion. 
En  revanche,  il  y  a  une  série  d'actions  qui  dépassent  la  moelle  et 
s'élèvent  aux  organes  supérieurs.  La  moelle  épiniëre  pénètre  dans 
le  crâne  et  s'y  épanouit  en  divers  organes  qui  forment  la  moelle 
allongée.  A  l'endroit  même  où  elle  entre  dans  la  cavité  du  crâne  se 
trouve  une  partie  globulaire  qui  n'a  que  quelques  millimètres  dans 
tous  les  sens  et  qui  commande  aux  mouvemens  respiratoires.  C'est 
ce  point  que  Flourens  avait  appelé  le  nœud  vital.  La  lésion  de  cet 
organe  détermine  immédiatement  la  mort;  c'est  là  que  l'épée  du 
toréador  frappe  le  taureau  pour  le  tuer  net.  Près  de  là  encore  est 
l'origine  des  nerfs  qui  commandent  aux  mouvemens  du  cœur;  puis 
vient  le  cervelet,  qui  préside  à  la  coordination  des  mouvemens  vo- 
lontaires. Les  hémisphères  cérébraux  sont  comme  le  couronnement 
du  système,  et  c'est  jusqu'à  eux  que  s'élèvent  les  phénomènes  de 
sensibilité  consciente.  Les  actes  dont  les  hémisphères  du  cerveau 
sont  le  siège  peuvent  être  directs  ou  réflexes.  Quand  ils  sont  ré- 
flexes, le  mécanisme  en  parait  semblable  à  celui  des  actes  de  la 
ffloeJie.  L'action,  partie  des  cellules  sensibles  de  la  moelle,  arrive 
aux  cellules  du  cerveau;  elle  s'y  répercute  pour  redescendre  aux 
cellules  motrices,  qui  commandent  le  mouvement  volontaire  dont 
l'action  simultanée  du  cervelet  assure  la  régularité.  L'activité  vitale 
de  l'élément  musculaire,  mise  en  jeu  par  son  nerf,  se  manifeste 
d'ordinaire  par  une  contraction.  Il  y  a  cependant  certains  cas  où 
Taction  nerveuse  détermine  un  relâchement;  mais  cet  effet  est  dû 
sans  doute  à  une  sorte  d'interférence  de  la  neurilité.  Comme  d'ail- 
leurs l'élément  musculaire  est  annexé  à  une  foule  de  mécanismes 
divers,  ici  aux  os,  là  aux  intestins,  ailleurs  à  des  vessies,  à  des  vais- 
seaux de  toute  sorte,  à  des  conduits  excréteurs,  l'action  nerveuse, 
soit  réflexe,  soit  directe,  commande  à  tous  les  phénomènes  de  la  vie* 

Les  élémens  anatomiques  qui  forment  la  masse  des  corps  vivans 
ne  peuvent  pas,  pour  la  plupart  du  moins,  être  en  contact  avec  le 
milieu  extérieur.  Ils  vivent  dans  un  milieu  intérieur  qui  les  envi- 
ronne de  toutes  parts,  et  où  ils  trouvent,  chacun  suivant  sa  nature, 
leurs  conditions  d'existence.  Le  sang  baigne  tout  l'organisme,  y 

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13&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

porte  Teau,  rair,  les  âlimens,  et  reçoit  les  résidus  de  la  nutrition. 
M.  Claude  Bernard  a  depuis  longues  années  insisté  daos  son  ensei- 
gnement sur  le  rôle  du  sang  considéré  comme  milieu  intérieur. 
Ce  qui  importe  à  ce  point  de  vue  dans  l'étude  du  sang,  c'est  Texa- 
men  des  conditions  d'existence  qu'il  doit  fournir  aux  divers  élé- 
mens  du  corps.  Tous  les  élémens  anatomiques  vivent  dans  ce  liquide 
nourricier  comme  des  poissons  ou  des  polypes  dans  la  mer,  y  trou- 
vent tout  ce  qui 'leur  est  nécessaire  et  parfois  aussi  ce  qui  peut  leur 
nuire.  Le  milieu  intérieur  doit  être  liquide.  L'humidité  est  une  des 
conditions  d'existence  des  organismes  élémentaires.  Sans  eau,  ils 
s'éteignent,  ou  tout  au  moins  sommeillent,  comme  on  l'a  vu  pour 
certaines  graines  et  certains  infusoires.  Composés  de  petits  orga- 
nismes aquatiques,  c'est  par  un  artifice  de  construction  que  nous 
vivons  dans  l'air  sec.  La  température  du  milieu  intérieur  exerce  une 
influence  prépondérante  sur  les  fonctions  des  élémens.  De  là  les  dif- 
férences fondamentales  qui  existent  entre  les  animaux  dits  à  sang 
froid,  dont  le  milieu  intérieur  suit  les  vicissitudes  de  la  tempéra- 
ture ambiante,  et  les  animaux  à  sang  chaud,  dont  le  milieu  se  main- 
tient à  une  température  à  peu  près  constante  malgré  les  variations 
de  l'atmosphère.  Les  premiers  s'engourdissent  pendant  l'hiver  pour 
se  réveiller  Tété.  Quant  aux  seconds,  leurs  élémens,  enfermés  en 
quelque  sorte  dans  une  serre  chaude,  se  prêtent  à  une  activité  con- 
tinue à  peu  près  indépendante  des  saisons.  On  sait  que  la  tempé- 
rature fixe  des  animaux  à  sang  chaud  est  de  88  degrés  environ  pour 
les  mammifères,  et  de  42  degrés  environ  pour  les  oiseaux.  On  a  fait 
de  nombreuses  expériences  pour  déterminer  les  limites  extrêmes  de 
température  entre  lesquelles  la  vie  reste  possible.  Placés  dans  des 
étuves  à  60,  80, 100  degrés  même,  les  animaux  supportent  pendant 
quelque  temps  cette  température  élevée,  puis  ils  meurent  brusque- 
ment. On  constate  qu'à  ce  moment  leur  température  intérieure  s'est 
élevée  de  5  degrés  à  peu  près.  On  peut  donc  supposer  que  lorsque 
le  sang  a  atteint  la  température  de  A3  degrés  chez  les  mammifères, 
de  &7  degrés  chez  les  oiseaux,  certains  élémens  histologiques  se 
modifient  brusquement,  de  façon  à  devenir  impropres  à  la  vie. 
M.  Claude  Bernard,  continuant  des  études  commencées  par  Magen- 
die,  a  été  conduit  à  penser  que  dans  ce  cas  la  mort  est  due  à  une 
coagulation  de  la  matière  musculaire  qui  en  détruit  la  contractilité; 
le  cœur  s'arrête,  et  la  circulation  cesse  avant  la  respiration.  L'in- 
fluence du  froid  paraît  moindre  que  celle  de  la  chaleur,  et  le  sang 
supporte  plus  facilement  l'abaissement  que  l'élévation  de  tempé- 
rature. 

£n  considérant  le  sang  comme  le  milieu  intérieur  dans  lequel 
vivent  les  élémens  anatomiques,  on  est  amené  à  tenir  compte  de  la 
pression  qu'il  exerce  sur  eux.  Que  le  sang  ait  une  certaine  tension 


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LA    PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE.  1S5 

dans  les  artères,  c'est  un  fait  anciennement  connu  et  que  Ton  a  pu 
constater  la  première  fois  que  Ton  a  fait  une  saignée.  Toutefois  ce 
n'est  qu'à  une  époque  fort  récente  que  l'on  a  institué  à  cet  égard 
des  études  précises.  M.  Poiseuille  est  le  premier  physiologiste  qui  ait 
eu  ridée  d'appliquer  un  manomètre  à  l'artère  d'un  animal  vivant. 
Ces  expériences,  continuées  et  développées  en  France  par  MM.  Marey 
et flhauveau^  constituent  une  branche  spéciale  de  la  science,  Thémo- 
dynaoûque.  Il  y  a  deux  élémens  à  distinguer  dans  la  pression  du 
saog,  d'une  part  l'impulsion  qui  vient  du  cœur  et  qui  s'alTaiblit  à 
mesure  que  l'on  s'éloigne  de  cet  organe,  de  l'autre  la  pression  pro- 
prement dite,  qui  subsiste  dans  toute  l'étendue  des  artères,  et  dont 
oo  peut  apprécier  la  valeur  propre  aux  extrémités  artérielles.  Cette 
pressioD  est  à.peu  près  constante  chez  les  mammifères  et  dépasse 
d'un  cinquième  environ  la  pression  atmosphérique.  On  comprend 
d'aiUears  l'influence  que  la  pression  du  milieu  intérieur  exerce  sur 
l'état  des  élémens  anatomiques  en  réglant  les  phénomènes  d'échange 
^  ont  lieu  entre  ces  élén^eos  et  le  liquide  qui  les  baigne. 

U  liquide  sangiiin  a  une  réaction  neutre  ou  alcaline,  il  n'est  ja-* 
mais  acide.  Cette  condition  influe  naturellement  sur  les  actions 
chimiques  qui  peuvent  s'y  produire.  C'est  en  ce  sens  seulement 
que  Ton  a  pu  dire  que  certains  phénomènes  chimiques  se  trouvent 
iiM)diGës  quand  ils  se  produisent  dans  les  organismes  vivans.  En 
général,  la  constitution  du  sang  ne  permet  pas  les  combinaisons 
métalliques  qui  doivent  se  produire  par  double  décomposition,  tan- 
dis qu'elle  se  prête  au  développement  des  fermentations.  Ainsi 
M.  Claude  Bernard  injecte  par  deux  veines  différentes  et  éloignées 
Tuoe  de  Tautre  du  prussiate  jaune  de  potasse  et  un  sel  de  peroxyde 
de  fer  fia  rencontre  doit  donner  naissance  à  du  bleu  de  Prusse. 
Les  deux  sels  circulent  dans  le  liquide  sanguin  sans  s'y  combiner, 
en  raison  de  la  réaction  alcaline  qu'il  présente;  mais,  s'ils  viennent 
i  pénétrer  dans  l'estomac  ou  dans  la  vessie,  où  ils  trouvent  des  se- 
crétiona  acides,  immédiatement  la  combinaison  se  fait,  et  on  voit 
apparaître  la  coloration  caractéristique  du  bleu  de  Prusse.  Si  au 
lieu  de  ces  substances  minérales  on  injecte  dans  les  veines  de  l'é- 
mulsine  et  de  l'amygdaline,  qui,  en  se  rencontrant,  peuvent  réagir 
l'une  sur  l'autre  par  fermentation  et  produire  de  l'acide  prussique, 
la  réaction  a  lieu  dans  le  sang,  et  l'animal  tombe  empoisonné. 

Le  sang,  pour  vivifier  les  divers  élémens,  doit  porter  de  l'oxygène 
dans  toutes  les  parties  de  l'organisme.  C'est  la  fonction  que  remplit 
spécialement  chez  les  animaux  supérieurs  le  globule  rouge  du  sang. 
Les  globules  rouges  viennent  se  charger  d'oxygène  dans  les  pou- 
mons, et,  après  avoic  accompli  le  mouvement  circulatoire,  y  rap- 
portent de  l'acide  carbonique.  L'échange  gazeux  qui  a  lieu  par  la 
Sttface  pulmonaÎFei  constitue  le-  phénomène  proprement  dit  de  la 


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136  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

respiration,  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  confondre  avec  la  combustion 
respiratoire;  celle-ci  se  produit  dans  la  masse  entière  des  tissus. 
'  Cette  distinction  est  fort  ancienne  et  date  pour  ainsi  dire  de  Lavoi- 
sîer.  ((  On  peut  conclure,  disait  Lavoisier,  qu'il  arrive  de  deux  choses 
Tune  par  l'effet  de  la  respiration,  ou  la  portion  d'air  éminemment 
respirable  contenue  dans  l'air  atmosphérique  est  convertie  en  acide 
crayeux  aériforme  par  son  passage  dans  le  poumon,  ou  bien  il  se 
fait  un  échange  dans  le  viscère  :  d'une  part,  l'air  éminemment 
respirable  est  absorbé,  et  de  l'autre  le  poumon  restitue  à  la  place 
une  portion  d'acide  crayeux  aériforme  presque  égale  en  volume.  La 
première  de  ces  deux  opinions  a  pour  elle  une  expérience  que  j'ai 
déjà  communiquée  à  l'Académie;  mais  d'un  autre  côté  de  fortes 
raisons  semblent  militer  en  faveur  de  la  seconde  opinion.  »  Cette 
seconde  opinion  a  en  effet  prévalu  depuis  longtemps.  Le  principal 
phénomène  qui  se  passe  dans  les  poumons,  c'est  l'échange  gazeux, 
qui  a  lieu  suivant  les  lois  ordinaires  de  la  diffusion  des  gaz.  Quant 
aux  actions  que  les  globules  rouges  provoquent  dans  l'ensemble  du 
système  circulatoire  et  qui  convertissent  l'oxygène  en  acide  carbo- 
nique, la  nature  propre  en  est  encore  fort  mal  connue. 

Les  globules  du  sang  sont  cependant  de  tous  les  élémens  anato- 
miques  ceux  qu'il  est  le  plus  facile  d'isoler  et  de  soumettre  à  une 
étude  spéciale.  Aussi  la  physiologie  des  globules  du  sang  s'est-elle 
enrichie  depuis  plusieurs  années  de  faits  intéressans.  M.  Claude 
Bernard  a  montré  que  l'hémato-globuline,  qui  constitue  la  sub- 
stance du  globule  et  qui  contient  du  fer,  est  par  cela  même  très 
avide  d'oxygène.  L'oxygène  se  fixe  sur  le  globule  en  s'unissant  à 
l'hémato-globuline;  mais  il  n'est  retenu  que  faiblement  dans  cette 
combinaison,  et  peut  en  sortir  facilement  pour  se  prêter  aux  fonc- 
tions de  la  vie.  Cette  mobilité  dans  les  phénomènes  chimiques  est 
une  des  conditions  ordinaires  des  manifestations  vitales.  Lorsqu'un 
élément  histologique  s'engage  dans  une  combinaison  trop  stable  et 
qu'il  devient  par  cela  même  inhabile  à  toute  modification,  «  l'indiffé- 
rence chimique  »  dans  laquelle  il  tombe  ainsi,  suivant  l'expression 
de  M.  Claude  Bernard,  le  conduit  à  la  mort.  Tel  est  l'effet  qui  se 
produit  quand  les  globules  rouges  du  sang  sont  mis  en  présence  de 
l'oxyde  de  carbone.  Ce  gaz  contracte  avec  l'hémato-globuline  une 
union  permanente  qui  rend  le  globule  impropre  à  se  charger  d'oxy- 
gène; il  en  résulte  une  espèce  de  paralysie  de  l'élément  respiratoire 
du  sang.  Le  globule,  embaumé  en  quelque  sorte,  continue  à  circu- 
ler, mais  il  n'entretient  plus  la  respiration  intérieure.  Tel  est  le  mé- 
canisme de  l'empoisonnement  par  l'oxyde  de  carbone. 

Des  globules  propres  à  se  charger  d'oxygène  sont  donc  néces- 
saires à  la  vie,  et  quand  un  organisme  vient  à  péricliter  parce  que 
cette  condition  lui  manque,  on  peut  le  régénérer  en  lui  infusant  un 


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LA   PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE.  1?7 

sang  nouveau.  On  peut  aussi  pratiquer  des  transfusions  partielles, 
injecter  du  sang  oxygéné  dans  un  organe,  dans  un  membre,  dans 
une  tète  dont  les  élémens  n'ont  point  encore  perdu  irrévocablement 
leurs  propriétés  physiologiques.  On  connaît  les  expériences  de 
M.  Brown-Séquard.  Il  a  montré  que  des  membres  humains  séparés 
du  corps,  après  avoir  perdu  la  contractilité  musculaire,  pouvaient 
la  recouvrer  momentanément  quand  on  y  injectait  du  sang  artériel. 
On  connaît  aussi  Tessai  fait  sur  une  tête  de  chien  récemment  cou- 
pée :  quand  on  y  injectait  du  sang  par  la  carotide,  Tanimal  exécu- 
tait des  mouvemens  de  la  face  et  des  yeux  qui  paraissaient  dirigés 
par  la  volonté. 

Ed  terminant  ces  rapides  indications  sur  la  physiologie  du  sang, 
nous  arrivons  à  une  théorie  importante  dont  M.  Claude  Bernard  a 
été  l'initiateur;  nous  voulons  parler  des  circulations  locales  et  du 
jea  des  nerfs  vaso-moteurs.  La  circulation  générale  du  sang,  telle 
qu'elle  était  connue  depuis  Harvey,  ne  rendait  pas  compte  de  la 
diversité  des  phénomènes  circulatoires  qui  se  produisent  dans  les 
différeus  organes.  Un  seul  moteur,  le  cœur,  pousse  le  sang  dans 
les  artères,  d*où  il  passe  par  les  vaisseaux  capillaires  dans  les  veines, 
qui  le  ramènent  au  cœur.  Comment  ce  phénomène  unique  se  ré- 
sout-il en  des  effets  très  divers  dans  les  différentes  parties  de  Tor- 
ganisme?  Comment  chaque  organe  a-t-il  sa  circulation  indépen- 
dante, sa  nutrition  spéciale,  son  fonctionnement  distinct?  On  peut 
dire  que  Ton  connaît  maintenant  le  principe  général  de  ces  diffé- 
rences. Vers  1852,  M.  Claude  Bernard  fit  connaître  une  expérience 
gui  fut  comme  la  première  lumière  jetée  sur  cette  question.  En 
coupant  sur  le  cou  d*un  chien  le  nerf  grand  sympathique,  il  vit 
que  les  petites  artères  se  dilataient  et  qu'il  y  avait  surabondance 
de  circulation  avec  augmentation  de  température  du  côté  de  la  face 
où  ce  nerf  était  coupé.  Venait-on  à  exciter  par  le  galvanisme  le 
bout  supérieur  du  nerf  divisé,  les  artères  se  contractaient  et  la 
température  s'abaissait.  Ces  essais  permettaient  de  supposer  que  lé 
grand  sympathique  joue  le  rôle  de  nerf  constricteur  pour  les  petites 
artères  et  sert  à  ralentir  la  circulation  capillaire.  En  1858,  M.  Claude 
Bernard  compléta  sa  découverte  en  constatant  qu'il  y  a  aussi  des 
nerfs  dont  l'effet  est  inverse  et  dont  l'excitation  augmente  le  calibre 
des  artères.  Il  le  montra  sur  le  nerf  de  la  corde  du  tympan  qui  se 
rend  à  la  glande  sous-maxillaire.  Ces  expériences,  vérifiées  depuis 
et  complétées  par  de  nombreux  travaux,  menèrent  à  cette  conclu- 
âon,  que  le  système  nerveux  peut  modifier  localement  la  circulation 
capillaire  et  atteindre  ainsi  la  vitalité  des  divers  élémens  que  t:ette 
circulation  nourrit.  Par  ce  double  mode  d'action,  resserrement  ou 
dilatation  de  la  tunique  musculaire  des  vaisseaux,  le  système  ner- 
veux gouverne  tous  les  phénomènes  de  circulation  locale.  En  même 

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198  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

teflips  que  cette  découverte  commençait  à  prendre  place  dans  la 
science,  l'observation  anatomîque  venait  la  corroborer.  On  consta- 
tait qail  existe  dans  certains  organes  et  particulièrement  dans  les 
glaades  une  double  communication  entre  les  artères  et  les  veines; 
l'use  consiste  dans  les  capillaires  proprement  dits,  l'autre  est  for- 
inée  par  de  petites  artères  qui  viennent  s'inosculer  directement 
avec  les  veines.  M.  Claude  Bernard  montrait  que  ce  sont  ces  der- 
iiières  artérioles  qui,  sous  l'influence  des  nerfs,  peuvent  modifier 
profondément  les  circulations  locales  sans  que  la  circulation  géné- 
rale, assurée  par  les  capillaires,  ait  à  en  souffrir.  Les  actions  ner- 
veuses dites  vaso-motrices  qui  règlent  ainsi  la  circulation  sont  des 
actions  réflexes  qui  ont  leur  origine,  tantôt  à  la  surface  de  la  peau 
et  des  membranes  muqueuses,  tantôt  à  la  surface  interne  du  cœur 
ou  même  dans  la  profondeur  des  tissus.  Ce  mécanisme  se  prête  aux 
réactions  mutuelles  des  organes  les  uns  sur  les  autres  et  à  une 
sorte  de  balancement  dans  les  fonctions  de  la  vie. 

On  trouve  un  exemple  important  de  ces  réactions  organiques 
dans  un  des  mémoires  qui  ont  valu  récemment  à  M.  Cyon  le  grand 
prix  de  physiologie  expérimentale  décerné  par  l'Académie  des 
Sciences  pour  l'année  1867  (1).  M.  Cyon  a  montré  le  rôle  que  joue 
un  Berf  spécial  qui,  parti  de  la  région  supérieure  du  cou,  vient  s'é- 
psnonir  dans  la  substance  du  cœur.  Ce  nerf,  quand  il  est  excité, 
produit  par  uhe  action  réflexe  la  paralysie  des  nerfs  vaso-moteurs, 
et  amène  ainsi,  par  la  dilatation  des  artères  périphériques,  une 
diminution  dans  la  pression  du  sang.  Cette  excitation,  dont  l'effet 
réflexe  détermine  une  paralysie  musculaire,  est  un  de  ces  phéno- 
mènes dont  la  physiologie  n*est  point  en  mesure  de  donner  l'expli- 
cation précise.  L'indication  fournie  par  M.  Cyon  n'en  est  que  plus 
précieuse,  car,  ainsi  que  Ta  fait  remarquer  le  rapporteur  de  l'Aca- 
démie, n  ce  sont  toujours  les  faits  inexpliqués  qui  recèlent  les  germes 
des  vérités  scientifiques  de  l'avenir.  »  Quelle  que  soit  la  manière 
dont  se  propage  l'action  de  ce  nerf  auquel  M.  Cyon  a  donné  le  nom 
de  nerf  dépresseur  de  la  circulation,  il  est  certain  que  le  cœur  y 
Iroave  un  instrument  pour  régler  le  cours  du  sang.  Si  la  sensibilité 
d«s  parois  du  cœur  est  excitée  par  une  trop  grande  abondance  de 
sang,  une  action  réflexe  énergique  va  dilater  les  vaisseaux  capil- 
laires et  attirer  le  sang  à  la  périphérie.  Si  au  contraire  la  sensibilité 
Hitierne  du  cœur  est  trop  faiblement  excitée,  les  vaisseaux  périphé- 
riques se  resserrent  et  refoulent  le  sang  vers  la  région  cardiaque. 
C'est  une  sorte  de  mécanisme  compensateur  qui  maintient  la  circu- 
lation dans  des  conditions  normales. 


{\)  De  V Action  réflexe  d'un  des  nerfs  sensibles  du  cœur  sur  les  nerfs  moteurs  des 
vaiêsêoux  tanffuins. 


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LA   PHYSIOLOGIE    FRANÇAISE.  1S9 

Dne  fois  placés  à  ce  point  de  vue,  Taction  réciproque  du  système 
sanguin  et  du  système  nerveux  nous  apparaît  dans  toutes  les  par- 
ties de  l'organisme.  Nous  la  constatons  dans  les  circulations  locales 
et  le  jeu  des  petiCs  vaisseaux,  nous  la  reconnaissons  dans  la;  circu- 
lation générale,  nous  la  voyons  même  se  produire  directement 
entre  les  deux  organes  qui  oocupentila  têtedela  hiérarchie  dans 
les  deux  systèmes,  entre  le  cœur  et  le  cerveau.  Cette  action  directe 
est  un  des  aperçus  les  plus  saisissans  qui  résultent  des  études  ré- 
centes de  la  physiologie.  M.  Claude  Bernard  en  a  entretenu  le  pu- 
blic en  maintes  occasions,  et  notamment  dans  une  brillaate  confé- 
rence qu'il  a  faite  à  la  Sorbonne  au  mois  de  mars  1865.  Le  cœur 
reçoit  l'impression  de  nos  sentimens  et  réagit  sur  eux;  la  coutume 
littéraire  qui  rapporte  à  cet  organe  tant  de  phénomènes  de  sensi- 
bilité trouve  donc  jusqu'à  un  certain  point  sa  justification  dans  la 
science.  Pour  le  physiologiste,  le  cœur  est  un  muscle  creux  qui 
chasse  le  sang  dans  les  artères;  mais  c'est  un  muscle  paradoxal 
qui  semble  ne  pas  subhr  l'influence  nerveuse  à  la  façon  des  autres  : 
OD  pourrait  dire  que  les  nerfs  agissent  sur  lui  à  contre-sens.  Le 
cœur  se  contracte  de  Jui-méme  et  conserve  ses  battemens  indépen- 
damment de  toute  excitation  nerveuse;  Vient-on  à  exciter  artificiel- 
lement le  nerf  pneumogastrique  qui  du  cerveau>8oramifle  dans  le 
cœur,  cet  organe  s'arrête  brusquement,  et  l'arrêt  est  d'autant  plus 
accusé  que  l'excitation  a  été  plus  énergique;  cet  arrêt  peut  même 
devenir  définitif  et  déterminer  ainsi  la  mort.  Si  rexcitattonidu  nerf 
a  été  modérée^  le  cœur,  après  avoir  suspendu<sa  marche  un  instant, 
réagità  la- façon  d'un  animal  piqué  par  un  aiguillon,  et  précipite  ses 
battemens  comme  pour  regagner  le  temps  perdu.  Or  qu'advient-il 
du  cerveau  dans  ces  émotions  du  cœur?  L'artère*  carotide  apporte 
directement  le  sang  à  la  masse  cérébrale,  et  celle-ci  est  vivement 
influencée  par  les  modifications  subites  qui  se  produisent  dans  la 
circulation.  L'arrêt  du  cœur,  en  suspendant  l'afflux  du  sang,  pro- 
duit une  syncope  qui  peut  devenir  mortelle.  Si  >cetianrêt  est  très 
court,  l'afflux  ne  cesse  qu'un  instant,  et  cet  état  se  manifeste  par 
une  pâleur  momentanée  du  visage.  Si  l'arrêt  est  suivi  de  p(ulsations 
plus  vives,  le  cerveau,  plus  vivement  baigné  par  le*  sang,  éprouve 
nne  surexcitation  momentanée.  Ces  effets  divers,  dont  nous  venons 
de  voir  Torigine  dans  l'excitation  artificielle  du  nerf  pneumogas- 
trique, se  produisent  dans  la  réalité  par  les  actions  réflexes  que  nos 
sensations  exercent  sur  ce*  nerf.  Des  sensations  contraires  larrivent 
ainsi  à  se  traduire  par  le  même  résultat. 

On  p&lit  de  colèro  aussi  bien  qus  de  crainte... 
On  rougit  de  plaisir  aussi  bien  que  de  honte... 

Due  syiic(çe  mortelle  peut  réroîter  d'une  volupté  aîg«ië  comme 

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lAO  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  atroce  douleur.  Pour  compléter  ce  tableau,  ou  du  moins  pour 
n'y  pas  omettre  un  trait  essentiel,  il  faut  avoir  égard  à  la  réaction 
qu'exerce  sur  la  sensibilité  nerveuse  le  cerveau,  plus  ou  moins  bai- 
gné, plus  ou  moins  excité  par  le  sang.  Ainsi  se  ferme  un  cycle  où 
l'on  peut  chercher  l'explication  d'un  grand  nombre  de  phénomènes. 
En  résumé,  le  cœur,  qui  est  le  plus  sensible  des  organes  de  la  vie 
végétative,  reçoit  le  premier  l'influence  cérébrale;  le  cerveau,  qui 
est  le  plus  sensible  des  organes  de  la  vie  animale,  reçoit  le  premier 
l'influence  de  la  circulation  sanguine.  Ces  deux  rouages  culminans 
de  la  machine  vivante  réagissent  donc  incessamment  l'un  sur 
l'autre  par  des  eflets  d'autant  plus  nombreux  et  plus  déliés  que 
l'organisme  est  plus  développé  et  plus  délicat. 

III. 

Il  faut,  pour  l'entretien  normal  des  différens  élémens  dont  le 
corps  est  formé,  que  le  milieu  intérieur,  le  sang,  se  renouvelle  à 
mesure  qu'il  est  vicié  et  conserve  ainsi  une  composition  à  peu  prè^ 
constante.  Les  phénomènes  d'absorption,  d'excrétion,  de  sécrétion, 
concourent  à  ce  but.  De  l'ensemble  résulte  une  sorte  d'équilibre 
dans  l'état  du  sang;  mais  les  phénomènes  offrent  par  eux-mêmes 
une  très  grande  diversité.  Ils  se  produisent  à  l'aide  des  élémens 
épithéliaux,  qui  se  présentent  sous  la  forme  tantôt  de  cellules  iso- 
lées, tantôt  de  membranes,  tantôt  de  glandes,  et  qui  aflectent  des 
modes  d'action  très  variés.  Au  milieu  de  ces  manifestations  si  dif- 
férentes, la  science  contemporaine  n'ose,  pour  ainsi  dire,  encore 
aborder  aucune  généralisation,  tout  son  progrès  consiste  à  spécia- 
liser et  à  distinguer  les  actions  locales. 

On  a  cependant  pour  certaines  classes  de  phénomènes  un  point 
dç  départ  dans  l'endo-exosmose,  découverte  par  Du  Trochet.  En 
cherchant  à  comprendre  comment  les  liquides  passent  à  travers  les 
cellules  organiques,  Du  Trochet  reconnut  que  deux  courans  paral- 
lèles et  de  sens  inverse  s'établissent  entre  des  substances  de  nature 
et  de  densité  différentes,  lorsqu'on  les  met  en  présence  l'une  de 
l'autre  à  travers  une  cloison  membraneuse.  Due  vésicule  pleine 
d'eau  gommée  absorbe  par  endosmose  l'eau  ambiante  et  se  gonfle 
jusqu'à  subir  une  tension  considérable.  C'est  là  le  simulacre  de  la 
fonction  absorbante  des  membranes  séreuses,  muqueuses,  cutanées. 
Le  phénomène  inverse  sert  à  expliquer  le  mouvement  de  divers 
sucs  distillés  par  l'organisme.  Du  Trochet,  enthousiasmé  de  sa  dé- 
couverte, la  publiait  sous  une  rubrique  pompeuse;  son  mémoire 
portait  pour  titre  F  Agent  immédiat  du  mouvement  vital  dévoilé 
dans  sa  nature  et  dans  son  mode  d'action.  Et  de  fait  la  découverte 
de  Du  Trochet  a  été  particulièrement  féconde.  Elle  a  été  l'origine 


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LA   PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE.  141 

d'une  foule  de  travaux  importans,  parmi  lesquels  il  faut  citer  en 
première  ligne  les  belles  recherches  de  Graham  sur  la  dialyse. 
Celles-ci  à  leur  tour  ont  servi  de  point  de  départ  à  d'heureuses  in- 
vestigations. On  peut  donc  dire  que  l'impulsion  donnée  par  Du  Tro- 
chet  est  loin  d'être  épuisée. 

L'endo-exosmose  fait  connaître  en  principe  comment  les  cellules 
animales  renouvellent  leur  contenu  et  se  procurent,  par  une  filtra- 
tion  élective»  ce  qui  leur  est  nécessaire.  Non-seulement  elles  peu- 
vent, grâce  à  ce  mécanisme,  se  vider  et  se  remplir,  mais  elles  arri- 
vent, par  une  action  communiquée  de  proche  en  proche,  à  puiser 
des  liquides  dans  des  canaux  qui  ne  s'ouvrent  nulle  part  et  à  les 
déverser  dans  d'autres  canaux  également  fermés,  établissant  ainsi 
à  travers  la  masse  des  tissus  une  sorte  de  circulation  latente  dont 
la  nature  a  longtemps  échappé  à  toutes  les  recherches.  Toutefois, 
même  parmi  les  phénomènes  dont  l'endo-exosmose  rend  plus  par- 
ticulièrement compte,  nous  voulons  dire  ceux  d'absorption  et  d'ex- 
crétion, on  trouve  entre  les  divers  organes  des  différences  de  sen- 
sibilité que  la  physiologie  ne  peut  que  constater  sans  les  rapporter 
pour  le  moment  à  des  causes  déterminées.  Il  y  a  là  toute  une  série 
d'études  à  peine  commencées  qui  ont  pour  objet  de  mettre  en  lu- 
mière et  d'isoler  les  propriétés  spéciales  des  élémens  épithéliaux. 

îlous  arrivons  à  une  classe  de  phénomènes  que  l'on  petit  dire  vi- 
taux par  excellence  et  qui  sont  jusqu'ici  tout  à  fait  irréductibles  :  ce 
sont  les  sécrétions  de  toute  sorte  qui  se  produisent  dans  l'orga- 
nisme. Par  les  absorptions,  par  les  excrétions,  le  sang  s'assimile  des 
substances  extérieures  ou  rejette  une  partie  de  ses  élémens;  mais 
les  sécrétions  sont  de  véritables  créations  organiques  faites  par  des 
procédés  dont  le  principe  même  nous  échappe  complètement.  La 
sécrétion,  en  ce  qu'elle  a  d'essentiel,  est  un  acte  par  lequel  un  élé- 
ment épithélial  soutire  certaines  matières,  puis  crée,  élabore  en 
lui-même  un  produit  spécial  pour  le  verser  soit  dans  la  masse  du 
sang,  soit  sur  les  membranes  muqueuses,  en  vue  de  fonctions  par- 
ticulières. Pour  le  moment,  la  science  étudie  ces  actions  par  le 
menu.  Est-ce  à  dire  qu'il  faille  renoncer  à  tout  espoir  de  les  rame- 
ner à  des  vues  d'ensemble  et  à  des  lois  générales?  Ce  serait  là  une 
opinion  trop  contraire  aux  tendances  de  notre  esprit,  qui  à  travers 
toute  analyse  entrevoit  une  synthèse.  Des  réserves  peuvent  donc 
être  faites  pour  l'avenir;  mais  dans  l'état  de  ses  connaissances  la 
physiologie  ne  peut  que  suivre  la  voie  que  lui  trace  M.  Claude  Ber- 
nard, c'est-à-dire  atteindre  dans  le  détail  les  diverses  sécrétions 
de  Forganisme.  11  a  même  fallu  renoncer  à  l'opinion  des  anciens 
physiologistes,  qui  pensaient  que  les  organes  sécréteurs  pouvaient 
dans  une  certaine  mesure  se  suppléer  les  uns  les  autres.  Cette  sorte 


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ià2  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  vicariat  n'est  plus  admise,  et  on  regarde  chacun  des  organes  se* 
créteurs  comme  ayant  son  rôle  tout  à  fait  caractéristique. 

Veut-on  un  exemple  de  la  variété  des  sécrétions,  on  peut  exa- 
miner sommairement  celles  qui  se  produisent  le  long  du  canal  di- 
gestif. Voici  d'abord,  à  Torigîne  de  ce  canal,  les  salives,  qui  sont 
composées  différemment,  suivant  les  glandes  qui  les  fournissent  : 
la  glande  parotide  sécrète  pour  la  mastication,  la  glande  sous- 
maxillaire  pour  la  gustation,  la  glande  sublinguale  et  les  glandules 
buccales  pour  la  déglutition  (1).  Voici  plus  loin  le  suc  gastrique  qui 
sort  de  la  membrane  muqueuse  de  l'estomac;  il  est  caractérisé  par 
un  fero^nt  digestif,  la  pepsine.  Le  foie  a  une  sécrétion  double;  il 
donne  la  bile  et  le  glycogëne,  comme  nous  l'exposerons  dans  un 
instant,  car  il  nous  faudra  revenir  sur  ce  sujet,  qui  rappelle  une  des 
plus  brillantes  découvertes  de  la  physiologie  contemporaine.  Le 
pancréas  donne  un  suc  spécial,  la  pancréatine,  qui  a  la  propriété 
de  saponifier  les  corps  gras  et  de  les  rendre  ainsi  propres  à  entrer 
dans  l'organisme;  quand  la  pancréatine  vient  à  manquer^  les  subr- 
stances  grasses  sont  rejetées  sans  subir  aucune  digestion. . 

Il  existe  encore  d'autres  sécrétions  intestinales  qui  agissent  sur 
les  alimens;  mais  il  en  est  une  que  M.  Claude  Bernard  a  signalée  ré- 
cemment et  qui  donne  au  phénomène  de  la  digestion  une  physiono- 
mie toute  nouvelle.  On  a  supposé  pendant  longtemps  que  les  alimens 
élaborés  par  la  digestion  sont  directement  absorbés  dans  le  sang. 
M.  Claude  Bernard  fait  à  cette  théorie  des  objections  graves.  Si  le 
sang  était  le  résultat  direct  de  l'absorption  alimentaire,  il  devrait 
changer  de  composition  dans  un  même  animal  suivant  le  mode  de 
nourriture,  il  devrait  surtout  avoir  une  constitution  différente  chez 
les  herbivores  et  les  carnivores.  Or  on  constate  qu'il  conserve  une 
composition  sensiblement  constante  malgré  la  diversité  des  ali- 
mentations. Il  faut  ajouter  que  les  principes  immédiats  du  sang, 
tels  que  l'albumine,  la  fibrine,  ne  se  rencontrent  pas  tout  formés 
dans  le  canal  intestinal,  et  qu'il  faut  par  conséquent  qu'ils  soient 
élaborés  quelque  part  avant  d'entrer  dans  le  sang.  Guidé  par  ces 
idées,  M.  Claude  Bernard  a  commencé  une  série  de  recherches  dont 
les  détails  sont  encore  inédits,  mais  qui  l'ont  conduit  à  admettre 
qu'entre  l'élaboration  digestive  qui  se  fait  dans  l'intestin  et  l'ab- 

(1>  Cest  BL  Claude  Bernard  qui  a  découvert  le  rôle  des  difféi^ntes  salines,  et  les 
études  quMl  a  faites  sur  les  organes  salivaires  éclairent  la  théorie  générale  des  sécré- 
tions. Ainsi  il  a  montré  que  les  salives  se  forment  pendant  le  repos  des  glandes,  par 
une  sorte  de  travail  de  nutrition  ;  la  circulation  sanguine  est  alors  peu  active,  le  sang 
sort  des  veines  glandulaires  tout  à  fait  noir  et  dépourvu  d*oxygène.  L*émissioi>  salivaire 
se  fait  par  une  excitation  nerveuse  de  la  glande;  la  circulation  s'active  alors,  et  peD-^ 
daot  cett«  phase  le  «aag  veineux  est  rouge  comme  du  sang  arténeU 


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LA    PHYSIOLOGIE    FRANÇAISE.  143 

sorption  dans  le  sang  il  y  a  une  opération  intermédiaire.  En  un 
mot,  la  digestion  n'est  pas  directe.  Des  cellules  épithéliales  se  pro- 
duisent à  la  surface  de  Tintestin  et  font  subir  au  chyle  une  élabora- 
tion spéciale.  Ce  sont  les  matières  élaborées,  sécrétées  par  ces  cel- 
lules intestinales,  qui  sont  en  réalité  déversées  dans  le  sang.  Ainsi 
la  notion  d'une  sécrétion  nouvelle,  qu'on  peut  appeler  proprement 
sécrétion  digestive,  tend  à  s'introduire  dans  la  science. 

Mais  dans  l'étude  des  sécrétions  aucune  découverte  n'a  eu  autant 
de  retentissement  que  celle  de  la  fonction  glycogénîque  du  foie. 
Elle  a  suscité  de  nombreux  travaux  depuis  dix -huit  ans,  et  les 
conséquences  sont  loin  d'en  être  épuisées.  Le  foie  est  un  organe 
double,  il  donne  deux  produits  distincts  :  la  bile,  qui  coule  dans 
l'intestin,  le  sucre,  qui  se  verse  dans  le  sang;  l'anatomie,  venant 
en  aide  à  la  physiologie,  a  su  distinguer  les  parties  du  foie  qui 
correspondent  à  ces  fonctions  différentes,  le  foie  biliaire  et  le  foie 
glycogénique.  L'expérience  fondamentale  qui  a  montré  que  le  foie 
produit  du  sucre  est  la  suivante.  On  soumet  un  animal  à  une  ali- 
mentation complètement  dépourvue  de  principes  sucrés.  Si  on  ferme 
par  une  ligature  le  tronc  veineux  qui  porte  le  sang  de  l'intestin 
au  foie,  et  si  pn  lie  également  les  veines  qui  conduisent  le  fluide 
nourricier  du  foie  au  cœur,  on  peut  constater  que  le  sang  re- 
cueilli avant  d'entrer  dans  le  foie  ne  contient  pas  de  sucre,  tandis 
que  celui  qui  en  sort  est  riche  en  matières  sucrées.  C'est  donc  dans 
le  foie  que  le  sucre  a  pris  naissance.  Ce  n'est  pas  tout;  M.  Claude 
Bernard  a  montré  le  mécanisme  de  cette  formation,  qui  comporte 
deux  ordres  de  phénomènes.  11  y  a  d'abord  un  phénomène  vital, 
c'est  la  sécrétion  d'une  matière  amylacée,  d'un  amidon  animal,  au- 
quel M.  Claude  Bernard  a  donné  le  nom  de  glycogène.  L'amidon 
une  fois  créé,  des  réactions  nécessaires  le  transforment  en  dextrine 
et  en  glycose,  suivant  les  lois  ordinaires  de  la  chimie. 

Cette  succession  d'effets,  cette  division  entre  ce  qui  est  essentiel- 
lement \'ital  et  ce  qui  est  purement  chimique  est  facile  à  mettre  en 
évidence.  Pendant  la  vie,  les  deux  ordres  de  phénomènes  coexis- 
tent, et  il  peut  être  difficile  de  les  isoler  l'un  de  l'autre;  mais  après 
la  mort  ils  se  séparent  d'eux-mêmes.  Au  moment  où  la  vie  cesse, 
la  formation  vitale,  celle  du  glycogène,  s'arrête;  mais  le  glycogène 
déjà  formé  n'en  continue  pas  moins  à  se  convertir  en  sucre,  s'il  ren- 
contre les  conditions  chimiques  qui  sont  nécessaires  à  cette  con- 
version. Tel  est  le  principe  d'une  expérience  devenue  classique.  On 
tue  un  chien  ou  un  lapin  et  on  constate  qu'il  a  dans  le  foie  une  cer- 
taine proportion  de  sucre  ;  mais  en  faisant  subir  au  tissu  hépatique 
des  lavages  répétés  on  arrive  à  en  chasser  toute  la  matière  sucrée 
qu*il  contenait;  si  alors  on  abandonne  le  foie  humide  à  une  douce 
température,  on  observe  bientôt  qu'il  s'est  de  nouveau  chargé  de 


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iii  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sucre.  On  peut  répéter  l'opération,  purger  encore  de  sucre  le  tissu 
hépatique  et  observer  ensuite  une  nouvelle  saccharification.  Dans 
ces  épreuves,  on  voit  bien  le  sucre  se  produire  sans  l'intervention 
des  conditions  vitales;  l'amidon  animal  créé  pendant  la  vie  se  trans- 
forme en  dextrine  et  en  glycose  sous  l'inQuence  de  l'humidité,  de  la 
température  et  des  matières  diastasiques  qui  l'environnent.  On  peut 
paralyser  cette  action  en  détruisant  la  diastase  par  la  cuisson  ou  en 
abaissant  fortement  la  température;  mais,  si  les  conditions  chi- 
miques restent  convenables,  la  formation  sucrée  continue  jusqu'à 
ce  qu'elle  ait  épuisé  toute  la  provision  de  glycogène  que  le  foie 
contenait  au  moment  de  la  mort  de  l'animal.  L'ensemble  de  ces 
faits  distingue  aussi  nettement  que  possible  la  sécrétion  vitale  d'où 
naît  le  glycogène  et  le  mécanisme  chimique  qui  transforme  ce  gly- 
cogène en  sucre. 

Nous  venons  d'exposer  la  théorie  de  la  formation  du  sucre  telle 
qu'elle  résulte  des  travaux  de  M.  Claude  Bernard;  on  prétend  main- 
tenant, à  la  suite  de  recherches  plus  récentes,  que  le  foie  n'est 
pas  seul  à  fabriquer  du  glycogène  et  que  ce  produit  naît  dans  plu- 
sieurs organes.  On  ne  va  pas  cependant  jusqu'à  contester  que  le 
foie  soit  un  des  centres  importans  de  la  fabrication  glycogénique. 
Hâtons-nous  donc  de  lui  reconnaître  cette  propriété  pendant  qu'il 
en  est  temps  encore;  on  va  peut-être  bientôt  changer  tout  cela. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  découverte  de  la  glycogénie  hépatique  a  eu 
dans  les  études  physiologiques  une  haute  importance.  Cette  pro- 
duction spontanée  d'un  amidon  que  les  animaux  sécrètent  comme 
font  les  végétaux  était  un  fait  nouveau.  Pour  la  première  fois  on 
voyait  se  former  dans  l'organisme  animal  ce  que  la  chimie  appelle 
un  principe  immédiat.  C'était  aussi  une  heureuse  circonstance  que 
d'avoir  pu  suivre  les  modifications  chimiques  de  ce  principe,  et  l'on 
avait  là  un  type  et  une  méthode  pour  une  série  de  recherches  nou- 
velles. Il  y  a  encore  bien  des  conquêtes  à  faire  sur  ce  terrain,  car 
il  existe  nombre  de  glandes,  telles  que  la  rate,  le  corps  thyroïde, 
les  capsules  surrénales,  les  glandes  lymphatiques,  dont  les  fonc- 
tions demeurent  indéterminées.  On  a  fait  en  vain  beaucoup  de  ten- 
tatives pour  leur  assigner  un  rôle  précis,  soit  dans  la  composition 
du  plasma  sanguin,  soit  dans  la  formation  des  globules  rouges  ou 
des  globules  blancs. 

IV. 

La  nutrition  se  fait  au  moyen  du  sang;  c'est  ce  liquide  qui,  une 
fois  élaboré  par  l'organisme,  sert  lui-même  à  nourrir  les  différens 
élémens  histologiques.  Sur  le  détail,  sur  les  modes  particuliers  de 
cette  nutrition,  on  sait  peu  de  chose.  On  peut  dire  seulement,  et 


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LA    PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE.  145 

c'est  un  point  snr  lequel  M.  Claude  Bernard  a  spécialement  insisté, 
qu'elle  ne  se  fait  pas  aussi  simplement  que  l'on  est  tout  d'abord 
porté  à  le  croire;  elle  n'est  pas  une  simple  absorption  des  alimens 
par  les  cellules  organiques  ;  elle  n'est  pas  une  pure  combustion. 
Elle  comporte  des  phénomènes  essentiellement  physiologiques,  des 
créations  organiques  d'ordre  tel  que  M.  Claude  Bernard  est  amené 
à  considérer  la  nutrition  comme  une  véritable  génération.  Nous 
aurons  occasion  de  revenir  sur  ce  point  de  vue;  mais  déjà  nous 
avons  rencontré  tout  à  l'heure  un  de  ces  phénomènes  qui  donnent 
à  la  nutrition  ou  du  moins  à  la  préparation  du  sang,  qui  en  est  le 
premier  degré,  un  caractère  tout  à  fait  original.  Nous  avons  parlé 
de  la  sécrétion  digestive,  qui  se  fait  dans  l'intestin.  Or  voici  dans 
quelles  conditions  se  produit  ce  phénomène.  Les  alimens  dissous 
par  les  sucs  intestinaux  forment  un  liquide  générateur,  un  blas- 
tème,  comme  dit  la  langue  technique,  qui  donne  naissance  sur  la 
surrace  épithéliale  de  l'intestin  à  des  cellules  spéciales.  Ces  cellules 
naissent  pour  faire  leur  sécrétion  et  meurent  dès  qu'elle  est  accom- 
plie; on  les  voit  successivement  se  détacher  de  la  surface  épithé- 
liale et  se  détruire  pour  faire  place  à  d'autres  cellules  qui,  nées 
dans  les  couches  plus  profondes,  émergent  et  disparsdssent  à  leur 
tour. 

Si  la  nutrition  comporte  des  phénomènes  physiologiques  d'une 
telle  complexité,  si  elle  ne  peut  être  réduite  à  des  conditions  pure- 
ment physiques  ou  chimiques,  que  faUt-il  penser  des  travaux  qui 
ont  été  instiaiés  en  France  par  MM.  Dumas  et  Boussingault,  en  Al- 
lemagne par  M.  Liebig,  pour  apprécier  les  matériaux  nutritifs  des 
organismes  vivans?  Ces  savans  ont  établi  une  sorte  de  bilan  de  la 
nutrition  chez  les  animaux  et  les  végétaux,  et  posé,  pour  ainsi  dire, 
l'équation  générale  des  fonctions  nutritives.  Devrons-nous  regar- 
der comme  entachés  d'erreur  les  résultats  précis  auxquels  ils  sont 
arrivés?  Le  premier  de  ces  résultats  est  que  les  organismes  em- 
pruntent poids  pour  poids  ^ux  substances  alimentaires  les  maté- 
riaux qu'ils  s'assimilent  ou  qu'ils  rejettent,  de  telle  sorte  que  dans 
l'é^^hange  perpétuel  qui  se  fait  entre  le  règne  minéral  et  le  règne  or- 
ganique on  peut  dire  que  rien  ne  se  perd  ni  ne  se  crée.  Cette  propo- 
sition demeure  certaine  et  placée  au-dessus  de  toute  controverse, 
si  on  considère  seulement  le  décompte  chimique  des  entrées  et  des 
sorties  dans  les  êtres  vivans.  Le  caractère  des  créations  organiques 
dont  ils  sont  incessamment  le  siège  est  de  n'altérer  en  rien  ce 
<fécompte.  On  conçoit  seulement  qu'il  faille,  pour  arriver  à  des 
conclusions  légitimes,  considérer  des  périodes  de  temps  assez  con- 
sidérables et  embrassant  les  combinaisons  à  longue  échéance  où 
peuventV en  gager  quelques-uns  des  matériaux  qui  traversent  l'or- 

ton  Lwvi.  —  1868.  iO 


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lAô  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ganisme.  Cette  condition  n'a  peut-être  pas  été  toujours  remplie 
dans  les  travaux  qui  ont  été  publiés  sur  ce  sujet. 

Ici  se  présente  également  une  théorie  que  les  chimistes  ont  ac- 
créditée; nous  voulons  parler  d'une  sorte  d'action  compensatoire 
qui  s'établirait  entre  la  nutrition  des  animaux  et  celle  des  végé- 
taux. Les  animaux,  disent-ils,  sont  avant  tout  des  appareils  de 
combustion,  ils  absorbent  de  l'oxygène  et  produisent  de  l'acide  car- 
bonique; les  végétaux  au  contraire  Sont  des  appareils  de  réduction, 
ils  fixent  le  carbone  et  rendent  à  l'atmosphère  l'oxygène  dont  les 
animaux  l'ont  privée.  Ainsi  s'établit  entre  les  deux  règnes  orga- 
niques une  espèce  de  balancement;  l'un  consomme  l'oxygène,  l'autre 
le  restitue,  de  façon  que  ce  gaz  vital  demeure  en  quantité  à  peu 
près  constante.  Cette  théorie  est  juste  dans  son  expression  générale, 
en  ce  sens  que  l'équilibre  atmosphérique  résulte  bien  d'une  certaine 
opposition  entre  les  conditions  de  la  vie  animale  et  celles  de  la  vie 
végétale;  mais  il  faudrait  se  garder  d'en  conclure  que  les  procédés 
de  la  nutrition  animale  sont  directement  contraires  à  ceux  de  la 
nutrition  végétale,  que  l'une  s'opère  par  des  combustions,  l'autre 
par  des  réductions.  On  ne  peut  plus  dire,  comme  autrefois,  que  les 
végétaux  sont  spécialement  chargés  de  préparer  par  leur  action  ré- 
ductrice les  principes  immédiats  qu'utilisent  ensuite  les  animaux.  Il 
est  bien  prouvé  maintenant  que  les  cellules  animales,  de  même  que 
les  cellules  végétales,  préparent  directement  les  principes  immé- 
diats qui  leur  sont  nécessaires;  nous  venons  de  voir  que  le  foie  fa- 
brique de  l'amidon  qui  se  convertit  en  sucre;  l'albumine,  la  fibrine, 
naissent  dans  le  sang  et  n'y  sont  point  apportées  toutes  faites  par 
l'alimentation.  La  nutrition  est  d'ailleurs  indirecte  dans  le  végétal 
comme  dans  l'animal;  l'organisme  végétal  se  nourrit  aussi  de  sub- 
stances qu'il  a  préalablement  élaborées  et  qu'il  brûle  en  donnant  de 
l'acide  carbonique,  ainsi  que  le  fait  l'organisme  animal.  En  somme, 
il  y  a  dans  chacun  des  deux  règnes  des  phénomènes  de  combustion 
et  de  réduction;  mais  ils  sont  en  disproportion  évidente.  Les  ani- 
maux opèrent  en  général  sur  des  substances  déjà  très  élaborées  et 
n'ont  qu'une  faible  action  réductrice  à  exercer.  Les  végétaux  au 
contraire  peuvent  agir  directement  sur  les  substances  minérales  et 
en  fixer  l'azote  et  le  carbone  avec  énergie;  c'est  ce  que  fait  avec 
une  grande  puissance  la  cellule  de  matière  verte,  qui  est  l'élément 
actif  du  tissu  de  la  feuille.  De  là  vient  que  les  deux  règnes  modi- 
fient l'air  d'une  façon  inverse.  Les  effets  généraux  qu'ils  produisent 
sur  le  milieu  extérieur  sont  contraires,  mais  la  divergence  n'existe 
pas  dans  les  phénomènes  élémentaires  de  la  nutrition. 

C'est  d'ailleurs,  nous  l'avons  dit,  un  problème  encore  fort  obscur 
que  la  nutrition  différentielle  des  divers  élémens  anatomiques.  Des 


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LA    PH¥SE0LOGI£    FBANÇAISË.  1^7 

travaux  rèceos,  ceux  de  M.  Charles  Robin  en  particulier,  permet- 
tent pourtant  de  les  rapporter  dans  chaque  partie  élémentaire  à  un 
centre  particulier,  au  noyau  de  la  cellule  primitive.  On  sait  que, 
d'après  les  vues  émises  d'abord  en  Allemagne  par  Schleiden  et 
Schwann,  on  regarde  tous  les  élémens  anatomiques  comme  déri- 
vant de  cellules  qui  tantôt  conservent  la  forme  cellulaire,  tantôt 
subissent  des  modiGcations  plus  ou  moins  profondes.  La  cellule  est 
essentiellement  formée  d'une  enveloppe,  d'un  contenu  liquide  ou 
pâteux  et  d'un  noyau  qui  renferme  lui-môme  un  point  particulier 
ou  nucléole.  Que  la  cellule  conserve  sa  forme  propre  ou  qu'elle  su- 
bisse des  métamorphoses,  on  peut  toujours  suivre  ce  qui  en  con- 
stitue le  noyau.  Or  ce  noyau  paraît  jouer  un  rôle  essentiel  dans  la 
nutrition  élémentaire.  Chaque  fois  qu'on  a  pu  examiner  le  déve- 
loppement cellulaire,  on  l'a  vu  continuer  aussi  longtemps  que  le 
noyau  persistait  et  cesser  au  moment  même  où  le  noyau  venait  à 
disparaître.  Quand  les  cellules  se  renouvellent,  elles  le  font  par 
une  véritable  prolifération  de  noyaux;  c'est  ainsi  qu'au-dessous  de 
la  surlace  de  certaines  membranes  muqueuses  on  voit  dans  la  cou- 
che profonde  des  noyaux  destinés  à  devenir  les  générateurs  de  cel- 
lules nouvelles.  Dans'les  fibres  que  Ton  peut  considérer  comme  des 
cellules  transformées,  dans  les  fibres  musculaires  par  exemple,  le 
noyau  cellulaire  persiste  en  dedans  de  la  paroi  fibreuse  et  main- 
tient la  nutrition  de  réléraent  par  une  sorte  de  sécrétion  de  la  ma- 
tière contractile.  Quant  à  la  fibre  nerveuse,  c'est  un  fait  connu 
qu  elle  s'altère  et  dégénère  dès  qu'elle  est  séparée  d'une  cellule  qui 
est  comme  son  organe  nutritif.  L'ensemble  de  ces  faits  conduit  les 
physiologistes  à  regarder  le  noyau  cellulaire  comme  un  centre  de 
rénovation,  permanente.  Pour  que  les  divers  élémens  se  nourrissent, 
il  faut  d'une  part  qu'ils  se  trouvent  dans  un  lieu  convenablement 
préparé,  d'autre  part  que  leur  centre  de  nutrition  soit  sain  et  apte 
à  profiter  des  conditions  de  ce  milieu;  il  faut  qu'ils  aient  à  la  fois 
bonne  alimentation  et  bon  appétit. 

Dans  les  faits  que  nous  venons  de  rapporter,  on  a  vu  peu  à  peu 
la  notion  de  nutrition  et  celle  de  création,  organique  se  confondre, 
et  Ton  a  rencontré  quelques-uns  des  argumens  à  l'aide  desquels 
H.  Claude  Bernard  établit  que  la  nutrition  est  une  sorte  de  généra- 
tion continue..  Le  rôle  nutritif  du  noyau  cellulaire  est  en  effet  un 
Téritahle  rôle  d'organe  générateur.  Dans  les  êtres  placés  aux  der- 
niers degrés  de  l'échelle  animale,  chaque  cellule  peut  servir  de 
centre  de  régénération  à  l'organisme  entier;  c'est  ainsi  que  chaque 
fragment  d'un  polype  hydraire  ou  d'une  planaire  reforme  un  ani- 
Dial  complet.  Chez  les  êtres  supérieurs,  on.  voit  quelquefois  se  régé- 
nérer par  le  môme  principe,  non  pas  un  animal  entier,  mais  du 


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1&8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moins  un  organe.  Quand  on  coupe  la  rate  d'un  jeune  mammifère  en 
plusieurs  morceaux,  chacun  des  morceaux  peut  reproduire  l'or- 
gane complet,  ce  qui  semble  indiquer  que  le  tissu  de  la  rate  con- 
serve les  attributs  des  organisations  inférieures.  Qui  ne  connaît 
aussi  la  reproduction  des  pattes  d'écrevisses,  des  tentacules  d'escar- 
gots, de  la  queue  des  têtards  de  grenouilles?  A  mesure  qu'on  s'élève 
dans  l'échelle  des  animaux,  les  centres  de  formation  se  spécialisent 
de  plus  en  plus,  et  pour  les  êtres  supérieurs  il  n'y  a  qu'une  cellule 
spéciale,  la  cellule  ovarîque,  qui  puisse  reproduire  Fêtre  entier. 

Mais  ces  êtres  microscopiques  que  l'on  connaît  sous  le  nom  d'în- 
fusoires  viennent  aussi  fournir  à  la  physiologie  des  faits  intéressans 
qu'elle  compare  au  développement  cellulaire.  Les  kolpodes,  les  pa- 
ramécies, ont  été  dans  ces  dernières  années,  pour  M.  Coste,  puis 
pour  M.  Balbiani,  l'objet  d'études  importantes.  Or  on  ne  peut  s'em- 
pêcher d'établir  une  sorte  de  rapport  entre  ces  animaux  infiniment 
petits  et  ces  autres  organismes  élémentaires  qui,  juxtaposés  en 
(^[uantité  innombrable,  constituent  le  corps  des  animaux  supérieurs. 
M.  Coste  a  montré  comment  deux  kolpodes  se  réunissent  pour  for- 
mer un  kyste,  et  comment  cette  masse  commune  se  fractionne  pour 
donner  naissance  à  de  nouveaux  animaux  par  un  procédé  tout  à 
fait  comparable  à  celui  qui  régénère  les  cellules.  M.  Balbiani  a  re- 
connu le  premier  chez  certains  in  fusoires  les  apparences  mêmes 
que  présentent  les  cellules  anatomiques,  c'est-à-dire  l'existence 
d'un  noyau  et  d'un  nucléole.  Il  a  prouvé  d'ailleurs  qu'à  l'aide  de 
ces  deux  éléraens  il  y  a  chez  les  paramécies  une  véritable  généra- 
tion sexuelle;  le  noyau  joue  le  rôle  d'un  ovaire,  et  le  nucléole  donne 
des  spermatozoïdes.  Nous  nous  trouvons  donc  là  en  face  de  phéno- 
mènes qui  montreraient  l'identité  absolue  de  la  nutrition  et  de  la 
génération,  si  l'on  admettait  dans  toute  sa  rigueur  le  rapproche- 
ment que  nous  faisions  tout  à  l'heure  entre  les  infusoires  et  les 
cellules  élémentaires.  Il  est  certain  que  M.  Claude  Bernard  pousse 
très  loin  la  similitude  entre  la  nutrition  et  la  génération.  On  ne 
saurait  même  dire  où  il  s'arrête  dans  cette  voie,  ni  s'il  y  a  un  point 
où  il  s'arrête.  Peut-être  faut-il  donner  à  sa  pensée  une  portée  tout 
à  fait  générale.  En  tout  cas ,  on  ne  peut  qu'attendre  avec  une  vive 
impatience  la  publication  de  recherches  encore  inédites  qu'il  an- 
nonce sur  cette  matière.  Jusqu'à  plus  ample  informé ,  on  pourra 
garder  sur  cette  opinion  la  réserve  que  recommandait  sur  certains 
sujets  scientifiques  un  savant  aimable,  mais  un  peu  sceptique, 
Fontenelle.  «  Il  faut  ne  donner,  disait-il,  que  la  moitié  de  son  es- 
prit aux  choses  de  cette  espèce  que  l'on  croit,  et  en  réserver  une 
autre  moitié  libre  où  le  contraire  puisse  être  admis,  s'il  en  est  be- 
soin. » 


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LA   PHYSIOLOGIE    FRANÇAISE.  1A9 

Si  nous  en  Tenons  maintenant  à  considérer  la  génération  pro- 
prement dite,  nous  constatons  que  les  êtres  supérieurs  proviennent 
tout  entiers  d'un  élément  spécial,  d'un  œuf,  d'une  cellule  ovarique 
qui  oITre  ce  caractère  tout  à  fait  nouveau  de  contenir  en  elle-même 
tous  les  termes  d'une  évolution  périodique.  Cette  propriété  évolu- 
tive à  longue  portée,  cette  espèce  de  devenir  qui  est  dans  l'œuf 
constitue  à  coup  sûr  un  des  phénomènes  les  plus  merveilleux  de  la 
physiologie.  Voilà  un  élément  anatomique  qui  jouit  d'une  propriété 
bien  caractéristique,  celle  de  contenir  intrinsèquement  une  série  de 
développemens  futurs.  Ici,  sur  cette  question  de  l'œuf,  du  germe, 
nous  rencontrons  une  controverse  qui  a  passionné  dans  ces  der- 
nières années  le  monde  savant  et  le  public.  Le  germe  provient- il 
toujours  d'une  génération  héréditaire,  ou  peut-il  dans  certains  cas 
se  former  spontanément?  Telle  est  la  question  qui,  déjà  bien  ancien- 
nement agitée  et  soulevée  de  nouveau  par  des  travaux  récens,  a 
donné  lieu  aux  débats  les  plus  animés.  M.  Pouchet,  soutenu  par  un 
très  petit  groupe  de  naturalistes,  a  défendu  avec  beaucoup  de  vi- 
gueur la  cause  de  la  génération  spontanée  ou  bétérogénie.  M.  Pas- 
teur a  été  le  principal  champion  de  l'opinion  contraire,  qui  avait 
pour  elle  la  grande  majorité  des  physiologistes.  Les  épreuves  di- 
verses qui  ont  été  instituées  dans  cette  mémorable  querelle  ont- 
elles  tranché  la  question  expérimentale?  Il  nous  semble  qu'aucun 
résultat  décisif  n'a  été  produit  de  part  ni  d'autre.  La  polémique 
soulevée  par  M.  Pouchet  a  provoqué  de  sérieuses  études  sur  les  mi- 
crozoaires  ;  il  en  est  sorti  toute  une  moisson  de  faits  nouveaux  et 
curieux,  mais  on  ne  peut  pas  dire  que  le  fond  de  la  querelle  en  ait 
été  éclairé.  Les  adversaires  restent  les  uns  et  les  autres  cantonnés 
dans  leurs  opinions  contradictoires.  Des  hétérogénistes  enferment 
une  infusion  dans  une  cornue;  ils  ont  fait  préalablement  tous  leurs 
efforts  pour  détruire  les  germes  qui  pouvaient  se  trouver  soit  dans 
Tinfusion,  soit  dans  l'air  de  la  cornue;  ils  voient  bientôt  naître  des 
microzoaires.  «  Voilà,  disent-ils,  des  animaux  nés  sans  «germes,  ou 
du  moins  le  germe  s'est  formé  de  lui-même,  indépendamment  de 
toute  hérédité.  —  Non  pas,  répondent  leurs  adversaires,  les  germes 
hëréditûres  existaient  dans  l'air,  et  ce  que  vous  nous  montrez 
prouve  que  vos  efforts  pour  les  tuer  ont  été  insufflisans.  »  M.  Pas- 
teur et  ses  partisans  font  de  leur  côté  les  mêmes  expériences.  Ils 
tuent  les  germes  et  montrent  dans  leurs  ballons  des  infusions  infé- 
condes. «  Vous  le  voyez,  disent- ils,  les  germes  héréditaires  étant 
détruits,  aucun  être  vivant  ne  prend  naissance.  —  Fort  bien,  leur 
dit-on  dans  le  camp  opposé;  mais  êtes-vous  certains,  en  même  temps 
qne  vous  détruisiez  les  germes,  de  n'avoir  pas  supprimé  quelque 
condition  indispensable  à  la  vie  des  infusoires  qui  devaient  naître 


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150  RETCE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  ces  ballons?  »  Ainsi  les  argumentations  contraires  restent  de- 
bout et  s'entament  à  peine  l'une  l'autre.  Jusqu'ici  le  profit  le  plus 
clair  de  la  querelle  se  trouve  dans  les  découvertes  de  MM.  Coste 
et  Gerbe  et  les  travaux  de  M.  Balbiani  sur  la  génération  des  infu* 
soires.  M.  Claude  Bernard  a  été  chargé  par  l'Académie  des  Sciences 
de  faire  un  rapport  sur  la  question  des  générations  spontanées; 
tout  en  rendant  justice  aux  travaux  de  M.  Pasteur,  il  s'est  montré 
assez  réservé  sur  les  conclusions  expérimentales  qu'il  est  permis 
d'en  tirer.  Bien  que  la  question  de  fait  demeure  ainsi  à  peu  près 
entière,  M.  Claude  Bernard  n'hésite  pas  à  se  ranger  parmi  les  ad- 
versaires de  rhétérogénie.  Il  puise  sa  conviction  dans  les  nécessités 
qui  lui  paraissent  inhérentes  à  la  propriété  évolutive  de  l'œuf.  La 
formation  spontanée  d'un  germe  lui  semble  inadmissible,  même 
comme  hypothèse.  «  Je  considère,  dit-il,  que  l'œuf  représente  une 
sorte  de  formule  organique  qui  résume  les  conditions  évolutives 
d'un  être  déterminé  par  cela  même  qu'il  en  procède.  L'œuf  n'est 
œuf  que  parce  qu'il  possède  une  virtualité  qui  lui  a  été  donnée 
par  une  ou  plusieurs  évolutions  antérieures  dont  il  garde  en  quel- 
que sorte  le*  souvenir.  C'est  cette  direction  originelle,  qui  n'est 
qu'un  atavisnrre  plus  ou  moins  prononcé,  que  je  regarde  comme  ne 
pouvant  jamais  se  manifester  spontanément  et  d'emblée.  Il  faut 
nécessairement  une  influence  héréditaire.  Je  ne  concevrais  pas 
qu'une  cellule  formée  spontanément  et  sans  parens  pût  avoir  une 
évolution,  puisqu'elle  n'aurait  pas  eu  un  état  antérieur.  »  Est-ce 
bien  juste?  Que  nous  rapprochions  les  idées  d'atavisme  et  de  pro- 
priété évolutive,  que  nous  voyions  dans  ce*  rapprochement  le  résul- 
tat de  l'expérience  des  siècles,  rien  de  mieux  ;  mais  faut-il  pour 
cela  regarder  l'hérédité  comme  la  cause  nécessaire  de  toute  mani- 
festation évolutive  ?  Ce  n'est  point  là  une  conception  qui  s'impose  à 
notre  esprit,  et  à  nos  yeux  elle  n'a  que  ce  degré  de  vraisemblance 
que  lui  donne  jusqu'ici  l'étude  des  faits. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  connaissance  détaillée  de  la  constitution  de 
l'œuf  est  une*  conquête  de  la  science  contemporaine.  En  France,  les 
travaux  de  MM.  Prévost  et  Dumas  ont  été  l'origine  des  progrès  de 
l'embryogénie.  L'étranger  peut  citer  aussi  à  ce  sujet  des  noms  cé- 
lèbres, ceux  de  Baer,  Purjinke,  BischolU  L'œuf  ou  cellule  ovarique 
est  constitué  comme  une  cellule  ordinaire.  On  y  distingue  une  en- 
veloppe ou  membrane  vitelline^  un  liquide  intérieur  ou  vifellusy  un 
noyau  ou  vésicule  germinative  et  un  nucléole  ou  tache  germinative. 
M.  Balbiani  y  a  découvert  en  outre  récemment  un  corps  particulier 
qu'on  pourrait  appeler  vésicule  germinative  proprement  dite  y  car 
il  est  destiné  à  fournir  les  matériaux  plastiques  nécessaires  au  dé- 
veloppement de  l'être  nouveau.  Il  y  a  ainsi  dans  l'ovule  deux  noyaux 


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LA    PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE.  151 

qui  président  à  deux  ordres  de  nutrition  distincts.  L'ancienne  vé- 
sicule gerrainative,  qui  a  été  découverte  par  Purjinke,  sert  au  dé- 
veloppement de  l'œuf  lui-même;  aussi  disparaît- elle  dès  que  l'œuf 
est  arrivé  à  maturité  et  s'est  développé  complètement.  L'autre,  la 
vésicule  de  M.  Balbiani,  prépare  les  matériaux  évolutifs  du  nouvel 
être.  Elle  persiste  donc  quand  la  vésicule  de  Purjinke  a  disparu,  et 
eJJe  accompagne  l'être  nouveau  dans  son  évolution. 

La  physiologie  a  pu  jeter  quelque  lumière  sur  les  premiers  et 
mystérieux  naouveraens  de  l'embryon.  Elle  a  vu  la  matière  granu- 
leuse destinera  la  formation  de  l'être  se  séparer  en  segmens  sphé- 
roîdaux  sans  structure  apparente,  puis  chacun  de  ces  segmens  ho- 
mogènes se  convertir  en  vésicule  par  coagulation  de  la  couche 
superficielle.  Toutes  ces  vésicules  naissantes,  d'abord  indépen- 
dantes les  unes  des  autres,  se  rangent  par  ordre,  se  multiplient 
par  scission  à  la  manière  des  organismes  inférieurs,  et  arrivent  à 
constituer  la  toile  cellulaire  qui  ya  se  transformer  en  embryon.  Dans  . 
le  principe  et  pendant  quelque  temps,  cette  toile  n*a  aucune  trace 
d'appareil  spécial.  Le  cœur  paraît  le  premier;  c'est  un  petit  point 
animé  de  mouvemens  d'abord  rares  et  à  peine  perceptibles.  Peu  à 
peu  ces  mouvemens  s'accusent  plus  nettement;  alors  apparaissent 
les  rudimens  d'un  appareil  circulatoire,  puis  ceux  des  autres  or- 
ganes de  l'animal.  Rien  n'est  curieux  comme  d'assister  à  ces  pre- 
noières  évolutions  embryonnaires.  Si  par  exemple  on  regarde  naître 
le  cœur  d'un  poulet,  on  voit  d'abord  une  simple  vésicule  semblable 
à  l'organisme  élémentaire  d'un  infusoire.  Peu  à  peu  la  vésicule  s'al- 
longe et  constitue  un  véritable  ventricule  pourvu  d'une  aorte  à  plu- 
sieurs branches  de  manière  à  représenter  exactement  le  cœur  d'un 
poisson.  Plus  tard,  le  ventricule  se  renverse  en  se  tordant  et  se 
divise  en  trois  cavités;  c'est  alors  un  cœur  de  reptile.  Enfin  le  mou- 
vement s'achève,  et  l'organe  définitivement  constitué  apparaît  avec 
les  quatre  cavités  (deux  oreillettes  et  deux  ventricules)  qui  sont  pro- 
pres aux  oiseaux  et  aux  mammifères.  On  voit  ainsi  un  organe  tra- 
verser, sans  s'y  arrêter,  des  formes  qui  demeurent  définitives  pour 
des  organismejs  inférieurs.  Ces  faits  et  d'autres  du  même  genre  ont 
amené  certains  physiologistes  à  cette  doctrine,  que  l'évolution  en- 
tière par  laquelle  ont  passé  les  séries  animales  se  reflète  et  se  re- 
trouve dans  l'évolution  embryonnaire  de  chaque  être.  Cette  théorie, 
née  en  Allemagne,  a  trouvé  en  France  d'habiles  défenseurs.  C'est 
là  une  des  vues  les  plus  saisissantes  auxquelles  puisse  s'élever  la 
physiologie;  c'est  une  sorte  de  sommet  philosophique  d'où  l'esprit 
embrasse  l'origine  de  toutes  les  questions  qui  se  rapportent  aux 
phénomènes  de  la  vie. 
Au  point  de  vue  pratique  et  expérimental,  il  est  naturel  de  se 


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152  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

demander  si  le  physiologiste  peut  étendre  son  action  sur  le  déve- 
loppement embryonnaire.  Peut-on  opérer  des  changemens  dans  les 
organismes  en  agissant  directement  sur  les  œufs,  en  prenant  la  ma- 
tière organisée  à  l'état  naissant  et  en  en  modifiant  la  tendance  évo- 
lutive au  moment  où  elle  se  manifeste?  On  doit  croire  en  effet,  et 
c'est  là  une  des  opinions  sur  lesquelles  M.  Claude  Bernard  revient 
avec  le  plus  d'insistance,  qu'en  modifiant  les  milieux  intérieurs  où 
se  nourrissent  les  organismes  naissans  on  pourra  changer  dans  une 
certaine  mesure  la  direction  de  leur  mouvement  évolutif,  créer  de 
véritables  espèces  ou  tout  au  moins  des  variétés  ^nimales.  Jus- 
qu'ici les  actions  modificatrices  n'ont  guère  porté  que  sur  des  êtres 
adultes,  et  n'ont  consisté  qu'à  fixer  par  une  sélection  artificielle  des 
caractères  que  l'hérédité  mettait  en  relief.  Quant  à  agir  sur  le  germe 
même,  à  en  modifier  scientifiquement  les  conditions  d'existence,  la 
physiologie  n'a,  pour  ainsi  dire,  pas  encore  institué  d'études  à  cet 
,  égard.  M.  Dareste,  reprenant  des  essais  commencés  par  Geoffroy 
Saint-Hilaire,  a  expérimenté  sur  des  œufs  de  poule  en  les  vernis- 
sant, et  a  déterminé  ainsi  diverses  anomalies  ou  monstruosités; 
mais  ce  sont  plutôt  des  maladies  de  l'embryon  que  des  actions  réel- 
lement modificatrices.  Plus  récemment  encore,  M.  Naudin  a  montré 
sur  les  végétaux  que  des  anomalies  natives,  qu'on  avait  regardées 
comme  ne  pouvant  être  fixées  qu'à  la  suite  d'un  temps  très  long, 
pouvaient  au  contraire  être  provoquées  artificiellement  et  se  trans- 
mettre tout  de  suite  par  hérédité  de  façon  à  constituer  de  véritables 
espèces.  Ce  sont  là  comme  les  premiers  jalons  d'une  route  encore 
inexplorée. 

Pour  compléter  cette  revue  rapide  des  élémens  qui  constituent 
les  corps  vivans,  il  nous  reste  à  dire  quelques  mots  de  certaines 
classes  de  tissus  que  nous  n'avons  point  encore  mentionnées.  Les 
élémens  anatomiques  dont  il  a  été  parlé  jusqu'ici,  les  muscles,  les 
nerfs,  les  glandes,  les  élémens  du  sang,  sont  les  parties  actives  de 
l'organisme;  mais  les  différens  appareils  qui  servent  aux  méca- 
nismes vitaux  sont  formés  de  ces  parties  actives  enchâssées  dans 
une  espèce  de  gangue  commune,  le  tissu  cellulaire;  ils  compor- 
tent d'ailleurs  d'autres  tissus  qui  jouent  également  un  rôle  pas- 
sif, comme  ceux  qui  constituent  les  parties  élastiques  des  fibres, 
les  cartilages,  les  os.  Les  propriétés  de  ces  divers*  élémens  son^ 
pour  ainsi  dire  moins  spécialisées  que  celles  des  élémens  actifs. 
Ils  ont  une  certaine  facilité  à  se  régénérer  quand  ils  sont  trans- 
plantés et  à  se  transformer  les  uns  dans  les  autres.  C'est  ainsi  que 
des  expériences  récentes  dont  le  retentissement  a  été  considérable 
ont  montré  que  le  périoste  transplanté  dans  le  tissu  cellulaire  sous- 
cutané  peut  s'y  greffer  et  y  continuer  son  évolution  osseuse.  Les 


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LA   PHYSIOLOGIE   FRANÇAISE.  153 

tissus  fibreux,  élastiques,  cartilagineux,  osseux,  forment  une  classe 
de  tissus  inférieurs  qui  peuvent  être  considérés  comme  dérivés  tous 
du  tissu  cellulaire.  Quant  à  celui-ci,  qui  est  ainsi  ramené  à  être 
comme  le  type  de  tous  les  autres,  son  élément  histplogique  spécial 
est  la  cellule  plasmatique.  Cette  cellule  n'est  pas  ronde,  elle  a  la 
forme  d'une  étoile,  et  les  extrémités  radiaires  des  différentes  cel- 
lules communiquent  entre  elles  de  manière  à  s'enchevêtrer  et  à 
former  un  réseau  complet.  Les  noyaux  sont  en  état  de  régénération 
ou  de  prolifération  incessante,  et  ces  cellules  sécrètent  ainsi  les  ma- 
tières qui  remplissent  les  espaces  inlercellulaires  comme  une  sorte 
de  ciment  ou  de  mortier.  Nous  retrouvons  donc  dans  ce  mode  qui 
renouvelle  les  tissus  passifs  le  procédé  sécrétoire  que  nous  avons 
constaté  dans  les  autres  parties  de  l'organisme.  Une  sorte  d'unité 
apparaît  ainsi  dans  les  actions  qui  entretiennent  la  vie.  Tous  les 
tissus  et  tous  les  liquides  de  l'économie  peuvent  être  considérés 
comme  des  produits  de  sécrétion  des  cellules  vitales  en  voie  de 
régénération  constante.  Tantôt  le  produit  sécrétoire,  demi-fluide, 
reste  dans  la  cellule  même  ou  dans  la  fibre;  il  y  accomplit  son  rôle 
actif:  c'est  le  cas  des  matières  nerveuses  et  musculaires;  tantôt 
le  produit  cellulaire  se  liquéfie,  sort  de  la  cellule,  et  va  remplir  au 
dehors  ces  diverses  fonctions  dont  nous  avons  vu  des  exemples  dans 
les  sécrétions  propreipent  dites;  tantôt  enfin,  comme  nous  venons 
de  le  voir,  le  produit  sécrétoire  s'étale  entre  les  cellules  et  y  forme 
des  composés  plus  ou  moins  durs  qui  jouent  leur  rôle  dans  la  tex- 
ture ou  dans  la  charpente  du  corps.  A  ce  point  de  vue,  le  déve- 
loppement de  l'être  adulte  se  fait  par  les  mêmes  procédés  que  le 
développement  embryonnaire.  Un  même  ensemble  de  lois  orga- 
nisatrices régit  les  phénomènes  dans  l'œuf,  dans  l'embryon,  dans 
l'être  vivant,  entretient  par  la  nutrition  et  renouvelle  d'une  ma- 
nière incessante  les  propriétés  des  élémens  actifs  et  passifs  de  la 
machine  vivante.  Dans  cet  ensemble  apparaît,  comme  le  point  cul- 
minant, une  sorte  de  loi  organotrophique  qui  trace  le  plan  de  l'être 
et  en  règle  l'évolution.  Cette  loi,  les  physiologistes  se  sont  bor- 
nés jusqu'ici  à  l'observer,  et  on  peut  dire  qu'ils  n'ont  pas  encore 
essayé  de  se  donner  prise  sur  elle  par  l'expérimentation.  C'est  sur 
ce  point  que  M.  Claude  Bernard  appelle  avec  énergie  les  efforts  de 
la  science.  Agir  eur  les  milieux  pour  atteindre  par  là  la  nutrition  et 
diriger  ainsi  les  phénomènes  évolutifs,  telle  est  la  méthode  qu'il 
trace  avec  l'autorité  qui  s'attache  à  ses  travaux. 

Edgar  Saveney. 


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LE 


PREMIER  BUDGET 


DE   LA   HONGRIE 


Le  budget  d'un  peuple  est  un  cadre  où  les  réalités  se  traduisent 
en  chiffres  comme  dans  les  correspondances  de  la  diplomatie  :  ce- 
lui qui  possède  la  clé  de  ce  langage  peut  s'introduire  dans  l'inti- 
mité d'une  existence  nationale  et  y  surprendre  sur  beaucoup  de 
points  le  mobile  caché,  l'explication  vraie  du  fait  politique.  Quand 
c'est  un  peuple  récemment  affranchi  et  en  voie  d'organisation  qui 
dresse  pour  la  première  fois  son  bilan  financier,  on  désire  savoir 
quels  sont  ses  besoins,  ses  engagemens,  son  régime  économique  et 
ses  ressources,  afin  dé  mesurer  quel  degré  de  force  et  de  vitalité 
sera  mis  au  service  de  la  nationalité  naissante.  La  curiosité  sera 
doublement  excitée,  si  la  puissance  qui  surgit  apporte  dans  les  don- 
nées de  la  politique  générale  un  élément  dont  il  faudra  tenir  compte. 
Tels  sont  les  aspects  sous  lesquels  la  Hongrie  se  présente  en  ce  mo- 
ment. Le  simple  exposé  de  ses  dépenses  et  de  ses  recettes  va  nous 
initier  à  ses  procédés  de  gouvernement,  à  ses  moyens  d'existence. 
Sa  position  géographique,  ses  antécédens,  ses  rapports  de  voisi- 
nage, la  force  plus  ou  moins  grande  qu'elle  puiseca  en  elle-même 
pour  faire  respecter  son  autonomie,  lui  assignent  un  rôle  politique 
auquel  se  rattache  ce  terrible  problème  de  paix  ou  de  guerre  qui 
tient  en  ce  moment  l'Europe  haletante.  Ces  considérations  expli- 
quent le  mouvement  de  curiosité  et  le  degré  d'intérêt  que  peut 
exciter  une  étude  analytique  du  premier  budget  de  la  Hongrie. 

n  ne  conviendrait  pas  de  revenir  sur  les  hautes  questions  de  po- 


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LE    PREMIER  BUDGET  DE    LA  flONGRIE.  166 

iitiqne  qû  (Hit  été  élacidées  ici  même  par  un  historien  qai  n'a  pas 
encore  dit  son  dernier  mot  (1).  Auprès  de  Tample  et  lanÛBeux  ex- 
posé de  H.  de  Laveleye,  les  faits  financiers  que  nous  avons  à  faire 
oonnaitre  seront  comme  on  de  ces  appendices  où  l'on  rejette  les 
docameos  qui  ne  sont  pas  de  nature  à  trouver  place  dans  un  récit; 
nous  devons  toutefois  raf^ler,  pour  l'intelligence  de  certains  dé- 
tails budgétaires,  les  bases  essentielles  du  contrat  en  vertu  duquel 
la  Hongrie  a  recouvré  son  indépendance* 

Depuis  les  premiers  mois  de  1867,  les  états  autrichiens  propre- 
ment dits  et  les  pays  ^lutrefois  dépendans  de  la  couronne  de  Hon- 
grie forment  deux  groupes  séparés  constitutionnellement,  quoique 
attachés  encore  l'an  à  l'autre  par  des  a  alBûres  communes;  »  le 
mot  est  consacré.  De  chaque  côté  de  la  Leitha,  le  régime  parle- 
mentaire règne  dans  la  plus  stricte  signification  du  mot.  Le  pou- 
voir exécutif  est  occupé  par  le  chef  de  la  maison  de  Habsbourg, 
emper^r  en  Autriche,  roi  en  Hongrie*  Les  afiaires  dites  communes, 
celles  qui  forment  le  lien  entre  les  deux  états,  concernent  l'armée, 
la  représentation  diplomatique  et  les  arrangemens  douaniers,  seuls 
points  qu'il  n'eût  pas  été  possible  de  diviser  sans  un  déchire- 
ment dangereux.  Pour  le  maoiement  difiicile  de  ces  affaires  com- 
munes est  institué  un  nûnistëre  commun  composé  de  trois  mem- 
bres; c'est  celui  dont  M.  de  Beust  est  l'âme  actuellement.  Dans 
chacun  des  deux  états  juxtaposés,  le  pouvoii'  effectif  est  exercé  par 
une  assemblée  nationale  et  un  ministère  responsable.  Quand  un  in- 
rét  collectif  est  en  cause,  les  deux  assemblées  se  mettent  en  rap- 
port avec  le  souverain  commun  aux  deux  pays,  ou  pour  mieux  dire 
avec  le  ministère  commun  qui  le  représente,  par  Tentremise  de 
deux  délégations  élues  à  cet  effet  et  enchaînées  par  des  mandats 
formels.  Au  point  de  vue  spécial  des  fmances,  on  s'est  efforcé  de 
partager  éqdtablement  les  charges.  Aux  termes  d'un  arrangement 
conclu  à  titre  d'essai  et  pour  dix  ans,  la  Hongrie  participe  aux  dé- 
penses afférentes  aux  affaires  communes,  armée,  diplomatie  et 
commerce  extérieur,  dans  la  proportion  de  30  pour  100;  elle  con- 
court dans  une  mesure  analogue  au  paiement  et  à  l'amortissement 
de  l'ancienne  dette  de  l'empire  autrichien.  Tel  est  le  nouveau  con- 
trat social,  et  l'ancien  représentant  de  la  monarchie  absolue  se 
trouve,  en  vertu  des  clauses  compliquées  de  ce  pacte,  beaucoup 
plus  enchaîné  que  ne  le  serait  dans  les  conditions  ordinaires  un 
simple  souverain  constitutionnel. 
Aux  premiers  momens  de  l'indépendance  reconquise,  la  Hongrie 


(1)  Voyez  dans  la  Bmme  la  remarquable  série  de  M.  E.  de  Layeleye  sur  VAUemagne 
éi9^  la  guerre  de  4866. 


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15Ô  R£yUE   DES   DEUX  MONDES. 

éprouva  rembarras  du  mineur  subitement  émancipé  au  sortir  d'une 
étroite  tutelle.  On  s'effrayait  de  l'héritage  du  passé;  Tidéal  du 
nouveau  régime  n'était  pas  encore  dessiné  dans  les  esprits.  Pour  les 
postes  élevés,  le  pays  possédait  un  certain  nombre  d*hommes  émi- 
nens;  mais  la  retraite  du  personnel  autrichien,  qui  était  vue  d'ail- 
leurs sans  peine,  laissait  l'administration  inférieure  à  peu  près 
désorganisée.  Les  caisses  publiques  étaient  vides,  le  crédit  et  les 
moyens  de  travail  allaient  dépendre  des  impressions  mobiles  du 
public  européen.  Par  bonheur,  une  prodigieuse  récolte,  coïncidant 
avec  la  rareté  et  les  hauts  prix  partout  ailleurs,  leva  bien  des  diffi- 
cultés en  répandant  l'aisance  dans  le  pays.  Le  ministère  responsable 
se  constitua  sous  l'inQuence  du  parti  modéré,  qui  avait  conduit  si 
habilement  et  mené  à  bonne  fin  la  révolution.  Si  dans  les  vieux 
états,  où  les  ressorts  fiscaux  sont  agencés  depuis  longtemps,  le 
choix  d'un  ministre  des  finances  est  chose  grave,  il  l'est  à  plus  forte 
raison  dans  un  pays  où  il  n'y  a  pas  de  précédens.  L'opinion  pu- 
blique désigna  pour  ce  poste  M.  de  Lonyay,  économiste  exercé,  qui 
avait  fait  preuve  de  connaissances  spéciales  par  la  manière  dont  il 
avait  introduit  et  fait  réussir  le  crédit  foncier  en  Hongrie. 

M.  de  Lonyay  prit  possession  de  son  portefeuille  le  10  mars  1867. 
On  peut  mesurer  par  l'immensité  de  la  tâche  ce  qu'il  dut  déployer 
d'aptitude  et  d'activité.  Pendant  les  derniers  mois  de  l'année,  il  eut 
à  diriger  la  pratique  journalière  de  la  fiscalité  en  se  servant  de  la 
machine  détraquée  qui  allait  disparaître.  En  même  temps  il  fallait 
préparer  théoriquement  les  bases  du  régime  nouveau.  Les  résul- 
tats de  l'année  1867,  centralisés  par  la  ci-devant  cour  des  comptes, 
n'étaient  pas  encore  débrouillés  il  y  a  deux  mois;  on  savait  toutefois 
que  cet  exercice,  poilr  lequel  une  ébauche  de  budget  avait  été  im- 
provisée par  le  ministre,  n'avait  laissé  aucune  déception.  Les  ré- 
sultats ont  atteint  les  chiffres  prévus,  aucun  service  n'est  resté  en 
souffrance  :  les  annuités  consacrées  au  rachat  des  anciens  droits 
féodaux  ont  été  acquittées,  les  versemens  à  faire  en  Autriche  pour  les 
dépenses  communes  et  pour  la  quote-part  de  la  dette  impériale  ont 
été  effectués;  il  est  même  resté  en  fin  de  compte  un  report  à  l'actif 
de  l'année  suivante.  Ce  résultat,  obtenu  au  milieu  des  anxiétés  et 
des  tâtonnemens  de  la  transition,  est  digne  de  remarque  :  le  bon 
sens  et  le  patriotisme  de  la  population  y  ont  contribué;  il  est  de  bon 
augure  pour  l'avenir  financier  du  pays. 

Un  budget  n'est  que  la  mise  en  œuvre  d'une  législation  perma- 
nente :  il  ne  peut  être  dressé  régulièrement  qu'en  vertu  d'un  en- 
semble de  lois  organiques  qui  ont  autorisé  préalablement  les  dé- 
penses et  les  impôts.  Le  code  fiscal  était  à  créer.  Dès  le  1*'  janvier 
18b8  fonctionnait  sous  la  direction  du  ministre  une  commission  de 


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LE  PREMIER  BUDGET  DE  LA  HONGRIE.  157 

comptabilité  chargée  de  préparer  la  législation  financière  applicable 
au  nouvel  ordre  de  choses.  Au  commencement  du  mois  d'avril,  et 
comme  préface  au  budget  que  nous  examinons,  M.  de  Lonyay  pré- 
senta simultanément  quatorze  projets  de  lois  destinées  à  régler  le 
principe  des  contributions  directes  et  indirectes,  les  procédés  de 
perception,  la  régie  des  monopoles  et  revenus,  Finscription  de  la 
dette  consolidée  que  Ton  allait  accepter,  et  le  contrôle  de  la  dette 
flottante.  EoGn  dans  la  seconde  moitié  du  mois  d'avril  fut  présenté 
aux  chambres,  en  langue  nationale,  ce  plan  de  budget  dont  la  dis- 
cussion solennelle  a  été  retardée  par  la  nécessité  de  voter  diverses 
lois  organiques.  L'exposé  des  motifs  exprime  avec  émotion  Timpor- 
tance  de  cet  acte.  Un  premier  budget  est  le  moule  du  système  éco- 
nomique; pour  un  peuple  comme  dans  la  vie  privée,  c'est  l'exis- 
tence qui  s'ordonne  dès  le  début  de  la  carrière  en  raison  du  revenu 
que  l'on  prévoit  et  de  la  dépense  que  l'on  croit  pouvoir  faire.  Ces 
considérations  sont  justes,  et  si  nous  nous  préparons  à  dérouler  tant 
*  de  chiffres  sous  les  yeux  des  hommes  politiques,  c'est  avec  la  per- 
suasion qu'ils  y  sauront  lire  l'avenir  du  peuple  qui  prend  place 
dans  le  concert  européen. 

Les  dépenses,  dans  le  budget  hongrois,  se  classent  naturellement 
en  deux  catégories,  celles  qui  procèdent  de  l'ancienne  union  et  de 
la  communauté  d'intérêts  qui  existe  encore  dans  une  certaine  me- 
sure avec  l'empire  d'Autriche,  celles  qui  vont  fournir  les  ressorts 
de  l'existence  nationale.  Les  engagemens  de  la  première  catégorie 
entrent  pour  un  peu  plus  de  moitié  dans  l'ensemble  des  charges  pu- 
bliques. En  première  ligne  figure  la  liste  civile  assurée  constitution- 
Qellement  à  la  maison  de  Habsbourg.  La  Hongrie  tient  à  honneur 
d'en  fournir  la  moitié,  et  elle  paie  à  ce  titre  7,841,000  fr.  (1).  L'an- 
nuité dont  la  Hongrie  est  redevable  pour  sa  participation  à  l'ancienne 
delte  publique  de  l'empire  autrichien  est  fixée  à  82,067,500  fr.,  y 
compris  les  amortissemens  et  frais  accessoires.  Nous  ferons  remar- 
quer à  cett€  occasion  que  la  Hongrie  va  s'exécuter  intégralement 
pour  la  part  convenue,  et  que  si  l'Autriche,  chargée  de  payer  la 
rente,  fait  subir  aux  créanciers  une  réduction  de  16  pour  100,  elle 
réalisera  sur  le  contingent  hongrois  un  bénéfice  de  13  millions. 
L'Autriche  au  surplus,  qui  se  plaignait  d'avoir  fait  la  part  trop  belle 
à  son  associée,  trouvera  là  un  dédommagement  qu'il  ne  faut  peut- 
être  pas  trop  lui  reprocher.  Viennent  ensuite  les  dépenses  spéciale- 
ment dites  «  pour  affaires  communes;  »  elles  concernent  les  services 

(Ij  Dans  tout  le  cours  de  ce  travail,  le  florin  austro-hongrois  est  évalué  en  monnaie 
française,  au  cours  de  2  francs  50  centimes.  —  Le  joch,  mesure  agraire,  est  estimé  à 
^  ares,  quoique  la  contenance  en  soit  très  variable  dans  la  pratique  agricole  de  la  Hon- 
pie. 


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158  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

par  lesquels  les  deux  parties  de  l'ancien  empire  restent  attachées 
Tune  à  l'autre.  Les  dépenses  de  cetordre  ont  été  partagées  en  pre- 
nant pour  mesure  la  population  et  les  forces  contributives  de  chacun 
des  deux  groupes  pendant  la  période  précédente.  Le  contingent  de 
la  Hongrie  a  été  fixé,  comme  nous  l'avons  dit,  à  80  pour  100;  la 
somme  à  fournir  sur  cette  base  ressort  à  56,120,000  francs,  plus 
un  supplément  de  20,147,000  francs  qu'on  a  classé  dans  le  budget 
extraordinaire,  parce  que  cette  dépense  n'est  pas  de  nature  à  se 
reproduire,  et  que  d'ailleurs  elle  doit  être  compensée  cette  année 
par  un  recouvrement  d'égale  somme  sur  un  fonds  dit  attif-com- 
muriy  propriété  collective  des  deux  pays. 

Nous  insisterons  sur  ce  chapitre  des  dépenses  communes,  parce 
qu'il  est  celui  qui  caractérise  le  mieux  la  situation  nouvelle  faite  à 
la  Hongrie.  Sur  ce  versement  de  76  millions,  les  besoins  du  ser- 
vice militaire,  y  compris  la  flotte,  en  réclament  environ  68;  à  ce 
compte,  les  70  pour  100  à  fournir  par  les  pays  autrichiens  devant 
donner  159  millions,  on  voit  que  les  deux  peuples  se  sont  enten- 
dus, par  l'entremise  des  pouvoirs  constitutionnels,  pour  limiter  à 
227  millions  de  francs  l'ensemble  des  dépenses  militaires.  La  mo- 
dicité de  ce  chiffre,  auquel  on  tient  fermement  des  deux  côtés  de  la 
Leitha,  est  une  protestation  des  plus  significatives  contre  les  entrai- 
nemens  guerriers  et  les  alliances  compromettantes.  On  a  compris 
dans  ces  régions  que  le  vrai  moyen  de  conserver  la  paix  est  de  li- 
miter les  armemens  au  plus  strict  nécessaire. 

Dans  la  catégorie  des  dépenses  qui  concernent  particulièrement 
la  Hongrie,  nous  remarquons  un  gros  chiffre  :  36,707,500  francs, 
inscrit  sous  ce  titre  :  dette  pour  le  dégrèvement  foncier.  C'est  l'an- 
nuité à  payer  pour  le  rachat  des  droits  féodaux.  Grâce  à  ce  sacrifice 
qui  a  constitué  la  Hongrie  moderne,  et  qui  est  un  des  actes  les 
plus  mémorables  de  1848,  le  sol,  jusque-là  inféodé  à  un  ti'ès  petit 
nombre  de  familles,  s'est  divisé  à  tel  point  qu'on  compte  actuelle- 
ment près  de  3  millions  de  propriétaires  dans  les  quatre  contrées 
dépendantes  de  la  couronne  hongroise.  On  peut  dire  sans  exagérer 
que  la  nation  entière  est  intéressée  à  l'indépendance  du  territoire, 
et  c'est  là  ce  qui  donne  à  ses  volontés  instinctives  une  consistance 
et  une  force  d'impulsion  avec  lesquelles  l'Europe  politique  aura 
désormais  à  compter. 

Le  dégrèvement  foncier  comporte  non-seulement  le  paiement  an- 
nuel des  coupons,  mais  l'amoriissement  d'un  certain  nombre  d'obU- 
gations  désignées  par  le  sort;  c'est,  à  proprement  parler,  la  dette 
publique  :  la  Hongrie  jusqu'ici  n'en  a  pas  d'autre  qui  lui  soit  propre. 
L'emprunt  national  contracté  au  commencement  de  cette  année 
étant  consacré  de  la  manière  la  plus  exclusive  à  des  créations  de 


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LE    PREMIER   BUDGET    D£    LA    HONGRIE.  159 

chemins  de  fer,  les  intérêts  de  cet  emprunt  sont  compris,  suivant 
Fusage,  dans  les  frais  de  premier  établissement,  et  seront  payés 
ultérieurement  sur  les  produits  de  l'exploitation.  L'état  n'aurait  à 
intervenir  plus  tard  que  pour  compenser  l'insuffisance  des  recettes; 
c'est  seulement  dans  ce  cas,  contraire  à  toutes  les  probabilités,  que 
le  budget  des  dépenses  publiques  serait  surchargé. 

Le  détail  des  dépenses  administratives  va  nous  faire  connaître 
les  ressorts  du  régime  nouveau.  En  raison  de  sa  double  qualité 
d'empereur  en  Autriche  et  de  roi  constitutionnel  en  Hongrie,  il  y 
aurait  sans  doute  quelque  inconvénient  à  ce  que  le  roi  fût  en  con- 
tact immédiat  avec  le  conseil  des  ministres.  Le  dualisme  a  fait 
nécessairement  une  réalité  de  la  fameuse  maxime  :  a  le  roi  règne  et 
ne  gouverne  pas.  »  Entre  le  roi,  chef  nominal  du  pouvoir  exécutif, 
et  le  conseil  des  ministres,  qui  est  le  véritable  organe  du  gouver- 
nement constitutionnel,  il  y  a,  comme  trait  d'union,  un  petit  minis- 
tère spécial,  pour  les  Irais  duquel  une  somme  de  216,250  francs  est 
allouée.  Le  titulaire  actuel  est  le  comte  George  Festetics,  frère  du 
général  Festetica,  qui  s'est  distingué  à  Sadowa;  lui-même  est  un 
homme  expérimenté,  assez  riche  personnellement  pour  mener  no- 
blement une  splendide  existence. 

Le  pouvoir  réside  en  réalité  dans  une  assemblée  nationale  com- 
prenant deux  chambres  et  dans  un  ministère  qui  est  l'émanation  de 
cette  assemblée.  Une  pareille  combinaison  assure  au  président  du 
ministère  un  rôle  et  une  influence  très  considérables.  L'importance 
de  la  fonction  est  d'ailleurs  relevée  par  le  patriotisme  et  la  haute 
inteJ/igence  politique  de  son  premier  titulaire,  le  comte  Jules  An- 
drassy.  L'assemblée  nationale,  dont  les  membres  reçoivent  une 
indemnité,  et  la  présidence  du  conseil  figurent  au  budget  pour 
2,616,250  fr.  —  Le  ministère  de  l'intérieur,  occupé  par  le  comte 
Wenkheim,  a  naturellement  dans  son  ressort  l'administration  gé- 
nérale du  royaume.  Le  total  des  sommes  inscrites  à  son  crédit 
monte  à  23^283,750  francs;  toutefois  ses  attributions  paraissent 
fort  restreintes,  parce  qu'un  des  premiers  actes  du  nouveau  ré- 
gime a  été  de  rétablû*  les  comitats  avec  leurs  anciens  procédés 
d'administration  locale.  C'est  un  moyen  de  transition,  assez  dis- 
pendieux d'ailleurs,  puisqu'il  prélève  17  millions  sur  23  en  fonc- 
tionnant d'une  manière  imparfaite.  Provisoirement  la  compétence 
du  ministi^  de  l'intérieur  est  limitée  à  des  services  d'utilité  géné- 
rale, comme  l'hygiène,  la  sûreté  publique,  les  prisons,  les  mai- 
sons d'aliénés  et  d'enfans  trouvés,  les  théâtres  et  les  courses.  On 
Toit  par  la  modicité  des  allocations  que  ces  services  ne  sont  encore 
^'à  leur  première  phase  de  développement.  Un  des  problèmes 
dont  les  hommes  politiques  sont  maintenant  préoccupés  est  d'établir 


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160  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

une  juste  pondération  entre  la  compétence  de  l'état  et  le  régime 
municipal. 

Au  ministère  des  finances  sont  attribués  18,440,000  francs.  Cette 
somme  représente  les  frais  pour  la  perception  des  impôts  et  l'ex- 
ploitation de  plusieurs  monopoles  qui  fournissent  à  l'état  d'impor- 
tans  revenus,  tels  sont  notamment  les  salines  du  domaine  et  la  fa- 
brication du  tabac.  —  Le  portefeuille  des  travaux  publics  a  pour 
titulaire  un  Transylvanien,  le  comte  Miko.  L'allocation,  limitée  à 
6,620,000  francs  pour  le  service  ordinaire,  est  disséminée  en  petits 
travaux  concernant  la  viabilité  et  la  navigation  fluviale.  Les  grands 
travaux  de  construction  qui  n'ont  pas  un  caractère  permanent  sont 
renvoyés  aux  dépenses  extraordinaires,  dont  nous  parlerons  plus 
loin.  —  Le  ministère  de  l'agriculture,  de  Tindustrie  et  du  commerce 
n'est  inscrit  au  budget  que  pour  1,146,250  francs.  Sur  ce  terrain, 
qui  deviendra  si  fécond,  il  n'y  a  encore  que  des  germes  et  des  es- 
sais. Le  ministre,  M.  de  Gorove,  paraît  être  "d'ailleurs  un  de  ces 
hommes  pour  lesquels  il  n'y  a  pas  de  petites  fonctions.  —  Les  cultes 
et  l'instruction  publique  ne  recevront  de  l'état  que  2,777,500  francs. 
Cela  montre  que  ces  importans  services  sont  encore  classés  comme 
des  charges  locales  et  volontaires.  L'éducation  populaire,  qui  ne 
reçoit  que  500,000  francs,  est  pour  ainsi  dire  à  créer.  On  peut 
avoir  foi  dans  l'avenir  de  ce  service,  s'il  reste  confié  aux  inspira- 
tions élevées  et  aux  connaissances  étendues  de  M.  le  baron  Eôt- 
vôs,  l'ami  et  digne  collaborateur  de  M.  Deâk.  —  On  a  centralisé, 
comme  l'une  des  plus  nobles  prérogatives  de  l'état,  l'administration 
de  la  justice,  à  laquelle  une  somme  de  7,307,500  francs  est  ap- 
pliquée. Le  ministre  en  fonction,  M.  Horvath,  est  un  jeune  juris- 
consulte qui  s'inspire  de  la  philosophie  du  droit,  et  cherche  à 
maintenir  les  questions  de  sa  compétence  dans  les  régions  élevées 
des  principes.  —  Les  dépenses  pour  l'armée  étant  classées  dans  le 
cadre  des  services  communs,  il  n'y  a  pas,  à  proprement  parler,  de 
ministre  de  la  guerre  en  Hongrie.  Sous  le  titre  de  «  ministère  pour 
la  défense  du  pays,  »  on  désigne  une  simple  direction  chargée  de  la 
régie  des  haras  militaires  et  des  opérations  du  recrutement.  Toute- 
fois ce  service,  auquel  on  n'attribue  aujourd'hui  que  1,281,500  fr., 
est  destiné  à  prendre  de  l'importance,  si  on  réalise,  comme  on  sera 
probablement  conduit  à  le  faire,  le  vœu  instinctif  du  pays  pour  la 
création  d'une  milice  nationale.  Cette  nécessité  est  si  bien  pres- 
sentie qu'à  cet  imperceptible  ministère  on  a  rattaché  la  présidence 
du  conseil.  Dne  particularité  remarquable  dans  le  budget  hongrois 
est  que  les  pensions  de  retraite  sont  ajoutées  aux  dépenses  de  cha- 
cun des  services  dont  elles  proviennent.  Ce  procédé  est  excellent; 
il  préviendra  des  abus  dont  les  contribuables  ont  à  souffrir  dans 
plusieurs  autres  pays. 


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LE    PREMIER   BUDGET  DE    LA    HONGRIE.  161 

Nous  avQns  fait  une  remarque  dont  la  portée  politique  n'échap- 
pera sans  doute  à  personne.  Sous  la  vague  impression  des  souve- 
nirs de  1849,  on  est  porté  à  croire  que  la  vie  et  Tindépendance  na- 
tionales sont  encore  tenues  en  échec  par  les  antagonismes  de  races. 
Les  BDDemis  de  la  Hongrie  sont  habiles  à  exploiter  ce  préjugé  :  le 
budget  hongrois  en  fournit  la  réfutation  à  chaque  page.  En  ce  qui 
concerne  la  Transylvanie  et  les  confins  militaires,  groupes  impor- 
tais,  puisqu'ils  comprennent  3,200,000  habitans  sur  15  millions, 
les  dépenses  et  les  recettes  sont  continuellement  confondues  dans 
les  comptes  généraux  du  royaume.  Cette  fusion  d'intérêts  n'est-elle 
pas  un  signe  du  fusionnement  des  races?  La  Transylvanie  participe 
d'ailleurs  au  vote  des  impôts  par  ses  députés,  qui  siègent  à  la  diète 
de  Pesth,  et  elle  a  un  représentant  au  sein  du  ministère.  A  l'égard 
des  Slaves  de  la  Croatie ,  qui  ne  comptent  d'ailleurs  que  pour  un 
seizième  dans  la  population  totale,  les  plus  grands  ménagemens 
sont  observés  :  on  leur  laisse  les  bénéfices  de  l'assimilation  sans 
leur  demander  le  sacrifice  de  leurs  mœurs  et  coutumes.  On  compte 
sur  le  temps  et  sur  l'attraction  des  intérêts  pour  user  les  dernières 
résistances.  La  Croatie  n'a  déjà  plus  d'articles  spéciaux  dans  le 
budget  des  recettes.  Les  impôts,  qu'elle  paie  librement,  sont  con- 
fondus avec  les  autres  dans  le  trésor  commun  ;  mais  on  respecte 
ses  habitudes  administratives,  et  on  ne  lui  envoie  de  Pesth  que  les 
fonctionnaires  qu'elle  demande.  Voilà  pourquoi  le  budget  des  dé- 
penses présente  encore  une  allocation  spéciale  de  près  de  5  mil- 
lions sous  ce  titre  :  «  chancellerie  aulique  de  Croatie -Slavonie.  » 

L'ensemble  des  dépenses  ci  -  dessus  mentionnées,  montant  à 
251,417,500  francs,  composent  le  budget  des  besoins  ordinaires. 
Viennent  en  outre  les  besoins  extraordinaires.  M.  de  Lonyay  s'est 
appliqué  à  ne  comprendre  sous  cette  rubrique  que  des  dépenses 
strictement  eiceptionnelles  et  n'étant  pas  de  nature  à  se  renou- 
Yeler.  Telles  sont  les  constructions  de  bâtimens  pour  plusieurs 
administrations  nouvelles  à  Pesth  ou  ailleurs,  l'établissement  de 
quatre  grands  ponts  et  divers  travaux  hydrauliques,  l'extension  des 
Ugnes  télégraphiques,  une  très  forte  subvention  accordée  à  la  Tran- 
sylvanie pour  l'aider  à  payer  sa  part  dans  le  rachat  des  droits  féo- 
daux. La  dépense  essentielle  dans  Tordre  des  besoins  extraordinaires 
est  la  création  des  chemins  de  fer  et  des  canaux  :  on  y  a  affecté 
pour  l'exercice  1868-69  une  somme  de  50  millions,  prise  sur  le 
produit  de  l'emprunt  contracté  au  conunencement  de  cette  année. 
L'état  a  déjà  traité  à  forfait  avec  plusieurs  entrepreneurs  pour  cer- 
taines lignes,  et  les  travaux  sont  commencés  sur  divers  points.  En 
résumé,  les  besoins  extraordinaires  font  pressentir  une  dépense  to- 
tale de  88,372,000  francs- 
ion  ULxyu  —  iS6S.  â  il 


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162  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

Passons  au  budget  des  recettes.  Il  se  distingue  par  une  tentative 
qui  aurait  de  grands  avantages,  si  elle  pouvait  être  appliquée  géné- 
ralement. M.  de  Lonyay  a  essayé  d'établir  une  correspondance  entre 
les  recettes  et  les  dépenses  auxquelles  elles  sont  affectées;  mais  un 
grand  nombre  d'articles  ont  échappé  à  cette  règle,  car  il  y  a  tou- 
jours beaucoup  de  recettes  sans  affectations  spéciales,  et  beaucoup 
de  dépenses  qui  ne  correspondent  à  aucune  rentrée.  L'impôt  hon- 
grois est  divisé ,  comme  le  nôtre ,  en  contributions  directes ,  con- 
tributions indirectes,  et  revenus  provenant  des  domaines,  des 
monopoles  ou  des  services  exploités  par  Tétat.  Dans  un  pays  es- 
sentiellement agricole,  la  principale  source  de  la  fiscalité  est  l'im- 
pôt sur  la  terre.  Ne  pouvant  pas  rompre  brusquement  avec  les  tra- 
ditions, M.  de  Lonyay  a  dû  se  servir  des  anciennes  estimations 
cadastrales,  qu'il  sera  sans  doute  nécessaire  de  réviser.  Si  nous 
comprenons  bien  les  indications  données  par  le  ministre,  le  revenu 
net  des  terres  en  culture  serait  évalué  sur  le  pied  dje  13  francs 
l'hectare  en  Hongrie,  de  10  francs  83  cent,  en  Croatie  et  de  5  fr. 
40  cent,  seulement  en  Transylvanie.  La  règle  admise  provisoire- 
ment, conforme  aux  traditions  autrichiennes,  serait  une  taxe  de 
22  pour  100  sur  le  revenu  net,  avec  de  très  fortes  atténuations  en 
faveur  de  la  Transylvanie.  La  propriété  aurait  en  outre  à  fournir 
une  cotisation  de  8  pour  100  applicable  au  fonds  spécial  du  dégrè- 
vement féodal ,  de  sorte  qu'en  définitive  l'impôt  à  payer  s'élèverait 
à  30  pour  100  en  Hongrie  et  en  Croatie,  et  à  21  pour  100  en  Tran- 
sylvanie. Tout  le  monde  comprendra  que  les  chiffres  immuables  du 
revenu  cadastral  sont  des  indications  déjà  anciennes  et  très  infé- 
rieures à  la  réalité.  Autrement  la  charge  serait  intolérable. 

Comme  on  est  entré  dans  une  période  d'abondance  et  d'incontes- 
table prospérité,  le  ministre  a  cru  pouvoir  suspendre  certains  dé- 
grèvemens  consentis  pendant  une  série  d'années  calamiteuses  et 
dont  les  propriétaires  s'étaient  fait  une  douce  habitude.  Ces  rema- 
niemens  ont  porté  l'impôt  foncier  à  87  millions  de  francs.  La 
somme  est  d'autant  plus  forte  qu'elle  ne  comprend  pas,  comme 
chez  nous,  les  propriétés  bâties.  On  a  conservé  pour  celles-ci  deux 
taxes  d'invention  autrichienne,  l'une  sur  les  maisons  qui  ne  sont 
pas  louées,  l'autre  sur  les  loyers  :  de  ces  deux  taxes,  on  espère 
tirer  près  de  15  millions.  L'impôt  sur  l'industrie  personnelle,  cor- 
respondant à  notre  taxe  des  patentes,  est  inscrit  pour  18  millions 
et  demi.  La  Hongrie  enfin  a  de  plus  que  nous  l'impôt  sur  les  reve- 
nus, qui  atteint  directement  les  rentes  et  valeurs  mobilisées,  y 
compris  les  obligations  foncières  émises  pour  le  rachat  des  droits 
féodaux.  La  proportion  admise  est  de  10  pour  100  sur  le  revenu 
déclaré  et  de  7  pour  100  seulement  sur  les  créances  féodales.  Les 


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LE    PREMIER  BUDGET  DE  LÀ  HONGRIE.  163 

tarifs  ont  été  quelque  peu  abaissés;  malgré  cela,  le  ministre  compte 
sur  une  plus-value,  parce  qu'il  propose  de  substituer  les  déclara- 
tions publiques  et  un  certain  contrôle  aux  affirmations  confiden- 
tielles et  trop  souvent  inexactes  dont  le  fisc  se  contentait  précédem- 
ment. On  pense  que  ces  procédés  sévères  élèveront  l'impôt  sur  le 
revenu  à  plus  de  18  millions.  En  définitive,  le  produit  des  cinq  con- 
tributions directes  figure  dans  le  premier  budget  de  la  Hongrie 
pour  186,860,000  francs.  Certes  la  somme  est  forte  pour  un  peuple 
de  15  millions  d'âmes  comprimé  et  exploité  pendant  des  siècles, 
édos  d'hier  seulement  à  la  vie  nationale.  Comparativement  le  sort 
fait  à  la  propriété  française  semblerait  un  régime  de  faveur;  mais 
ily  a  en  Hongrie  l'indépendance  d'un  peuple  à  conquérir,  une  ba- 
taille pacifique  à  livrer  contre  les  ennemis  qui  manœuvrent  dans 
Vombre.  Des  embarras  intérieurs,  mettant  en  échec  la  nationalité 
qui  surgit,  coûteraient  certes  beaucoup  plus  aux  propriétaires  hon- 
grois que  les  sacrifices  passagers  qu'on  leur  demande,  et  le  minis- 
tre insinue  très  finement  qu'en  cette  circonstance  le  patriotisme, 
s'il  n'était  pas  un  devoir,  serait  encore  la  plus  intelligente  des  spé- 
culations. 

Si  les  contributions  directes  sont  surchargées,  l'évaluation  pro- 
visoire des  impôts  et  revenus  indirects  est  calculée  de  manière  à 
présenter  un  allégement  par  comparaison  avec  le  régime  autri- 
chien. Les  droits  de  consommation  établis  sur  les  spiritueux,  les 
nos,  la  bière,  la  viande  de  boucherie  et  le  sucre  ne  sont  cotés  que 
pour  26,807,500  francs;  c'est  moins  de  2  francs  par  tête,  tandis  que 
les  mêmes  articles  produisent  en  France  environ  9  francs  par  tête, 
et  eu  Angleterre  22  francs.  Cette  branche  de  la  fiscalité  hongroise 
est  évidemment  destinée  à  fournir  des  plus-values  considérables  au 
moyen  desquelles  on  soulagera  la  propriété  surchargée.  Les  pro- 
cédés perfecdonnés  de  distillation  nouvellement  introduits  ont  eu 
pour  premier  effet  de  soustraire  à  l'impôt  une  partie  de  la  produc- 
tion; mais  un  projet  de  loi  sur  la  fabrication  des  spiritueux,  déjà 
sonmis  aux  chambres,  rétablira  les  droits  du  fisc  sans  entraver  le 
progrès  industriel.  Le  vin ,  une  des  richesses  naturelles  de  la  Hon- 
grie, deviendrait  une  source  importante  de  revenus,  si  on  voulait 
l'exploiter  avec  rigueur;  au  contraire  le  budget  nouveau  maintient 
rimmuoité  pour  le  vin  réservé  à  la  consommation  domestique. 
D'an  autre  côté,  la  difficulté  des  transports,  faisant  obstacle  aux 
mouvemens  commerciaux ,  limite  le  contingent  du  trésor  public  à 
moins  de  5  millions.  Les  voies  ferrées,  les  routes  et  les  canaux  en 
construction  auront,  à  n'en  pas  douter,  une  influence  marquée  sur 
ce  genre  de  recette.  La  fabrication  du  sucre  de  betterave  a  été  en- 
couragée en  ces  derniers  temps  par  d'abondantes  récoltes,  et  l'ou- 


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i6&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

verture  prochaine  de  plusieurs  usines  permet  d'espérer  une  aug- 
mentation importante  sur  cet  article. 

Le  chapiti*e  des  monopoles  exploités  par  l'état,  le  sel,  le  tabac 
et  les  loteries,  donne  un  total  de  51,787,500  francs  après  retran- 
chement de  tous  les  frais  de  régie.  En  Autriche,  le  sel  provenant  des 
salines  domaniales  est  fabriqué  et  vendu  pour  le  compte  de  Tétat, 
comme  le  tabac  chez  nous.  Les  deux  portions  de  l'empire,  en  se 
dédoublant,  étaient  convenues  qu'un  traité  de  douane  et  de  com- 
merce réglerait  les  exploitations  qui  allaient  être  séparées,  afin 
de  ne  pas  laisser  prise  à  la  contrebande.  Ce  traité  vient  d'être  con- 
clu entre  les  ministères  de  Pesth  et  de  Vienne.  En  ce  qui  concerne 
le  sel,  on  est  tombé  d'accord  pour  réduire  le  prix  de  vente  à  5  flo- 
rins le  quintal  allemand.  Â  ce  compte,  le  sel  hongrois  sera  mis  en 
vente  au  prix  de  22  centimes  1/&  le  kilogramme,  et  même  un  peu 
moins  pour  la  Transylvanie.  La  consommation  dans  les  pays  de  la 
couronne  de  Hongrie  n'a  pas  dépassé  jusqu'ici  une  moyenne  de 
7  kilogrammes  par  tête.  M.  de  Lonyay  maintient  le  précédent 
chiffre  de  recette  malgré  l'espoir  bien  fondé  d'une  augmentation 
par  l'eflet  du  dégrèvement. 

Avec  la  même  prudence,  le  ministre  s'abstient  de  forcer  l'estima- 
tion concernant  le  tabac.  Ce  narcotique  joue  vraiment  un  grand 
rôle  dans  la  politique  moderne  :  il  est  le  remède  souverain  des 
finances  malades.  Bien  des  gens  déplorent  l'extension  que  prend 
l'usage  du  tabac  :  même  quand  il  ne  devient  pas  malsain  par  l'abus 
qu'on  en  fait,  on  le  soupçonne  d'engourdir  les  ressorts  de  la  vo- 
lonté. Si  c'est  à  dessein  qu'on  pousse  à  l'usage  du  tabac,  l'idéal  du 
système  s'est  produit  dans  les  pays  qui  doivent  leur  éducation  so- 
ciale à  la  maison  de  Habsbourg.  Tandis  qu'en  France  on  est  à  peine 
arrivé  à  1  kilogramme  par  tête,  la  moyenne  des  six  dernières  an- 
nées donne  une  consommation  de  5  kilogrammes  639  grammes 
dans  la  région  autrichienne,  et  de  3  kilogrammes  236  grammes 
dans  la  région  hongroise.  On  dirait  à  la  vérité  que  le  gouvernement 
autrichien  a  pris  à  tâche  d'encourager  ce  genre  d'excès  par  le  bon 
marché.  Le  kilogramme  de  tabac  à  fumer  ordinaire,  qui  est  livré  à 
9  francs  aux  débitans  par  la  régie  française,  est  vendu  par  l'état 
2  francs  24  centimes  en  Autriche  et  1  franc  83  centimes  seulement 
en  Hongrie  (1).  Le  ministre  hongrois  n'attribue  d'ailleurs  l'infério- 
rité de  la  consommation  dans  son  pays  qu'aux  dommages  causés 

(1)  Nous  ne  saurions  dire  si  la  diiTérence  des  prix  est  Justifiée  par  les  qualités.  Il 
faut  rappeler  aussi  que  Tétat  fabrique  en  France  du  tabac  pour  la  troupe  à  peu  près  aux 
mêmes  prix  que  ceux  de  TAutriche.  Notons  en  passant  que  le  tabac  hongrois,  très  fin 
et  très  léger,  n'agit  que  faiblement  sur  l'organisme,  et  par  là  mérite  moins  les  reproches 
adressés  à  d*autres  espèces. 


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LE   PREMIER   BUDGET  DE   LA   HONGRIE.  165 

par  la  contrebande.  La  culture  de  la  plante  est  permise  partout,  à 
la  condition  que  les  feuilles  récoltées  seront  toutes  livrées  aux  ma- 
nufactures de  l'état,  qui  ont  seules  le  droit  de  les  manipuler  pour  les 
revendre.  Or  il  est  facile  en  Autriche  de  surveiller  les  plantations, 
qui  sont  peu  nombreuses.  En  Hongrie  au  contraire,  ce  genre  de 
culture,  sollicité  par  le  sol  et  le  climat,  est  pratiqué  à  peu  près 
partout.  La  surveUlance  du  fisc  est  d'autant  plus  difficile  que  cer- 
taines tolérances  sont  consacrées  par  l'usage.  On  a  remarqué  que 
les  ventes  et  les  recettes  du  trésor  baissent  beaucoup  depuis  le  mo- 
ment où  les  feuilles  commencent  à  mûrir  jusqu'à  l'époque  où  la 
régie  fait  ses  achats  aux  cultivateurs.  Cela  tient  à  ce  que  les  paysans, 
ayant  la  plante  sous  la  main,  pratiquent  chez  eux  une  dessiccation 
grossière  dont  ils  se  contentent.  On  s'est  demandé,  surtout  en  Hon- 
grie, s'il  ne  convenait  pas  de  couper  court  à  ces  abus  en  procla- 
mant la  liberté  de  fabrication;  mais  comment  remplacer  les  profits 
da  monopole  ?  On  a  proposé  de  vendre  aux  amateurs  le  droit  de 
fomer.  Le  fumeur  marcherait  à  l'avenir  muni  de  sa  patente, 
comme  le  chasseur  de  son  port  d'armes.  A  première  vue,  cela  sem- 
ble d'une  pratique  difficile;  mais  en  matière  de  fiscalité  tout  ce 
qu'on  essaie  devient  possible  par  l'habitude.  Sans  s'arrêter  aux 
(Âstacles,  le  gouvernement  de  Pesth  a  déjà  obtenu  à  Vienne  la  pro- 
messe de  l'abolition  du  monopole  dans  les  deux  pays.  En  atten- 
dant et  malgré  les  probabilités  d'une  plus-value,  le  premier  budget 
conserve  l'ancien  chiffre  de  recettes,  soit  environ  2&  millions  nets. 
C'est  à  regret  que  le  ministre  inscrit  à  son  budget  une  somme 
de  2,750,000  francs  provenant  du  bénéfice  des  loteries.  La  néces- 
sité fait  une  loi  de  conserver  jusqu'aux  moindres  ressources,  et 
d'ailleurs  la  morale  gagnerait  peu  à  la  suppression  de  la  loterie  en 
Hongrie,  tant  que  cette  funeste  passion  sera  sm*excitée  chez  le  peuple 
voisin  par  la  loterie  impériale  et  le  grand  nombre  des  tirages  auto- 
risés. 

Les  taxes  correspondant  à  nos  droits  d'enregistrement  et  de  tim- 
bre sont  limitées  à  23,118,000  francs.  C'est  le  produit  de  la  période 
précédente.  Il  serait  facile  d'obtenir  beaucoup  plus,  mais  ici  se  ma- 
nifestent le  bon  sens  pratique  et  la  modération  de  la  noblesse  ma- 
gyare. Aux  termes  d'un  des  projets  de  loi  présentés  aux  chambres, 
des  immunités  importantes  sont  réservées  à  la  petite  propriété 
qui  vient  de  naître,  et  que  l'on  craint  d'étouD'er  sous  les  charges 
fiscales.  Tous  les  propriétaires  possédant  moins  d'une  vingtaine 
d'hectares,  et  ce^te  catégorie  comprend  presque  tousr  les  anciens 
vassaux  affranchis,  seront  exemptés  de  l'inventaire  après  décès  et 
des  lenteurs  d'une  procédure  coûteuse.  A  l'avenir,  les  droits  de  suc- 
cession seront  fixés  sommairement  sur  la  base  du  revenu  net  ca- 


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166  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dastral,  dont  restimation  est  très  modérée.  Le  ministre  propose  en 
même  temps  d*exonérer  les  écoles  et  les  établissemens  scientifiques 
dans  les  occasions  qui  pourraient  donner  lieu  à  l'application  des 
droits  de  timbre  et  d'enregistrement.  Ces  dispositions  vont  rejeter 
le  plus  fort  de  la  charge  sur  les  classes  supérieures.  La  noblesse  et 
la  bourgeoisie  éclairée,  qui  font  les  lois  en  ce  moment,  se  réservent 
l'honneur  de  payer  l'impôt. 

La  maison  impériale  d'Autriche  possédait  un  domaine  territorial 
immense,  situé  pour  la  plus  grande  partie  en  Hongrie.  Autrefois 
on  inscrivait  dans  les  comptes  publics  les  produits  bruts  de  ces 
biens  à  l'actif  et  les  dépenses  d'exploitation  au  pas'sif.  De  cette  fa- 
çon, deux  chiffres  énormes  qui  se  neutralisaient  pour  ainsi  dire 
augmentaient  d'une  manière  stérile  les  budgets  autrichiens.  Le 
plus  grand  nombre  de  ces  domaines,  composés  de  cultures,  de  fo- 
rêts, de  mines  et  usines,  sont  restés  attachés  à  la  couronne  de 
Hongrie,  dont  ils  provenaient.  M.  de  Lonyay,  pour  ne  pas  gonfler 
inutilement  son  budget,  s'est  contenté  de  porter  en  recette  les  re- 
venus nets  des  propriétés  et  exploitations  domaniales;  elles  figurent 
à  l'actif  du  bilan  pour  7,147,500  francs. 

Nous  venons  d'épuiser  d'une  manière  à  peu  près  complète  la  série 
des  recettes  ordinaires,  qui  donne  un  premier  total  de  246,700,000  fr. 
U  y  a  en  outre  un  budget  des  ressources  extraordinaires,  corres- 
pondant aux  besoins  accidentels  signalés  plus  haut.  Nous  avons 
rencontré  d'abord  au  passif  une  somme  de  20,137,000  fr.  destinée  à 
des  dépenses  supplémentaires  pour  l'armée.  La  contre-valeur  figure 
en  première  ligne  à  l'actif  extraordinaire  sous  ce  titre  :  «  part  dans 
l'actif  commun  échéant  ^cette  année  à  la  Hongrie.  »  Cette  somme 
provient  en  grande  partie  des  recettes  de  douanes  et  autres  revenus 
dont  l'exploitation  est  restée  commune. 

L'article  qui  suit  pourrait  être  appelé  le  point  noir  du  budget 
que  nous  analysons.  La  Hongrie  a  traversé  assez  récemment  une 
série  d'années  affligées  par  la  sécheresse,  les  mauvaises  récoltes, 
l'épizootie;  en  même  temps  les  charges  publiques  étaient  aggravées, 
parce  que  les  calamités  naturelles  coïncidaient  avec  les  grandes 
guerres  et  les  désastres  de  la  couronne  d'Autriche.  La  rentrée  des 
impôts  rencontra  en  1866  de  grands  obstacles,  particulièrement  en 
Hongrie.  On  soupçonna  même  le  peuple  hongrois  d'y  mettre  in- 
stinctivement du  mauvais  vouloir  et  de  faire  tourner  au  profit  de 
son  indépendance  les  embarras  mortels  de  l'empire.  Pendant  l'an- 
née de  Sadowa,  la  Hongrie  est  restée  débitrice  de^  70  millions  sur 
les  impôts  directs  et  de  38  millions  sur  les  taxes  indirectes.  L'ai- 
riéré  des  pays  allemands  ne  dépassa  pas  75  millions,  et,  chose  re- 
marquable, les  pays  slaves  furent  ceux  dont  le  trésor  eut  le  moins 


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LE    PEEMIEJL  BUDGET   D£   lA  HONGRIE.  157 

à  seplamdre.  On  a  tenu  compte  de  ces  déBcits  dans  les  denalers 
amogemeos,  et  aujourd'hui  le  gouvernement  constitutionnel  de 
Hongrie  est  derenu  créancier  des  sommes  dues  à  Tempire  d'Autriche. 
Cela  constitue  une  valeur  de  portefeuille  montant  à  lil»305,000  fr. 
pour  arrérages  d'impôts,  loyers,  fermages  et  redevances  diverses. 
Or  on  projet  de  loi  qui  sera  bientôt  discuté  propose  d'annuler  une 
partie  de  ces  créances  et  de  percevoir  dans  tes  années  favorables  le 
reliquat  maintenu  sans  jamais  dépasser  les  proportions  de  &0  pour 
iOO  de  k  cote  annuelle  du  contribuable.  En  attendant  le  vote, 
M.  de  Lonyay  fait  entrer  dans  les  ressources  extraordinaires  de  8on 
budget  le  recouvrement  partiel  de  ces  arrérages,  jusqu'à  concur- 
rence de  19,042,500  francs  pour  l'exercice  1868.  Cette  combinaison 
est-elle  trop  rigoureuse?  Les  propriétaires,  déjà  bien  chargés,  se 
refuseront-ils  à  cette  liquidation  du  passé?  On  est  autorisé  à  croûre 
qu'ils  seront  mieux  avisés,  et  que  leur  patriotisme  ne  fera  pas  plus 
défaut  en  cette  circonstance  qu'en  beaucoup  d'autres.  La  différence 
est  grande  entre  les  années  calamiteuses  et  désolées  qui  ont  pré- 
cédé Sadowa  et  le  moment  actuel,  où  d'excellentes  récoltes  ont  per- 
mis d'exporter  10  ou  12  millions  de  quintaux  métriques  de  grains 
à  des  prix  inespérés,  où  tous  les  produits  agricoles  trouvent  des 
acheteurs,  où  surgissent  de  nombreux  établissemens  financiers  et 
industriels,  créés  et  alimentés  par  les  capitaux  du  dehors.  Et  quelle 
différence  encore,  dans  l'ordre  politique,  entre  un  peuple  à  qui  l'on 
demande  son  argent  pour  l'entraîner  dans  des  machinations  qui  lui 
rtpugnent,  dans  des  guerres  où  il  n'a  que  faire,  et  une  nation  reii- 
dae  à  elle-même,  votant  l'impôt  en  pleine  liberté  et  en  vue  de  ses 
seuls  intérêts! 

la  plus  importante  des  ressources  extraordinaires  est  la  partie 
réalisée  de  l'emprunt.  A  peine  établi,  le  gouvernement  constitu- 
tionnel de  Hongrie  voulut  affirmer  son  existence  par  un  appel  au 
crédit.  Il  ouvrit  en  janvier  dernier  une  souscription  publique  desti- 
née à  produire  un  capital  effectif  de  150  millions  de  francs.  La  pre- 
mière moitié  de  l'emprunt,  en vbron  75  millions,  fut  réalisée  :  on  ne 
fit  aucun  effort  pour  encaisser  le  reste.  A  vrai  dire,  la  Hongrie  nou- 
velle n'avait  pas  besoin  de  cet  expédient.  On  vient  de  voir  que  ses 
ressources  naturelles  suffisent  à  ses  dépenses  obligatoires.  Il  s'agis- 
sait de  pousser  très  vivement  la  construction  de  certains  chemins 
de  fer,  entravée  jusqu'alors  par  les  influences  jalouses  qui  domi- 
naient à  Vienne.  On  n'aurait  pas  manqué  de  spéculateurs  résolus  à 
prendre  les  concessions  à  leurs  risques  et  périls,  ou  d'entrepreneurs 
acceptant  en  paiement  des  titres  qu'ils  se  seraient  chargés  de  né- 
gocier eux-mêmes,  comme  cela  s'est  pratiqué  en  divers  pays.  Le 
ministre  a  préféré  s'adresser  directement  au  public,  afin  de  ne  subir 
aocune  pression  dans  la  conduite  des  travaux.  Nous  sommes  d'avis 


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à  REVUE   DES   DEUX  MONDES.  ^         - 

l'a  est  heureux  pour  lui  de  n'avoir  recueilli  que  la  moitié  de  la 
dmme  appelée.  Le  produit  de  Tempruot  est  destiné  de  la  manière 
A  plus  formelle  et  la  plus  exclusive  à  des  travaux  d'utUité  pu- 
i)lique,  aux  chemins  de  fer  surtout»  et  nous  venons  de  voir  qu'on  n'y 
peut  employer  cette  année  que  50  millions.  Un  capital  de  100  mil- 
lions restés  sans  emploi  immédiat  aurait  été  un  embarras;  peut- 
être  serait-il  devenu  une  excitation  aux  dépenses  stériles,  im  point 
de  mire  pour  les  ambitions  qui  ont  besoin  de  la  guerre.  Tout  semble 
donc  arrangé  pour  le  mieux.  One  fois  la  dépense  des  travaux  extraor- 
dinaires soldée,  il  restera  en  caisse  une  réserve  de  25  millions,  et 
en  portefeuille  la  seconde  série  des  obligations,  qu'il  sera  facile 
d'utiliser  pour  d'autres  travaux,  et  qui  seront  même  très  recher- 
chées, si  la  Hongrie  montre  autant  de  sagacité  dans  le  maniement 
de  ses  affaires  intérieures  qu'elle  a  déployé  de  fermeté  et  d'adresse 
pour  conquérir  son  autonomie. 

Il  faut  maintenant  résumer  par  quelques  chiffres  les  renseigne- 
mens  financiers  qui  précèdent. 

B0DGET  DU  GOUVERNEMENT  CONSTITUTIONNEL  DE  HONGRIE. 

(Premier  exercice.  —  1868.) 

DÉPENSES. 

Besoins  ordinaires 

Uste  civile  et  cabinet  du  roi 7,841,000  fr. 

Participation  dans  les  budget  des  aiTaires  communes.  .  • 56,120,000 

Part  contributive  dans  le  paiement  des  intérêts  et  Tamortissement 
de  Pancienne  dette  autrichienne 82,067,500 

Dépenses  du  gouvernement  intérieur  (dotation  de  rassemblée  natio- 
nale, dépenses  de  la  présidence  du  conseil  et  du  ministère  pa- 
UUn) 2,832,500 

Services  ministériels  (intérieur,  finances,  travaux  publics,  agricul- 
ture et  commerce.  Justice,  cultes  et  instruction  publique,  défense 
nationale,  avec  les  pensions  de  retraite  constituées  par  chaque 
ministère) 60,876,500 

Chancellerie  aulique  de  Croatie-Slavonie i  .  .  .  .  4,972,500 

Dégrèvement  foncier  (annuités  pour  le  rachat  des  droits  féodaux).  .         36,707,500 

251,417,500  fr. 

Besoins  et  dépenses  extraordinaires. 

Affahres  coomiunes  (supplémens  pour  Tannée) 20,147,000  fr.  ; 

Subvention  à  la  caisse  du  dégrèvement  foncier  de  Transylvanie  .  .  4,200,000 

Subside  complémentaire  à  la  chancellerie  de  Croatie  ..•#...  500,000     | 

Subventions  à  divers  ministères  pour  travaux  d'utilité  publique  au-  ^ 

très  que  chemini  de  fer 5,602,500  I 


Routes  de  terre  à  ouvrir  et  travaux  hydrauliques. 5,765,000 

2,157,500 
50,000,000 

88,372,000 


Fondations  et  subventlonà  diverses 2,157,500  j 

Grands  travaux.  —  Établissemens  de  chemins  de  fer  et  de  canaux.  .        50,000,000! 


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LE   PREMIER   BUDGET   DE    LA   HONGRIE,  169 

RECETTES. 

Impôts  et  revêWAs  ordinaires. 
Contribations  directes  (impôts  sur  les  terres,  les  bàtimens,  Tindus- 

trie  et  les  revenus) 136,860,000  fr. 

Impôts  de  consommation  (boissons,  viandes,  sucres) 26,807,500 

Rereoos  et  monopoles. (sels,  tabacs,  loteries) 52,187,500 

Droits  d'enregistrement  et  de  timbre,  taxes  diverses 23,482,500 

Propriétés  domaniales  (produit  net) 7,147,500 

Recouvremens  divers 215,000 

246,700,000  fr. 

Ressources  extraordinaires. 
Pin  dans  Vactif  comman  (produit  des  douanes  et  recouvremens  di- 
vers partagés  avec  l'Autriche) 20,147,000  fr. 

Arrérages  d'impôts,  loyers  et  fermages 19,042,500 

Créances  diverses  à  recouvrer 3,900,000 

Emprunt  de  1868  (partie  réalisée) 75,000,000 

118,089,500  fr. 
Résumé  :  ToUl  des  i-ecettes.  .    364,789,500  fr. 
—         dépenses  .     339,789,500 

Différence  à  l'actif  .      25,000,000  fr. 

Ainâ  tous  les  services  étant  raisonnablement  pourvus,  on  va 
rester  avec  une  disponibilité  de  25  millions  de  francs  qui  ne  trou- 
veront leur  emploi  que  l'année  prochaine.  A  première  vue,  voilà  une 
situation  rassurante.  Si  Ton  considère  que  l'accroissement  à  peu 
près  certain  des  impôts  indirects  permettra  de  soulager  la  propriété 
foncière,  que  la  création  des  chemins  de  fer  et  un  essor  industriel 
îoespéré  ouvriront  des  sources  nouvelles  de  revenu,  enfin  que  la 
plus  lourde  charge  du  présent,  la  dette  pour  le  dégrèvement  féodal, 
s'amortit  de  jour  en  jour  et  doit  disparaître  dans  une  période  assez 
coarte,  on  reconnaîtra  que  la  Hongrie  peut  vivre  par  ses  propres 
ressources,  et  qu'à  moins  de  complications  qui  jetteraient  le  trou- 
ble dans  ses  finances,  son  avenir  économique  est  assuré. 

n  faut  dire  maintenant  comment  cette  vitalité  de  la  Hongrie  se 
rattache  aux  intérêts  généraux  de  l'Europe,  comment  elle  éloigne 
les  probabilités  de  guerre.  Depuis  que  les  deux  groupes  de  l'em- 
pire ont  pris  le  maniement  de  leurs  propres  affaires,  depuis  qu'il 
dépend  d'eux  d'introduire  dans  leurs  administrations  l'économie,  le 
contrôle  et  la  prévoyance,  la  confiance  dans  l'avenir  a  remplacé  le 
découragement  et  l'inertie.  De  part  et  d'autre,  les  finances  publi- 
ques se  sont  équilibrées.  On  dirait  que  le  peuple  hongrois  a  pris  à 
cœur  de  donner  un  démenti  à  ceux  qui  le  considéraient  connue  in- 
capable des  travaux  de  la  paix  ;  les  capitaux  étrangers  affluent  s 
abondamment,  que  le  patriotisme  exclusif  de  quelques  Magyares 
s'en  est  effrayé,  et  on  vient  d'introduire  un  projet  de  loi  sur  la  na- 


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170  RBTCE  DES   DEUX  MONDES. 

toralisation  tendant  à  restreindre  les  acquisitions  d'immeubles  par 
les  étrangers,  projet  dont  l'adoption  serait  regrettable  à  tous  égards. 
Cette  prospérité  soudaine,  le  rayonnement  d'un  bien-être  inaccou- 
tumé, étaient  de  nature  à  faire  impression  sur  les  esprits  :  aussi  en 
Bohême  et  même  en  Gallicie  il  existe  une  sourde  agitation  pour  ob- 
tenir l'autonomie.  Eh  bien  !  tous  ces  progrès  réalisés  dès  le  début 
du  régime  constitutionnel,  toutes  ces  espérances,  ne  peuvent  se 
maintenir  qu'avec  la  paix.  Pour  la  Hongrie  surtout,  la  guerre  serait 
une  sorte  de  suicide.  La  Hongrie  résistant  à  la  guerre,  la  cour  de 
tienne  est  paralysée,  et  la  neutralité  forcée  de  la  cour  d'Autriche 
écarte  les  chances  d'une  conflagration  européenne. 

Il  ne  faut  pas  s*y  tromper,  le  morcellement  du  patrimoine  impé- 
rial des  Habsbourg  est  un  fait  plus  considérable,  un  fait  qui  trouble 
plus  profondément  les  traditions  et  les  visées  de  la  politique  inter- 
nationale, que  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  nord  de  l'AUemagne  au 
profit  apparent  de  la  maison  des  HohenzoUern.  Toutefois  les  peu- 
ples qui  échappent  à  l'ancien  absolutisme  de  la  cour  de  Vienne  ne 
prétendent  qu'à  une  indépendance  relative  :  ils  ne  portent  en  eux 
ni  les  élémens  ni  l'idéal  d'une  république;  ils  ne  veulent  pas  s'ex- 
poser aux  agitations  qu'entraîne  un  changement  de  dynastie.  Il  leur 
convient  loyalement  de  conserver  à  leur  tête  un  prince  de  la  mw- 
son  de  Habsbourg  comme  chef  du  pouvoir  exécutif,  mais  i  la  ccn- 
dition  qu'il  se  renfermera  dans  les  principes  rigoureux  du  systëuK 
parlementaire,  qu'il  régnera  sans  gouverner.  Si  l'héritier  du  Habs- 
bourg se  résigne  à  ce  rôle,  ii  aura  chance  de  perpétuer  am  pou- 
voir, calme  et  respecté,  en  rendant  à  la  cause  du  progrès  européen 
le  menue  genre  de  service  que  rend  la  reine  d'Angleterre  à  la  nation 
britannique.  Si  au  contraire  ce  prince  considère  la  transformatimi 
de  ses  états  comme  vn  de  ces  incidens  contre  lesquels  un  souve- 
rain peut  réagir  par  la  violence  ou  la  ruse,  s'il  manœuvre  pour  res- 
saisir son  ancienne  initiative,  s'il  prétend  entraîner  malgré  eux  ses 
anciens  peuples  dans  des  alliances  et  des  manœuvres  tendant  à  la 
gnerre,  il  peut  mettre  en  jeu  dans  cette  dernière  partie  sa  double 
couronne. 

Voyons  à  l'œuvre  la  nouvelle  constitution  aastro-Jiongroise.  Sup- 
posons qu'il  ait  été  résolu  dans  les  conseils  intimes  du  palais  de 
Vienne  de  frapper  un  coup  politique  et  d'en  appeler  aux  armes. 
L^armée  telle  qu'elle  est  ne  suflBt  pas,  il  faudra  de  l'argent  el  des 
soldats.  Que  se  passera-t^il?  Il  faudra  avant  tout  que  le  souverain 
fasse  approuver  le  principe  de  la  guerre  par  deux  diètes;  il  faudra 
en  outre  obtenir  l'assentiment  et  l'accord  des  deux  délégations  sur 
les  questions  irritantes  que  soulèvera  le  partage  des  dépenses  et 
ctes  contingens.  Les  débats  qui  ont  eu  Heu  récemment  à  la  diète  de 
Hongrife  de  même  qu'au  parlepient  de  Vienne  ont  montré  combien 


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LE  PREMIER  BUDGET  DE  LA  HONGRIE.  171 

sont  passionnées  les  résistances  réciproques  lorsqu'il  s'agît  de  dé- 
terminer le  partage  des  charges.  Des  deux  côlés  on  croit  avoir  fait 
déjà  plus  qu'il  ne  fallait,  et  on  ne  se  résigne  au  sacrifice  que  pour 
ne  pas  compromettre  la  transaction  qui  est  la  base  essentielle  du 
nouveau  pacte  social;  si  la  politique  royale  prétendait  imposer  de 
nouvelles  charges,  il  est  évident  que  les  résistances  amorties  si  dif- 
ficilement se  ranimeraient  avec  un  redoublement  d'énergie. 

Nous  venons  de  voir  que,  pour  solder  l'arriéré  d'une  politique 
dont  elle  n'avait  recueilli  que  des  fruits  amers,  la  Hongrie  s'est  im- 
posé à  elle-même  de  lourdes  obligations;  si  elle  adhérait  encore  à  un 
emprunt,  à  une  cotisation  dans  des  frais  de  guerre,  son  système 
financier,  qui  n'est  jusqu'à  présent  qu'un  échafaudage  théorique, 
serait  renversé;  le  programme  économique  qu'elle  inaugure,  il  fau- 
drait le  déchirer.  Dans  les  pays  autrichiens,  la  résistance  ne  serait 
pas  moins  vive,  parce  qu'il  y  existe  des  intérêts  et  des  sentimens 
analogues.  Engagée  par  une  solidarité  plus  étroite  dans  la  politique 
de  l'ancien  empire,  l'Autriche  proprement  dite  s'est  chargée  à  ses 
risques  et  périls  de  la  liquidation  du  passé  :  l'engagement  était  si 
lourd  qu'elle  désespérait  d'y  faire  honneur;  elle  a  cru  nécessaire 
d'infliger  aux  créanciers  cette  réduction  de  16  pour  100  qu'on  lui  a 
tant  reprochée.  Malgré  cet  expédient,  l'équilibre  de  son  budget  sera 
laborieux  :  avec  la  surcharge  d'un  emprunt  ou  d'un  armement,  elle 
glisserait  dans  l'impossible.  Or  les  débâcles  financières  ouvrent  les 
brèches  par  où  pénètre  la  réaction,  cela  est  connu.  Les  anciens  su- 
jets de  l'empire  n'ont  rien  à  attendre  des  aventures  belliqueuses,  si 
ce  n'est  la  restauration  d'un  passé  dont  ils  n'ont  pas  à  se  féliciter. 
La  paix  est  une  condition  essentielle  de  leur  liberté,  et  la  nouvelle 
organisation  leur  fournit  les  moyens  de  résister  pacifiquement  à  la 
guerre.  Tout  annonce  qu'ils  sont  fermement  résolus  à  faire  usage 
de  leurs  droits.  Les  politiques  et  les  stratégistes  qui  compteraient 
sur  l'alliance  de  la  maison  d'Autriche  pour  de  grands  desseins  sont 
des  gens  assoupis  depuis  dix  ans  et  qui  font  un  véritable  rêve.  Que 
les  hommes  imbus  de  la  science  traditionnelle  des  chancelleries 
awent  bouleversés  par  une  telle  nouveauté,  qu'ils  n*y  veuillent  pas 
croire,  nous  n'en  sommes  pas  surpris.  Ce  grand  changement,  qui 
s'est  opéré  à  petit  bruit  et  sans  violence,  mais  qui  a  plus  de  portée 
que  bien  des  révolutions  sanglantes,  est  l'œuvre  peut-être  involon- 
t^  des  hommes  d'état  auxquels  la  Hongrie  doit  son  indépendance  : 
l'étode  que  nous  venons  de  faire  du  budget  hongrois  nous  autorise 
à  croire  que  ces  résultats  seront  durables. 

André  Cochut. 


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LA 


CHASSE  EN  FRANCE 


I.  Nouveau  Traité  des  Otaues  à  courre  et  à  tir,  par  MM.  de  Lage  de  Chaillou,  de  La  Rue 
et  de  Chenrille,  2  vol.  in-6*;  Qoin,  1868.  —  II.  Histoire  de  la  Chasse  en  France,  par  M.  Da- 
noyer  de  Noinnont,  3  vol.  iQ<8*;  Bouchard-Huzard,  18fl8.  —  III.  La  Otasse,  son  histoire  el 
sa  législation,  par  M.  Jalien,  juge  au  tribunal  de  Reims ,  1  voi.  in-8*;  Didier  et  C*,  1868. 
IV.  Les  Animaux  des  forêts,  par  M.  Cabarrus,  1  vol.  in-32;  Rothschild,  1868,  etc. 


La  chasse9  qui  tenait  dans  la  vie  de  nos  ancêtres  une  si  grande 
place,  est  encore  aujourd'hui  pour  bien  des  personnes  un  passe- 
temps  très  recherché;  mais,  grâce  à  Dieu,  elle  n'est  plus,  même 
pour  les  veneurs  les  plus  décidés,  l'occupation  principale  de  la  vie. 
Après  avoir  été  l'une  des  formes  de  la  guerre  de  l'homme  contre 
les  animaux  qui  lui  disputaient  son  empire,  elle  n'est  plus  qu'un 
simple  plaisir,  qui,  si  vif  qu'il  puisse  être,  ne  saurait  cependant 
faire  oublier  les  devohrs  plus  sérieux  que  nous  avons  à  remplir. 
Toutefois,  par  l'influence  qu'elle  a  exercée  dans  le  monde  aussi 
bien  que  par  le  rôle  économique  qu'elle  y  joue,  elle  mérite  d'ap- 
peler Tattention  de  ceux  qui  ne  veulent  laisser  inaperçue  aucune 
des  manifestations  de  l'activité  humaine.  L'histoire  de  la  chasse 
d'ailleurs  se  lie  intimement  à  celle  du  pays,  car  pendant  longtemps 
elle  a  été  l'occupation  exclusive  des  rois  et  des  grands  lorsque  la 
guerre  ne  les  appelait  pas  sur  le  champ  de  bataille,  et,  par  les  abus 
qu'elle  a  engendrés,  elle  a  été  pour  le  peuple  une  cause  de  misère 
et  d'oppression,  l'un  des  griefs  les  plus  sérieux  qu'il  ait  articulés 
contre  la  noblesse  dès  la  première  heure  de  son  émancipation. 


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LA  GHASS£   £N   FRANCE.  173 

Peu^de  sciences  ont  donné  lieu  à  des  publications  plus  nom- 
breuses et  plus  variées;  dans  le  principe,  elles  étaient  exclusive- 
ment destinées  au  roi  et  aux  seigneurs,  mais  depuis  la  révolution  le 
public  Y  ^  pris  goût  au  point  qu'aujourd'hui  les  livres  des  Elzéar 
Blaze,  des  Toussenel,  des  Lavallée,  des  d'Houdetot,  sont  dans  toutes 
les  mains,  et  qu'un  certain  nombre  de  journaux  de  sport  tiennent 
les  amateurs  au  courant  de  tout  ce  qui  concerne  la  science  cyné- 
gétique. Plusieurs  ouvrages  importaus  viennent  récemment  encore 
d'augmenter  ces  richesses  bibliographiques. 

Le  plus  important,  intitulé  Nouveau  traité  des  Chasses^  est  dû  à 
la  collaboration  de  MM.  de  Lage  de  Ghaillou,  oiBcier  de  la  vénerie 
impériale,  de  La  Rue,  inspecteur  des  forêts  de  la  couronne,  et  de 
Cherville.  Écrit  pour  remplacer  le  Traité  des  Chasses  que  M.  de  Gi- 
rardin  avait  publié  sous  la  restauration,  cet  ouvrage  nous  fait  con- 
naître les  diverses  méthodes  de  chasse  en  usage  aujourd'hui,  les 
procédés  employés  pour  la  conservation  et  la  propagation  du  gibier, 
pour  l'élevage  des  chiens,  en  un  mot  tout  ce  qu'il  importe  de  savoir 
quand  on  veut  se  livrer  à  ce  genre  de  sport  et  pouvoir  juger  les 
choses  par  soi-même.  C'est  l'ouvrage  le  plus  complet  que  nous 
possédioQs  en  cette  matière,  car  les  auteurs  sont  par  leur  position 
même  forcés  de  ne  rien  ignorer  de  ce  qui  concerne  le  sujet  qu'ils 
ont  traité.  Une  autre  publication  qui  ne  mérite  pas  moins  d'at- 
tirer l'attention  est  V Histoire  de  la  Cliasse  en  France  par  M.  Du- 
noyer  de  Noirmont.  Cet  ouvrage  en  trois  volumes,  œuvre  de  béné- 
dictin, est  un  tableau  exact  des  chasses  de  nos  ancêtres,  dans  lequel 
on  trouve  exactement  retracée  l'image  des  principaux  chasseurs 
d'autrefois,  avec  leurs  mœurs,  leur  langage,  leurs  armes,  leurs  cos- 
tumes, leurs  chevaux,  leurs  meutes  et  leurs  faucons.  Pour  mener  à 
bieu  son  entreprise,  l'auteur  a  dû  consulter  non-seulement  les  an- 
ciens traités  et  les  chroniques  du  temps,  mais  les  livres  de  chasse 
des  principales  familles,  et  chercher  des  renseignemens  jusque  dans 
les  archives  de  l'empire.  Quoique  moins  descriptif  que  le  précédent, 
le  livre  de  M.  Julien,  juge  au  tribunal  de  Reims,  la  Chasse^  son  his- 
toire et  sa  législation^  s'en  rapproche  à  beaucoup  d'égards,  et  ex- 
IH)se  d*une  manière  précise  l'histoire  de  la  législation  sur  la  chasse 
eo  France.  Le  petit  volume  publié  par  M.  Cabarrus  sur  les  Animaux 
des  forêts  est  plus  élémentaire,  et  parait  particulièrement  destiné  à 
donner  aux  gardes  forestiers  des  notions  exactes  sur  les  animaux 
au  milieu  desquels  ils  vivent. 

C'est  en  nous  aidant  de  tous  ces  ouvrages  que  nous  avons  entre- 
pris de  donner  ici  une  idée  générale  de  la  manière  dont  la  chasse 
s'est  exercée  et  s'exerce  encore  en  France.  Bien  que  le  sujet  s'y 
prête  volontiers,  nous  nous  abstiendrons  d'épisodes,  et,  nous  pla- 


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REVDE   DBS   DEUX   MONDES.  '^       —       _ 

t  surtout  au  point  de  vue  économique,  nous  examineront  si  la 
jslation  actuelle  est  en  harmonie  avec  les  mœurs  et  les  idées  de 
Ire  époque,  ou  si  elle  n'est  pas  un  reste  du  régime  féodal  dont  il 
iporte  de  nous  affranchir. 

I. 

La  chasse  a  été  en  quelque  sorte  le  point  de  départ  de  la  civilisa- 
tion dans  le  monde.  C'est  à  elle  que  Thomme  dut  dans  l'origine  de- 
mander sa  nourriture,  et  c'est  à  chercher  les  moyens  de  se  défendre 
contre  les  animaux  sauvages  qu'il  appliqua  tout  d'abord  son  intel- 
ligence. Quand  il  eut  triomphé  des  ennemis  qui  lui  disputaient  sa 
place,  et  que  la  culture  eut  assuré  sa  subsistance,  la  chasse  n'en 
demeura  pas  moins  pour  lui  un  des  plaisirs  les  plus  vifs.  Cela  tient 
à  ce  qu'elle  répond  à  l'un  des  instincts  les  plus  profonds  de  notre 
nature,  le  désir  d'exercer  notre  puissance  sur  ce  qui  nous  entoure 
et  d'employer  à  la  satisfaction  de  nos  besoins  tout  ce  qui  est  à 
notre  portée.  Au  charme  de  l'imprévu,  elle  joint  celui  de  la  diffi- 
culté vaincue  et  parfois  l'attrait  du  danger;  elle  met  en  œuvre  celles 
de  nos  facultés  qui  sont  nécessaires  pour  triompher  des  obstacles 
qu'on  peut  rencontrer,  la  patience,  l'observation,  la  décision,  le 
courage;  enfin,  d'après  Pascal,  elle  répond  au  besoin  de  distrac- 
tion et  de  mouvement  qu'éprouve  l'homme,  et  sans  lequel  il  ne 
pourrait  échapper  à  la  tristesse  de  sa  destinée. 

Si  avec  M.  Dunoyer  de  Noirmont  nous  recherchons  les  origines 
de  la  chasse,  nous  voyons  en  effet  dès  la  plus  haute  antiquité  tons 
les  peuples  s'y  adonner,  sauf  cependant  les  Hébreux,  qui,  ayant  la 
chair  du  gibier  en  horreur,  se  bornèrent  à  défendre  leurs  troupeaux 
contre  les  botes  féroces.  Par  contre,  les  Égyptiens  chassaient  le 
bouquetin,  l'antilope,  le  chacal,  l'hyène,  au  moyen  de  panneaux 
et  de  flèches;  les  Assyriens  s'attaquaient  aux  lions,  aux  taureaux 
sauvages,  aux  sangliers,  et  les  Grecs,  qui  attachaient  tant  de  prix 
au  développement  des  forces  corporelles,  honorèrent  la  chasse  au 
point  de  la  diviniser  dans  les  personnes  de  Diane,  d'Apollon  et 
d'une  foule  de  héros  mythologiques.  Xénophon  a  écrit  le  premier 
traité  de  chasse  connu,  la  Cynégétique.  Suivant  lui,  le  chasseur  doit 
être  âgé  d'environ  vingt  ans,  avoir  un  corps  souple  et  un  courage  à 
l'épreuve  ;  son  éducation  doit  commencer  au  sortir  de  l'enfance  et     / 
avant  toute  autre  étude.  Les  Grecs  chassaient  à  pied;  leurs  engins     \ 
étaient  des  filets  de  toiles  tendues  dans  lesquelles  on  cherchait  à    t 
pousser  les  animaux  à  l'aide  de  chiens.  Ce  ne  fut  que  plus  tard  i 
qu'ils  se  servirent  de  chiens  courans  capables  de  prendre  le  gibier 
à  la  coursç. 


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Là  CHASSE   EN   FRANCE.  175 

Les  BomaiDS  paraissent  avoir  eu  d*abord  peu  de  goût  pour  la 
ehasse;  ce  furent  les  Scipions  à  leur  retour  de  Grèce  qui  la  mirent 
à  la  mode,  et  Famour  de  la  chasse  se  développa  assez  rapidement 
pour  que  tous  les  poètes  en  fassent  mention.  On  formait  de  vastes 
enceintes  avec  des  panneaux  de  toiles  et  de  cordes  emplumées; 
des  bandes  nombreuses  de  traqueurs  et  des  meutes  de  chiens  y 
poussaient  les  animaux  pendant  que  les  hommes,  à  cheval  les  em- 
pêchaient de  forcer  la  ligne  des  panneaux.  Sous  FempirC)  la  chasse 
tomba  en  désuétude)  la  fureur  du  sang  trouvant  à  se  satisfaire 
dans  les  jeux  du  cirque;  on  alla  même  jusqu'à  défendre  de  tuer  les 
lions,  afin  de  les  réserver  pour  ces  plaisirs  populaires.  On  les  pre- 
nait vivans  au  moyen  de  fosses  ou  de  panneaux  dans  lesquels  ils 
étaient  attirés  par  des  appâts. 

La  vrsde  patrie  de  la  chasse  est  la  Gaule,  qui,  couverte  de  forêts, 
de  landes  et  de  marais,  était  peuplée  d*une  foule  d'animaux  sau- 
vages, dont  les  uns,  comme  les  cerfs,  les  chevreuils,  les  'lièvres, 
se  rencontrent  encore  aujourd'hui,  mais  dont  les  autres  sont  relé- 
gués dans  les  contrées  septentrionales  du  continent  :  tels  sont 
J'unis  ou  aurochs^  le  bison  barbu ,  l'élan ,  le  bouquetin,  l'ours,  le 
lynx,  le  castor.  Ces  forêts  immenses  étaient  véritablement  alors, 
suivant  l'expression  du  poète,  les  étables  des  bêtes  sauvages,  Ua- 
hula  alla  ferarum.  Les  Gaulois  chassaient  ces  animaux  au  moyen 
de  flèches,  mais  sans  toiles  ni  panneaux  et  seulement  avec  des 
chiens  dressés  à  s'en  emparer  à  la  course.  Cette  passion  survécut 
à  l'invasion  des  barbares,  car  les  Germains,  peu  adonnés  à  l'agri- 
culture, vivaient  à  peu  près  exclusivement  des  produits  de  leurs 
troupeaux  et  de  leurs  chasses,  et,  comme  les  Gaulois,  y  consacraient 
tout  le  temps  qu'ils  n'employaient  pas  à  la  guerre.  Les  Burgondes, 
les  Visigoths,  les  Francs,  étaient  éminemment  chasseurs,  et  les  an- 
dennes  chroniques  racontent  les  prouesses  de  leurs  princes.  Cet 
amour  de  la  chasse  leur  fut  souvent  reproché  par  de  pieux  person- 
nages. «  Leur  démence  va  à  ce  point,  dit  Jonas  d'Orléans  dans  son 
Imitution  laïque^  qu'aux  jours  de  fête  et  le  dimanche  ils  abandon- 
nent l'office  divin  pour  la  chasse,  et  que  pour  un  tel  passe-temps 
ils  négligent  le  salut  de  leurs  âmes  et  des  âmes  dont  ils  ont  charge, 
trouvant  moins  de  plaisir  aux  hymnes  des  anges  qu'aux  aboiemens 
des  chiens.  »  Ce  goût  était  commun  à  toutes  les  classes  du  peuple 
franc,  depuis  les  rois  et  leurs  leudes  jusqu'aux  plus  pauvres  des 
hommes  libres,  et  même  au  clergé.  A  cette  époque  en  effet,  la 
chasse  était  libre,  car  les  forêts  étaient  communes;  ce  ne  fut  que 
peu  à  peu  qu'elles  passèrent  à  l'état  de  propriété  privée.  Les  rois 
se  réservèrent  d'abord  les  principaux  massifs  boisés  ;  les  grands 
chefs  firent  de  même  pour  les  bois  moins  considérables,  .et  arrivé- 


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176  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rent  à  la  longue  à  se  les  approprier,  ou  tout  au  moins  à  en  acquérir 
la  jouissance  exclusive  en  laissant  la  propriété  du  fonds  à  la  puis- 
sance souveraine. 

Aussi  chasseurs  que  leurs  devanciers,  les  Carlovingiens  cherchè- 
rent à  restreindre  les  usurpations  de  la  noblesse  en  lui  interdisant 
de  se  faire  de  nouvelles  réserves,  et  prescrivirent  contre  le  bra- 
connage des  mesures  rigoureuses.  En  même  temps  Charlemagne  or- 
ganisa ses  équipages  de  chasse  avec  un  grand  luxe.  Quatre  veneurs 
étaient  chargés  de  la  surveillance  des  meutes,  et  un  fauconnier  de 
celle  des  oiseaux  de  proie.  D'autres  officiers,  nommés  bersariiy  be- 
verarii  et  veUrariiy  étaient  affectés  aux  chasses  à  tir,  à  celles  des 
castors  et  à  la  garde  des  lévriers.  Ils  étaient  subordonnés  aux  prin- 
cipaux dignitaires  de  la  cour,  qui  leur  donnaient  les  instructions,  soit 
pour  la  composition  des  équipages,  soit  pour  les  déplacemens,  soit 
pour  les  approvisionnemens  des  châteaux .  Tous  les  ans,  vers  la  fin  de 
Tété,  Gharlemagne  se  transportait  dans  un  de  ses  palais  de  chasse 
et  y  passait  T automne  à  se  livrer  à  son  plaisir  favori,  entouré  des 
princes  et  des  princesses  de  sa  maison  et  de  toute  sa  cour.  On  pour- 
suivait le  cerf  pendant  le  mois  d'août  et  le  sanglier  pendant  le  reste 
du  temps.  Ces  grandes  chasses  d'aiitomne,  organisées  comme  des 
expéditions  militaires,  ressemblaient  assez  aux  prodigieuses  bat- 
tues que  faisaient  encore  au  siècle  dernier  les  souverains  d'Alle- 
magne. Des  armées  de  traqueurs  et  des  meutes  nombreuses  pous- 
saient tous  les  animaux  d'une  contrée  dans  des  enceintes  de  toiles 
et  de  panneaux  où  les  principaux  veneurs  les  attaquaient  à  cheval 
avec  la  lance  et  le  javelot.  Charlemagne  se  plaisait  surtout  à  mon- 
trer les  splendeurs  de  sa  vénerie  aux  princes  étrangers  et  à  déployer 
devant  eux  son  adresse  et  son  courage.  Les  chroniques  du  temps 
sont  pleines  de  récits  de  ce  genre. 

Quand  la  féodalité  se  fut  organisée  sur  les  ruines  de  l'empire 
carlovingien,  la  chasse  devint  un  des  privilèges  de  là  noblesse  et  un 
de  ceux  auxquels  elle  tint  le  plus.  Les  barons  féodaux,  comme  les 
Germains  leurs  ancêtres,  passaient  à  la  chasse  tout  le  temps  qu'ils 
ne  consacraient  pas  à  la  guerre,  et  le  plus  souvent  ils  ne  se  met- 
taient en  campagne  qu'accompagnés  de  leurs  faucons  et  de  leurs 
chiens.  Il  n'était  pas  une  fête  sans  que  l'équipage  de  vénerie  ne  fit 
partie  du  cortège,  pas  un  château  dont  la  grande  salle  ne  fut  ornée 
de  trophées  de  chasse  mêlés  aux  trophées  de  guerre.  Quant  au  mode 
de  chasse,  il  consistait  à  faire  forcer  et  coiffer  les  animaux  par  les 
chiens  et  à  les  tuer  ensuite  d'un  coup  d'épieu.  Les  Normands  im- 
portèrent ce  goût  avec  eux  en  Angleterre  et  s'y  adonnèrent  au  point 
que  Guillaume  le  Conquérant,  non  content  des  immenses  forêts  qu'il 
trouva  dans  l'Ile  de  Bretagne,  fit  détruire  trente-six  paroisses  et 


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LA   CHASSE    EN   FRANCE.  177 

planter  en  bois,  entre  Salisbary  et  la  mer,  un  espace  de  30  milles 
qui  prit  le  nom  de  New-Forest.  Son  fils  prescrivit  les  peines  les 
plus  sévères  contre  les  braconniers,  et  mérita  d'être  appelé  le  ber- 
ger in  biles  fauves. 

En  France,  pour  chasser  à  leur  aise,  les  seigneurs  multipliaient 
\e&  garennes  y  c'est-à-dire  les  espaces  dans  lesquels  ils  laissaient 
le  ^er  se  multiplier  au  grand  préjudice  des  récoltes.  Ces  ga- 
rennes étûent  sévèrement  gardées  par  des  forestiers  héréditaires 
qui  tenaient  leurs  offices  en  fief  et  exerçaient  leurs  fonctions  avec 
une  extrême  rudesse;  aussi  arriva-t-il  souvent  que  les  malheureux 
paysans  furent  forcés  d'émigrer  et  d'abandonner  aux  seigneurs  des 
terres  devenues  improductives.  Les  garennes  des  seigneurs  étaient 
respectées  par  leurs  voisins,  même  par  les  rois,  qui  ne  sortaient 
pas  de  leurs  propres  limites,  sinon  pour  courre  le  cerf,  qui  était 
gibier  royal.  Quant  aux  non-nobles  et  vilains,  jusqu'au  xiv«  siècte 
ils  eurent  la  faculté  de  chasser  hors  des  garennes,  avec  chiens  et 
bâtons,  les  lièvres  et  les  connins  (lapins).  Plus  tard,  Charles  \I 
leur  retira  cette  faculté;  mais  cette  interdiction  ne  fut  jamais  ab- 
solue, et  les  bourgeois  d'un  grand  nombre  de  communes  conser- 
vèrent le  droit  de  chasse,  qu'ils  possédaient  en  vertu  de  privilèges 
immémoriaux  ou  de  concessions  spéciales  plus  récentes.  Ces  per- 
missions étaient  généralement  accordées  moyennant  la  réserve 
d'une  portion  des  bêtes  tuées,  ce  qui  se  comprend  d'ailleurs  à 
une  époque  où  les  ressources  sdimentaires  étaimt  assez  peu  abon- 
dantes. 

Charles  Vi  institua  les  charges  de  grand-veneur  et  de  grand- 
fauconnier,  et  rendit  plusieurs  ordonnances  pour  défendre  à  ses 
équipages  de  se  faire  héberger  ailleurs  que  dans  les  hôtelleries.  Ils 
se  composaient  de  1  maître  veneur,  Ô  veneurs,  2  aides,  1  clerc, 
10  pages  et  11  valets  de  chiens  et  lévriers,  de  92  chiens  pour  le  cerf, 
de  8  limiers,  30  lévriers,  90  chiens  courans,  enfin  de  8  limiers  et 
2&  chiens  de  sanglier.  Le  tout  lui  coûtait  annuellement  3,000  livres 
tournois.  Sous  son  règne  parut  un  curieux  traité  de  vénerie,  intitulé 
le  Roy  Modus  et  la  royne  Ratio ^  dans  lequel  toutes  les  chasses  con- 
nues sont  passées  en  revue  avec  beaucoup  de  netteté  et  de  connais- 
sances pratiques.  C'est  également  sous  Charles  YI  que  parut  le 
Traiié  de  Gaston  Phœbus,  comte  de  Foix,  la  plus  grande  illustra- 
tion cynégétique  du  moyen  âge.  Ce  livre  est  divisé  en  quatre  par- 
ties :  la  première  contient  la  description  des  différentes  espèces  de 
gibier^  la  seconde  traite  des  chiens,  de  leurs  diverses  races,  de  leur 
éducation  et  de  leur  hygiène ,  la  troisième  énumère  les  conditions 
qui  font  un  bon  veneur;  enfin  la  quatrième  indique  les  différentes 
manières  de  chasser  les  quadrupèdes,  à  courre,  à  tir  et  aux  pièges. 

TOMB  I.XXVI.  —  1868.  *  12 


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178  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Tout  ce  livre  est  écrit  avec  l'autorité  d'un  maître  et  l'expérience 
d'un  observateur  judicieux. 

Un  des  rois  qui  montrèrent  la  plus  vive  et  la  plus  constante  pas- 
sion pour  la  chasse  fut  Louis  XL  II  y  courait  dès  que  les  affaires  lui 
laissaient  un  instant  de  loisir,  et,  lorsque  l'âge  l'eut  rendu  impo- 
tent, il  se  récréait  à  voir  dans  sa  chambre  ses  chiens  poursuivre 
les  souris  qu'il  lâchait  devant  eux.  C'est  cette  passion,  autant  que 
le  désir  de  se  rendre  populaire,  qui  le  porta  à  attaquer  les  privi- 
lèges de  la  noblesse  en  l'empêchant  de  chasser  sur  ses  propres 
domaines,  en  faisant  détruire  les  engins  et  les  filets  partout  où  il 
put  les  saisir.  Toute  la  noblesse,  exaspérée  de  cette  atteinte  à  ses 
droits  les  plus  chers,  courut  aux  armes,  et  sous  le  nom  de  ligue  du 
bien  public  fit  une  levée  de  boucliers  devant  laquelle  le  roi  dut 
plier,  du  moins  en  apparence.  Auprès  la  mort  de  Louis  XI,  les 
nobles  réclamèrent  avec  énergie  les  prérogatives  dont  ils  avaient 
été  dépouillés.  Charles  \1II  les  leur  rendit  momentanément;  mais 
ses  successeurs  ne  tardèrent  pas  à  les  leur  retirer  de  nouveau.  Ce 
fut  en  effet  sous  les  Valois  que  s'introduisit  presque  clandestine- 
ment dans  la  jurisprudence  cet  axiome,  que  le  droit  de  chasse  est 
un  des  attributs  de  la  royauté,  et  que  les  sujets  ne  doivent  en 
jouir  qu'avec  l'agrément  du  souverain,  qui  peut  le  restreindre  à 
son  gré.  François  I*^  et  ses  successeurs  admirent  ce  principe  comme 
une  chose  parfaitement  reconnue,  mais  afin  d'éviter  toute  réclama- 
tion ils  affectèrent  en  même  temps  de  n'user  de  ce  droit  que  pour 
en  réserver  l'exercice  aux  possesseurs  de  fiefs,  à  l'exclusion  des 
roturiers  et  des  artisans.  Ils  instituèrent  aussi  les  capitaineries  ou 
districts  de  chasse  qui  leur  étaient  spécialement  affectés,  et  qui 
plus  tard  donnèrent  lieu  à  des  abus  sur  lesquels  nous  aurons  à  re- 
venir dans  cette  étude. 

En  vertu  des  diverses  ordonnances  rendues  à  cette  époque,  la 
chasse  était  donc  exclusivement  réservée  aux  nobles;  encore  ceux 
d'entre  eux  qui  ne  possédaient  ni  justice  ni  fief  ne  pouvaient-^ 
s'y  livrer  que  dans  l'enclos  de  leurs  résidences.  L'édit  de  1515  pu- 
nissait les  infractions  à  cette  disposition  d'une  amende  arbitraire; 
celui  de  1581  allait  plus  loin  encore  et  prononçait  la  peine  de  la 
hart  contre  «  les  non-nobles  et  roturiers  qui  osaient  contrevenir 
aux  ordonnances,  s'entremettre  du  fait  des  chasses  en  aucune  sorte 
que  ce  soit,  et  tenir  furets  ou  autres  engins  quelconques  servant  au 
fait  des  dites  chasses.  »  La  peine  de  mort  pour  les  délits  de  cette 
nature,  qui  du  reste  ne  se  retrouve  plus  dans  l'ordonnance  de  1669, 
avait  été  jugée  nécessaire  afin  d'arrêter  le  développement  énorme 
qu'avait  pris  le  braconnage  à  la  suite  des  guerres  civiles  auxquelles 
la  France  avait  été  en  proie.  Des  troupes  d'hommes  armés  envahis- 


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Lk   CHASSE    EN   FRANCE.  179 

saient  les  forêts,  y  faisaient  des  battues,  et  très  souvent  tuaient  les 
gardes  qui  voulaient  s'y  opposer  ;  les  soldats  mêmes  de  la  maison 
da  roi  ne  se  faisaient  pas  faute  de  s'emparer  de  son  gibier,  et  l'on 
vit  aussi  les  oflQciers  des  chasses  favoriser  ces  déprédations  en  prê- 
tant aux  braconniers  les  casaques  et  les  livrées  des  gens  de  sa  ma- 
jesté, afin  qu'ils  pussent  chasser  avec  plus  de  sécurité. 

C'est  pendant  la  période  comprise  entre  l'avènement  de  Louis  XU 
etia  réyolution  française  que  l'art  de  chasser  atteint  son  apogée.  Par 
sa  hardiesse  et  son  courage,  François  1"  mérita  le  titre  de  pare  des 
meurs,  plus  d'une  fois  il  courut  le  risque  de  la  vie  en  combattant 
corps  à  corps  les  sangliers  enfermés  dans  des  toiles;  un  jour  même 
0  fat  enlevé  de  sa  selle  par  un  cerf  qui  le  lança  par  terre  sans 
qu'il  trahît  la  moindre  émotion.  Insensible  à  la  fatigue  comme  aux 
intempéries,  ce  monarque  ne  se  laissait  jamais  arrêter  par  le  froid, 
la  pluie  ou  le  vent,  et,  surpris  par  la  nuit,  il  allait  chercher  un  gtte 
dans  les  plus  misérables  cabanes.  Ses  équipages  surpassaient  en 
magnificence  tout  ce  qu'on  avait  vu  jusque-là,  et  lui  coûtaient  plus 
de  iôO,000  écus.  Ce  fut  pour  la  chasse  qu'il  fit  construire  le  châ- 
teau de  Madrid  au  bois  de  Boulogne,  ceux  de  Ghambord,  de  Villers- 
Cotterets,  de  Folembray  et  de  Fontainebleau. 

Ses  successeurs  partagèrent  les  mêmes  goûts;  mais  Charles  IX 
mérite  une  mention  spéciale ,  moins  comme  chasseur  que  comme 
auteur  du  livre  intitulé  la  Chasse  royale,  qui  malheureusement  ne 
fut  pas  terminé.  Quelques  années  auparavant,  en  1560,  Jacques  du 
Fouilloax  avait  publié  son  fameux  Traité  de  la  vénerie,  qui  mérita 
le  Dom  de  Bible  des  veneurs.  On  y  trouve  exposés  avec  l'autorité 
d'un  chasseur  émérite  les  principes  de  la  science,  la  manière  de 
joger  les  animaux,  —  les  uns,  comme  les  cerfs,  par  le  pelage,  la 
tète,  le  pied,  les  fumées,  les  portées,  les  foulées,  les  abattures,  le 
frayoir,  —  les  autres,  comme  les  sangliers,  par  le  pied,  les  boutis, 
lesouil,  —  le  système  d'éducation  et  d'hygiène  des  chiens,  la  façon 
de  &ire  le  bois  et  de  servir  (tuer)  un  cerf  ou  un  sanglier  sur  ses  fins, 
en  un  ïooi  toutes  les  règles  connues  alors,  et  dont  plusieurs  sont 
Tenues  jusqu'à  nous.  Ce  fut  lui  aussi  qui  fixa  le  langage  de  la  véne- 
rie, dont  la  plupart  des  expressions,  encore  employées  aujourd'hui, 
dataient  déjà  du  xui*  siècle.  Abondant,  expressif,  pittoresque,  ce 
langage  a  été  adopté  par  tous  les  pays  qui  nous  ont  emprunté  l'ait 
de  la  vénerie. 

L'éducation  virile  que  reçut  Henri  IV  était  parfaitement  propre  à 
développer  en  lui  le  goût  de  la  chasse;  aussi  s'y  adonna-t-il  avec 
passion,  et  l'on  trouve  dans  les  recueils  d'anecdotes  de  nombreux 
récits  d'aventures  auxquelles  il  fut  exposé  pendant  ses  expéditions. 
Le  personnel  de  ses  équipages  se  composait  de  131  iieutenans. 


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180  REVU£  DES  DëDX  MONDES. 

gentilshommes  et  aides,  24  valets  de  limiers,  7  valets  de  cbiens  à 
cheval,  17  valets  de  chiens  ordinaires,  92  pages.  La  dépense  totale 
de  sa  vénerie  et  de  sa  fauconnerie  s'élevait  à  5A,9&6  livres  tour- 
nois. Vers  cette  époque,  l'invention  de  la  grenaille  de  plomb  per- 
mit d'utiliser  à  la  chasse  les  armes  à  feu,  dont  on  ne  se  servait  que 
fort  peu,  et  donna  à  la  chasse  à  tir  une  importance  qu'elle  n'avait 
pu  avoir  jusqu'alors. 

Sous  Louis  Xlll,  la  chasse  continua  d'être  très  en  faveur.  Ce  prince 
aimait  à  chasser  dans  les  bois  qui  entouraient  un  chétif  hameau 
nommé  Versailles.  Ennuyé  d'être  obligé  d'y  coucher  dans  un  moulin 
à  vent  ou  dans  un  cabaret  de  rouliers,  lorsqu'il  revenait  fatigué  de 
ses  longues  courses  dans  la  forêt  de  Saint- Léger,  il  fit  construire 
en  162A  un  petit  pavillon  de  chasse  qui  fut  remplacé  en  1627  par 
un  élégant  château  de  briques  et  enclavé  plus  tard  dans  les  gigan- 
tesques constructions  de  Louis  XIV.  Ce  dernier  débutait  à  l'âge  de 
quatre  ans  par  une  chasse  au  sanglier  dans  le  jardin  du  Palais- 
Royal,  et  pendant  tout  son  règne  il  montra  pour  cet  exercice  un 
goût  très  prononcé.  11  s'y  livra  avec  la  pompe  et  la  magnificence 
qu'il  mettait  dans  ses  moindres  actions,  toujours  accompagné  d'une 
suite  nombreuse  et  des  dames  de  sa  cour.  Quand  l'âge  l'eut  mis 
hors  d'état  de  supporter  le  cheval,  il  suivit  les  chasses  en  voiture. 
Louis  XV  et  Louis  XVI  continuèrent  ces  traditions,  firent  ouvrir  de 
nombreuses  routes  dans  les  forêts  royales  et  construire  des  pavillons 
à  Sceaux,  à  Saint-Germain,  au  Butard,  à  Verrières,  à  Fausse  Repose, 
à  Jouy.  Louis  XVI  dépensait  annuellement  pour  sa  vénerie  352,657 
livres,  et  n'eut  pas  d'autre  passion.  Les  registres  sm-  lesquels  il  in- 
scrivait jour  par  jour  l'emploi  de  son  temps  montrent  la  place  que 
la  chasse  tenait  dans  sa  vie,  et  constatent  qu'il  continuait  à  s'y  livrer 
au  milieu  des  événemens  qui  précipitaient  vers  sa  ruine  la  royauté 
française.  Le  4  juillet  1789,  moins  de  quinze  jours  après  le  serment 
^  du  Jeu  de  Paume,  il  chassait  le  chevreuil  au  Butard;  il  en  prit  un  et 
tua  vingt-neuf  pièces.  Le  20  du  même  mois,  six  jours  après  la  prise 
de  la  Bastille,  le  roi  tua  deux  pièces  en  se  promenant  dans  le  petit 
parc.  Le  5  octobre,  jour  où  la  populace  de  Paris  se  rua  sur  le  châ- 
teau de  Versailles  pour  en  arracher  la  famille  royale,  le  journal  de 
Louis  XVI  porte  cette  mention  laconique  :  «  tiré  à  la  porte  de  Châ- 
lillon,  tué  81  pièces,  interrompu  par  les  événemens;  aller  et  reve- 
nir à  cheval  (1).  » 

Pendant  ces  derniers  règnes,  on  vit  paraître  aussi  un  certain 
nombre  d'ouvrages  de  vénerie  :  ce  sont  notamment  le  Traité  de 
Gaffet  de  la  Briffardière  en  1742,  Y  École  de  la  c/uutse  aux  chiens 

(I;  Histoire  delà  Chasse  en  France,  par  M.  Dunoyer  de  Koirmont. 

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Lk  CHASSE   EN    FRANCE.  ISl 

courons  j  par  Leverrîer  de  la  Conterie,  les  Buses  du  braconnage 
mises  à  découvert^  par  rancien  braconnier  Labruyerre,  le  Traité 
de  vénerie  de  d'Yauville.  C'est  aussi  à  cette  époque  que  Desportes 
et  Oadry,  peintres  de  chasses,  furent  chargés  de  la  décoration  des 
principaux  palais. 

Ce  n'étaient  pas  seulement  les  rois  qui  s'adonnaient  à  la  chasse, 
les  principaux  seigneurs  les  imitaient  et  parfois  les  dépassaient  dans 
le  luxe  de  leurs  équipages.  Tels  étaient  parmi  beaucoup  d'autres  les 
ducs  d'Orléans,  le  duc  du  Maine,  le  comte  de  Toulouse,  le  maréchal 
de  Brézé  et  surtout  les  princes  de  Condé.  Retiré  à  Chantilly  dans  un 
lieu  exceptionnellement  favorable*  ce  genre  de  plaisir,  le  grand 
Condé  organisa  ses  équipages,  qui  jouirent  bientôt  d'une  réputa- 
lion  méritée.  Son  arriëre-petit-fils  Louis-Henri  de  Bourbon  fit  con- 
struire ces  magnifiques  écuries  qui  pouvaient  contenir  250  chiens 
et  240  chevaux,  et  qui  font  encore  l'admiration  de  tous  les  visiteurs. 
—  Son  fils  Louis- Joseph,  prince  de  Condé,  marcha  sur  les  traces  de 
ses  pères.  Ses  capitaineries,  qui  entouraient  sa  résidence,  embras- 
saient un  circuit  de  plus  de  120  kilomètres  où  le  gibier  se  multipliait 
en  quantité  considérable,  car  on  voit  dans  son  joumal  des  chasses 
que  dans  l'espace  de  trente  et  un  ans  on  avait  tu6  dans  ce  domaine 
92&,717  pièces  de  gibier.  Ses  meutes,  moins  nombreuses  que  celles 
du  roi,  passaient  pour  être  mieux  choisies  et  composées  de  chiens 
d'un  ordre  plus  parfait.  Le  maître  lui-même,  excellent  veneur,  fai- 
sait souvent  le  bois  en  personne,  et  s'occupait  de  peupler  ses  forêts 
d'animaux  rares  que  l'on  commençait  par  acclimater  dans  la  mé- 
nagerie. C'est  de  là  que  viennent  les  cerfs  à  nez  blanc  qu'on  ren- 
contre encore  dans  la  forêt  de  Chantilly. 

Dans  toutes  ces  chasses,  on  attachait  une  grande  importance  au 
cérémonial,  et  toutes  les  péripéties  étaient  réglées  avec  un  soin  mi- 
nutieux. Ainsi,  lorsqu'un  animal  était  détourné,  le  chef  d'équipage 
devait,  au  moment  du  rapport,  en  présenter  sur  son  chapeau  les  fu^ 
mées  au  roi,  afin  que  ce  dernier  pût  juger  par  lui-même  les  appré- 
ciations des  piqueurs.  Lorsque  les  veneurs  se  disposaient  à  frapper 
aux  brisées  pour  laisser  courre^  l'usage  voulait  que  le  commandant 
de  la  vénerie  oITrtt  au  maître  et  aux  personnages  des  bâtons  de 
coudrier  ^ou  de  châtaignier,  dont  les  cavaliers  se  servaient  pour 
écarter  les  branches  qui  pouvaient  les  gêner  dans  leur  course;  mais 
c'étaient  surtout  les  ho?meurs  du  pied  et  la  curée  qui  étaient  ac- 
compagnés de  formes  traditionnelles  aussi  bizarres  que  cruelles. 
Lorsqu'un  animal  était  forcé,  le  maître  d'équipage  lui  enlevait  un 
pied  et  le  présentait  soit  à  son  maître,  soit  à  la  personne  de  l'as- 
sistance qu'on  voulait  particulièrement  honorer.  La  curée  se  faisait 
soit  par  le  chef  d'équipage,  soit  par  tout  autre  gentilhomme  aux 


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182  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sons  de  la  trompe  et  aux  aboiemens  de  la  meute.  La  plus  légère 
violation  à  ces  règles  donnait  lieu  à  des  discussions  interminables, 
enregistrées  par  les  Dangeau  de  l'époque. 

Les  fanfares  des  trompes  accompagnaient  toujours  ce  cérémonial. 
Cet  instrument,  déjà  employé  par  les  Francs,  était  dans  l'origine 
semi-circulaire  et  en  ivoire;  on  l'appelait  alors  oliphant^  et  l'on  y 
soufflait  à  pleines  joues.  Il  ne  pouvait  fournir  qu'une  seule  note, 
etles  diverses  sonneries  consistaient  en  articulations  plus  ou  moins 
prolongées  de  cette  note  unique,  à  laquelle  les  veneurs  donnaient 
le  nom  de  two/.* Diverses  combinaisons  de  ces  mots  servaient  à  in- 
diquer aux  chasseurs  l'appel,  le  bien-aller,  le  requesté,  la  vue,  le 
forcé  et  la  prise.  Plus  tard  on  fit  usage  éé  petites  trompes  de  métal 
repliées  sur  elles-mêmes  de  façon  à  former  une  espèce  d'anneau  au 
milieu  de  la  courbe,  comme  les  cornets  des  postillons  allemands. 
A  la  trompe  à  la  Dampierre,  adoptée  sous  Louis  XIV,  succéda  la 
trompe  à  deux  tours  et  demi,  qui  est  employée  de  nos  jours.  Les 
sonneries  ont  été  réglées  avec  soin,  de  façon  à  indiquer  exactement 
les  diverses  phases  de  la  chasse. 

Pendant  que  le  roi  et  la  noblesse  se  livraient  à  leurs  plaisirs, 
les  paysans  mouraient  de  faim  et  supportaient  non  sans  murmurer 
les  exactions  dont  ils  étaient  l'objet.  Les  anciennes  ordonnances 
avaient  stipulé,  il  est  vrai,  leur  droit  à  des  indemnités  pour  les  dé- 
gâts commis  soit  par  le  gibier ,  soit  par  les  chasseurs  ;  mais  on 
conçoit  combien  il  leur  était  difficile  de  se  faire  rendre  justice. 
L'ordonnance  de  1669  et  des  instructions  postérieures  avaient  pres- 
crit la  destruction  de  tous  les  lapins  compris  dans  les  capitaineries; 
néanmoins,  outre  que  ces  ordonnances  ne  furent  jamais  exécutées, 
ce. n'était  là  qu'un  faible  dédommagement  aux  vexations  dont  pro- 
priétaires et  paysans  étaient  l'objet.  De  nombreux  abus  venaient 
notamment  de  la  louveterie,  qui  avait  été  instituée  en  1404  pour 
débarrasser  le  pays  des  animaux  féroces.  Les  officiers  qui  en  fai- 
saient partie  convoquaient  à  leur  gré  les  habitans  des  villages  pour 
faire  des  battues,  et  frappaient  de  peines  pécuniaires  très  élevées 
ceux  qui  ne  s'y  rendaient  pas,  ou  prélevaient  des  taxes  arbitraires 
sur  chaque  habitant  selon  l'importance  des  prises  (1) .  Cependant  ces 
vexations  étaient  peu  de  chose  encore,  si  on  les  compare  à  celles 
qu'avaient  à  supporter  les  propriétaires  compris  dans  l'enceinte  d'une 
capitainerie. 

Une  déclaration  royale  faisait  savoir  que  les  terres  situées  entre 
certaines  limites  formeraient  à  l'avenir  une  capitainerie.  Dès  lors 
sur  toute  cette  surface,  parfois  très  considérable,  la  chasse  apparte- 

(1)  La  Chasse,  son  histoire  et  sa  législation ,  par  M.  Julien. 


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IX  CMASSE  SN  FBANCC.  IgS 

Bail  exclnsii^aDeftt  9m  fiouveraia  comme  dsns  son  propre  domaine, 
et  em  son  aèaeooe  an  capitule  qui  le  représeniaift.  Oette  jouissance 
s'élendait  même  aux  jardins  clos  de  mars ,  dont  les  capitaines  se 
fjftisuait,  quand  boo  leur  semblait,  ouvrir  les  portes.  On  ne  se  con- 
tenta pas  de  coDfisquer  le  droit  de  chasse  aux  propriétaires,  on  leur 
inposa  pour  la  conservation  du  gibier,  qu'ils  ne  devaient  pas  tuer, 
des  mesores  aussi  onéreuses  que  vexaloires.  Us  étaient  tenus  d*é- 
piner  leurs  champs  dans  les  huit  jours  qui  suivfûent  la  récolte,  ne 
pouvaient  faucher  leur  pné  ni  couper  leur  taillis  avant  la  Saint- 
Jean,  laisser  un  échalas  dans  les  vignes  une  fois  les  feuilles  tom- 
bées, élever  des  dôtures  en  maçonnerie,  ni  pratiquer  des  ouver- 
tores  dans  les  murs  déjà  construits;  les  officiers  désignaient  les 
chemins  à  conserver  et  imposaient  aux  profMÎétaires  l'obligation  de 
les  border  de  fossés  de  i  pieds  de  large  avec  passage  toutes  les 
SO  toises,  et  de  labourer  tcms  les  autres;  aucun  chien  ne  pouvait 
sortir  autresieiit  qu'en  laisse,  avec  billot  au  cou  ou  une  jambe  rom- 
pue. Pour  garder  la  chasse  et  assurer  l'exécution  de  toutes  ces 
presoîptioDS,  les  capitaines  avaient  une  véritable  administration 
sons  leurs  ordres.  Les  plus  grands  seigneurs,  les  princes  du  sang, 
se  disputaient  ces  charges  auxquelles  étaient  attachés  de  nombreux 
pnvîléges  :  on  en  créait  sans  cesse  de  nouvelles,  même  là  où  le  roi 
n'allait  jamais,  et  uniquement  pour  satisfaire  les  favoris.  Les  apa- 
nagistes  en  ûiisaient  ériger  sur  leurs  domaines,  et  les  gouverneurs 
dfes  viHes  eax-mêmes  s'arrogeaient  dans  un  certain  rayon  autour 
des  moraiUes  les  droits  exoriHtans  que  nous  venons  d'énumérer. 

Le  nombre  des  capitaineries,  qui  dépassait  la  centaine,  fut  réduit 
à  vingt  par  Louis  XIV,  sur  les  réclamations  unanimes  que  cet  état 
le  choses  avait  provoquées.  Arthur  Young,  qui  parcourut  la  France 
de  1787  à  1789,  s'indigne  encore  néanmoins  à  chaque  pas  du  tort 
que  les  capitaineries  font  éprouver  aux  paysans,  et  les  considère 
comme  la  cause  de  l'état  d'infériorité  dans  laquelle  se  trouve 
l'agriculture,  a  Lorsqu'il  est  question  de  la  conservation  du  gibier, 
dit-il,  il  faut  savoir  que  par  gibier  on  entend  des  bandes  de  san- 
gliers, des  troupeaux  de  cerfs,  non  pas  renfermés  dans  des  murs 
an  palissades,  mais  errant  à  leur  guise  sur  toute  la  surface  du 
pays,  cause  de  destruction  pour  ks  réooltes  et  de  malheur  pour  le 
paysan,  qui,  pour  avoir  essayé  de  conserver  la  nourriture  de  sa 
âm^Ue,  se  voit  envoyé  aux  galères.  »  On  s'explique  que,  témoin 
de  tous  ces  maux,  il  se  soit  écrié  dans  un  moment  de  vive  irri- 
tation :  «  Abl  si  j'étais  législateui:  de  la  France,  comme  je  ferais 
santer  tous  ces  grands  seigneurs  !  »  L'abolition  des  capitaineries,  dé- 
crétée dans  la  nuit  du  &  août,  ne  suffit  malbeureusement  pas  pour 
éteindre  ks  haines  que  des  siècles  d'oppres^n  avaient  £ait  germer 


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18/|  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dans  le  cœur  du  peuple.  S'il  brûla  les  châteaux,  s'il  en  massa- 
cra les  babitans,  il  est  assez  difficile  de  ne  pas  excuser  son  crime 
en  songeant  à  ce  qu'il  avait  souffert.  Que  les  rois  aient  par  des  con- 
cessions de  privilèges  récompensé  la  noblesse  qui  les  avait  faits  ce 
qu'ils  étaient,  rien  de  mieux,  c'était  leur  droit;  mais  le  peuple, 
qu'est-ce  qu'il  lui  devait?  en  quoi  était-il  intéressé  aux  luttes 
qu'elle  soutint  en  faveur  de  la  monarcbie?  Pour  lui,  les  nobles  n'é- 
taient que  des  oppresseurs  envers  lesquels  il  ne  s'est  cru  obligé  à 
aucun  ménagement  quand  à  son  tour  il  a  été  le  maître. 

Avec  la  révolution  surgit  un  principe  nouveau  :  la  loi  du  30  avril 
1790  déclara  que  chacun  aurait  la  liberté  de  chasser  chez  lui,  en 
ne  mettant  à  ce  droit  d'autre  restriction  que  celle  de  s'en  abstenir 
pendant  que  les  terres  étaient  encore  couvertes  de  leurs  fruits.  Sous 
l'empire,  par  mesure  fiscale,  on  institua  le  permis  de  port  d'armes, 
dont  le  prix,  d'abord  de  30  francs,  fut  ensuite  réduit  à  15  francs; 
mais  les  chasseurs  n'étaient  pas  satisfaits,  et  ne  cessaient  de  se 
plaindre  du  peu  de  protection  que  cette  loi  accordait  au  gibier.  Sur 
leurs  instances,  on  vota  en  1844  la  loi  qui  nous  régit  encore  au- 
jourd'hui, et  d'après  laquelle  toute  chasse  est  formellement  prohi- 
bée, à  l'exception  de  celles  à  tir,  à  courre  et  à  l'aide  de  furets  pour 
les  lapins.  Les  propriétaires  ont  le  droit  de  chasser  chez  eux  d'une 
de  ces  manières,  mais  de  jour  et  pendant  une  partie  de  l'année 
seulement,  après  s'être  fait  délivrer  un  permis  dont  le  prix  est  de 
25  francs.  La  mise  en  vente,  l'achat,  le  transport  du  gibier  sont 
défendus  pendant  le  temps  de  la  fermeture  de  la  chasse;  les  por- 
teurs ou  détenteurs  d'engins  prohibés  sont  assimilés  à  ceux  qui  en 
font  usage.  La  loi  relève  dix-huit  espèces  de  délits  de  chasse  et  les 
pmiit  de  peines  qui  varient  de  16  à  400  francs  d'amende,  qui  dans 
certains  cas  vont  jusqu'à  l'emprisonnement. 

II. 

On  distingue  deux  espèces  de  chasse,  la  chasse  à  courre  et  la 
chasse  à  tir.  La  première  a  pour  objet  de  poursuivre  à  cheval  avec 
une  meute  de  chiens  et  de  tuer,  après  l'avoir  forcé  à  la  course,  un 
animal  qu'on  a  préalablement  détourné.  Bien  loin  de  chercher  à 
prendre  plusieurs  pièces,  le  talent  des  veneurs  consiste  au  contraire 
à  éviter  les  changes  et  à  maintenir  la  meute  dans  la  voie  primitive. 
Dans  la  chasse  à  tir  au  contraire,  on  tue  le  gibier  dès  qu'on  le  voit, 
soit  qu'il  ait  été  levé  par  des  chiens,  soit  qu'au  moyen  de  rabatteurs 
on  l'ait  poussé  en  masse  vers  les  chasseurs.  Le  gibier  tué  de  cette 
façon  est  destiné  à  la  table,  tandis  que  dans  la  chasse  à  courre  l'a- 
nimal, exténué  de  fatigue,  ne  donne  qu'un  aliment  de  qualité  mé- 


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LA   CHASSE    EN   FRANCE.  185 

diocre  qui  est  généralement  abandonné  aux  chiens  ou  aux  valets. 

La  chasse  à  •courre  n'a  donc  pas  d'utilité  immédiate,  c'est  un 
simple  plaisir  qui  réunit  à  l'exercice  du  cheval  la  satisfaction  de  la 
difficulté  vaincue,  la  jouissance  du  son  des  trompes,  des  hurlemens 
des  chiens  emportés  sous  les  ombrages  séculaires  d'une  vieille  fu- 
taie. Ce  plaisir  quelque  peu  barbare,  puisque  après  tout  il  repose 
sur  les  tortures  d'un  malheureux  animal  poursuivi  et  parfois  dévoré 
par  les  chiens,  parait  cependant  si  inhérent  à  notre  nature  que  de 
tout  temps  on  s'y  est  livré  avec  fureur.  La  chasse  à  courre  s'exerce 
encore  aujourd'hui  à  peu  près  comme  autrefois,  et  les  veneurs  qui 
se  disent  classiques  se  piquent  d'observer  encore  les  règles  et  les 
coutumes  du  xiu*  siècle,  règles  et  coutumes  dont  l'ensemble  con- 
stitue ce  qu'on  a  appelé  la  noble  science  de  la  vénerie.  On  était 
alors  savant  à  bon  compte.  Disons  cependant,  pour  être  justes,  que 
la  plupart  des  chasseurs  modernes  ont  un  peu  abandonné  l'ancien 
cérémonial ,  et  qu'ils  ont  le  bon  sens  de  n'attacher  d'importance 
qu'aux  choses  qui  en  ont  réellement,  c'est-à-dire  à  détourner  le 
gibier  et  à  le  prendre  à  la  course. 

Les  animaux  qu'on  chasse  à  courre  sont  le  cerf,  le  chevreuil,  le 
sanglier  et  le  lièvre.  Parfois  aussi  on  attaque  le  loup,  quand  on  a 
des  chiens  qui  consentent  à  empaumer  cette  voie,  ce  qui  est  assez 
rare.  11  faut  en  outre  avoir  soin  de  disposer  à  l'avance  un  certain 
nombre  de  relais,  car  le  loup,  étant  plus  vigoureux  que  le  chien, 
ne  pourrait  jamais  être  forcé  par  lui  sans  l'appui  de  nouveaux  ren- 
forts. Le  meilleur  équipage  de  France  est  celui  de  M.  le  comte  Le 
Couiteux  de  Ganteleu»;  composé  de  chiens  vendéens-nivemais,  il 
chasse  le  loup  avec  un  grand  succès.  Ne  faisant  pas  ici  un  traité  de 
vénerie,  nous  nous  bornerons  à  décrire  sommairement  la  chasse  au 
cerf,  qui  suffira  pour  donner  une  idée  des  autres. 

Le  cerf  se  plaît  dans  les  hautes  futaies  de  chênes  et  de  hêtres  en- 
trecoupés de  prairies,  de  ravins,  de  ruisseaux  et  de  rochers,  dans 
ces  profondes  solitudes  dont  M.  Courbet  a  si  bien  su  rendre  la  poé- 
sie. Il  finit  cependant  par  s'habituer  au  voisinage  de  l'homme,  car 
en  France  il  se  rencontre  surtout  dans  les  grandes  forêts  du  nord 
et  du  centre,  comme  celles  de  Lyons,  de  Villers-Cotterets,  de  Chan- 
tilly, d'Orléans,  deCompiègne,  de  Fontainebleau  et  de  Rambouillet, 
qui  sont  toutes  traversées  par  des  chemins  de  fer  et  sillonnées  de 
routes  très  fréquentées.  Ces  forêts  ont  été  de  tout  temps  spéciale- 
ment affectées  aux  chasses  et  percées  pour  cet  objet.  Contiguës  h 
d'anciennes  résidences  royales  ou  seigneuriales,  elles  semblent  des- 
tinées à  donner  au  paysage  toute  sa  splendeur.  En  général  une  im- 
mense avenue  débouche  en  face  du  château,  tandis  que  des  allées 
latérales  ouvertes  en  ligne  droite  se  croisent  dans  tous  les  sens,  et 


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186  RETDE   DES   DEUX  liQlNDeS. 

viennent  se  réunir  au  nombre  de  huit  ou  dix  à  un  même  carrefour. 
Quand  les  arbres  des  bordures  entremêlent  leurs  cimes  de  feuillage, 
on  aperçoit  une  voûte  de  verdure  dont  la  perspective  indéfinîment 
décroissante  fuit  dans  un  lointain  qu'on  ne  peut  saisir. 

Le  cerf  perd  chaque  année  ses  bois,  qui  repoussent  en  produisant 
de  nouveaux  andouillerij  le  nombre  de  ces  aiidouillers  augmente 
jusqu'à  sept  ans;  à  partir  de  cette  époque,  l'âge  de  l'animal  ne  se 
distingue  plus  que  par  l'étendue  de  Yempaumure.  Les  noms  de  faon^ 
hère,  daguet,  deuxième  tête,  troisième  tête,  quatrième  tête,  dix- 
cors  jeunement,  dix-cors  et  vieux  cerf,  caractérisent  en  langage  de 
vénerie  les  diverses  phases  de  la  vie  de*  cet  animal.  Généralement 
on  ne  chasse  pas  les  biches  à  courre  à  cause  de  leur  peu  de  résis- 
tance à  )a  fatigue,  et  autant  que  possible  on  s'attaque  toujours  aux 
plus  vieux  cerfs.  11  faut  donc  avant  tout  commencer  par  détourner 
l'animal.  Pour  cela,  un  veneur  expérimenté,  tenant  en  laisse  un 
limier,  c'est-à-dire  un  chien  à  l'odorat  très  subtil  et  dressé  à  ce  ser- 
vice, s'en  va  de  très  grand  matin  faire  le  bois.  11  contourne  successi- 
vement les  divers  massifs,  épiant  le  moment  où  le  limier,  pesant  sur 
sa  laisse  et  sans  donner  de  voix,  lui  fait  comprendre  qu'un  animal 
a  dû  y  pénétrer  à  cet  endroit.  Au  pied,  aux  fumées^  aux  alluresy  aux 
portées^  le  veneur  doit  reconnaître  s'il  a  affaire  à  un  daguet  ou  à  un 
jeune  cerf,  à  un  dix-cors  ou  à  une  biche.  Lorsqu'il  a  trouvé  celui 
qui  lui  convient,  il  casse  une  branche  pour  reconnaître  la  place 
(cela  s'appelle  faire  une  brisée)  et  achève  ensuite  le  tour  de  l'en- 
ceinte, pour  s'assurer  qu'après  être  entré  d'un  côté  l'animal  n'est 
pas  ressorti  par  un  autre.  On  dit  alors  que  celui-ci  est  rembûekéy 
c'est-à-dire  qu'on  sait  où,  en  revenant  du  gagnagede  la  nuit,  il  s'est 
retiré  pour  passer  la  journée.  Il  faut,  on  le  conçoit,  une  grande  ha- 
bitude pour  faire  le  bois  et  un  grand  esprit  d'observation  pour  ne 
pas  se  tromper  sur  l'âge  et  la  qualité  de  la  bête.  On  prétend  que 
quelques-uns  de  nos  rois,  notamment  Louis  XV,  ainsi  que  les  princes 
de  Coudé,  faisaient  le  bois  mieux  qiie  pas  un  veneur  de  leur  équi- 
page. 

Les  chasseurs  cependant  se  sont  donné  rendez-vous  sur  un  point 
de  la  forêt  pour  entendre  les  rapports  des  piqueurs  et  décider  le 
point  d'attaque.  Autrefois  on  attaquait  avec  le  limier  seul,  qui  fou- 
lait l'enceinte  jusqu'à  ce  qu'il  eût  mis  le  cerf  sur  pied;  on  lançait 
alors  après  lui  toute  la  meute.  Aujourd'hui,  afin  d'aller  plus  vite, 
on  se  sert,  pour  fouler  l'enceinte,  de  quelques  vieux  chiens  faciles  à 
rompre  dans  le  cas  où  ils  feraient  bondh*  un  autre  animal  que  celui 
qu'on  veut  attaquer.  Dès  que  celui-ci  a  été  vu  traversant  une  allée, 
on  lance  la  meute  sur  la  voie,  en  commençant  par  les  chiens  les 
plus  sûrs.  Dans  l'ancienne  vénerie,  on  formait  trois  relais  sur  les 


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LA   CHASSE    EN   FRANCE.  187 

points  OÙ  Von  supposait  que  la  chasse  irait  passer.  Quelques  équi- 
pages conservent  encore  cette  tradition,  mais  le  plus  souvent  on 
attaque  de  meule  à  mortj  c'est-à-dire  sans  relais. 

C'est  au  moment  du  lancé  qu'il  faut  examiner  avec  le  plus  grand 
soin  le  pied  de  l'animal,  afin  de  l'avoir  toujours  présent  à  la  mé- 
moire et  de  pouvoir  le  reconnaître  dans  le  cours  de  la  chasse;  ce 
poiflt  est  d'autant  plus  important  que  la  grande  didiculté  consiste 
dans  les  changes  fréquens  qui  se  produisent.  Quand  l'animal  est 
fatigué,  sa  principale  ruse  consiste  à  faire  lever  un  autre  cerf  ou 
ime  barde  de  biches  et  à  les  pousser  devant  lui;  il  importe  donc 
alors  de  pouvoir  débrouiller  la  véritable  voie  de  celle  des  animaux 
de  change,  ce  qu'on  ne  peut  faire  que  par  la  connaissance  appro- 
fondie du  pied.  Dès  qu'un  change  est  signalé,  on  arrête  la  meute,  et 
lorsque  la  bonne  voie  est  retrouvée,  on  y  remet  les  chiens.  Le  cerf 
lancé  file  généralement  en  ligne  droite,  parfois  il  fait  des  hourva- 
risy  c'est-à-dire  qu'il  revient  sur  ses  pas,  cherche  à  emmêler  ses 
voies,  et  finit  par  faire  un  bond  de  côté  pour  se  dérober  à  la  pour- 
suite; c'est  à  déjouer  ces  ruses  que  le  veneur  doit  s'appliquer. 

A  mesure  que  le  cerf  se  fatigue,  sa  voie  devient  plus  chaude  et 
les  chiens  redoublent  d'ardeur.  Lorsqu'il  est  sur  ses  fins,  il  a  l'ha- 
bitude de  se  raser,  et  il  faut  quelquefois  que  les  chiens  le  touchent 
pour  le  faire  partir.  C'est  alors  que  l'animal  exténué  a  recours  à 
sa  dernière  chance  de  salut  :  il  se  précipite  dans  un  étang,  espé- 
rant ainsi  se  mettre  à  l'abri  des  chiens  et  faire  perdre  sa  trace;  mais 
la  meute  implacable  le  poursuit  dans  ce  dernier  refuge.  En  ce  mo- 
ment il  redouble  d'énergie,  et  use  ce  qui  lui  reste  de  force  dans 
une  lutte  suprême;  il  se  défend  de  la  tête  et  des  pieds,  et  parfois  fait 
payer  sa  vie  en  éventrant  quelques-uns  de  ses  ennemis.  Enfin  l'un 
des  chasseurs  termine  son  agênie  par  un  coup  de  couteau  ou  un 
coup  de  carabine.  C'est  Vhallali.  Aussitôt  après  on  procède  à  la 
curée^  c'est-à-dire  qu'on  distribue  à  la  meute  les  entrailles  de  la 
bête,  et  l'on  accompagne  cette  scène  de  carnage  de  fanfares  joyeuses, 
comme  si  l'on  venait  de  remporter  une  victou-e  signalée. 

Lâchasse  au  cerf,  on  le  voit,  ne  laisse  pas  d'être  assez  cruelle  et 
d'émouvoir  ceux  que  le  mouvement  des  chevaux,  le  son  des  trompes, 
les  aboiemens  des  chiens,  ont  pu  laisser  de  sang-firoid.  Ce  senti- 
ment de  pitié  ne  se  retrouve  pas  dans  la  chasse  au  sanglier,  car 
si  le  cerf  n'a  contre  ses  ennemis  d'autre  ressource  que  la  fuite,  le 
sanglier  a  ses  défenses,  dont  il  se  sert  vigoureusement  aussi  bien 
contre  les  chiens  que  contre  les  hommes  qui  l'approchent  quand  il 
lait  tête.  La  chasse  au  sanglier  d'ailleurs  ressemble  à  la  chasse  au 
cerf,  avec  cette  dilTérence  que  le  sanglier,  plus  confiant  dans  sa 
force,  cherche  moins  à  ruser;  doué  d'une  grande  vigueur,  il  par- 


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188  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vient  souvent  à  échapper  à  la  meute,  qu'il  fatigue  avant  d'ayoir 
été  forcé  par  elle.  La  poursuite  du  chevreuil  et  celle  du  lièvre  of- 
frent à  peu  près  les  mêmes  péripéties.  Quant  à  la  chasse  au  renard, 
c'est  un  exercice  éminemment  anglais,  qui  n'est  qu'uni  prétexte  de 
courses  à  cheval  à  travers  les  champs  et  les  plaines. 

La  vénerie  est  un  art  français,  et  les  chiens  dont  on  faisait  usage 
autrefois  étaient  fort  renommés.  Les  principales  races  sont,  d'après 
le  Nouveau  Traité  des  CliasseSy  les  chiens  de  Bresse,  les  griffons  de 
Vendée,  les  chiens  de  Gascogne,  les  chiens  de  Saintonge,  les  chiens 
normands,  les  chiens  du  Poitou,  les  chiens  céris,  les  chiens  d'Ar* 
tois  et  les  chiens  bleus,  dits  foudras.  Toutes  ces  races  ont  des  qua- 
lités spéciales  et  sont  parfaitement  appropriées  au  pays  qui  les  ont 
produites;  il  est  toutefois  très  rare  de  les  rencontrer  pures,  car  dès  le 
xvii^  siècle  on  les  a  mélangées  de  sang  anglais.  Les  chiens  français 
en  général  ont  une  belle  gorge,  mais  ils  chassent  lentement,  et 
souvent  n;iettent  dix  heures  à  forcer  un  cerf.  C'est  pour  ce  motif 
qu'on  a  eu  recours  aux  races  d'outre-Manche,  qui  sont  beaucoup 
plus  rapides,  mais  qui  ont  l'inconvénient  d'ayoir  très  peu  de  voix. 
Aujourd'hui,  quand  la  chasse  marche  bien,  une  meute  de  bâtards 
anglais  force  le  cerf  en  trois  quarts  d'heure.  Aux  dernières  exposi- 
tions canines,  on  a  pu  voir  quelques  belles  meutes  de  chiens  fran- 
çais, notamment  celles  de  M.  Le  Goulteux  de  Ganteleu  et  de  M.  de 
Garayon-Latour;  mais  les  meutes  de  chiens  anglais  ou  bâtards  an- 
glais étaient  en  majorité.  On  cite  notamment  comme  très  remar- 
quables celles  de  M.  le  comte  d'Osmond,  celle  de  M.  Simons,  celle 
de  M.  de  La  Rochefoucauld,  celle  de  M.  de  La  Debutrie,  etc. 

Mais  une  meute  ne  suffit  pas  pour  former  un  équipage  de  chasse 
à  courre,  il  faut  encore  des  chevaux  et  des  hommes.  Pour  les  pre- 
miers, on  en  trouve  toujours  dès  qu'bn  y  met  le  prix.  Les  pur-sang 
anglais  sont  préférés,  surtout  dans  les  forêts  de  plaine,  car  ils  ont 
plus  de  fond  et  des  allures  plus  élastiques  que  les  chevaux  fran- 
çais; cependant  beaucoup  de  chasseurs  aujourd'hui  adoptent  l'an- 
glo-normand  comme  ayant  un  meilleur  caractère  et  exigeant  moins 
de  soins.  Dans  les  terrains  accidentés,  il  vaut  toujours  mieux  pren- 
dre des  chevaux  du  pays,  ^ui  sont  acclimatés  et  dont  le  pied  est 
façonné  aux  mouvemens  du  sol.  -Quant  aux  hommes,  d'un  aveu 
général,  il  est  impossible  d'en  trouver  qui,  comme  les  anciens  pi- 
queurs,  soient  dévoués  à  leurs  maîtres  et  se  fassent  un  point  d'hon- 
neur de  mener  leurs  chasses  à  bonne  fin.  Aujourd'hui  ils  changent 
d'équipage  à  tout  propos  et  servent  de  préférence,  non  pas  le  maître 
qui  chasse  le  mieux  et  qui  a  la  meilleure  meute,  mais  celui  qui  paie 
le  plus  et  qui  s'y  entend  le  moins,  auquel  par  conséquent  il  est  le 
plus  facile  d'en  imposer. 


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LU  CHASSB   EN   FRANCE.  189 

On  voit  paur  ce  qui  précède  que  l'entretien  d'un  équipage  est  udc 
chose  assez  dispendieuse,  et  qu'il  faut  déjà  une  assez  belle  fortune 
pour  pouvoir  y  consacrer  annuellement  30  ou  40,000  francs,  sans 
compter  le  prix  de  location  des  forêts  et  les  indemnités  à  payer  aux 
riverains  pour  les  dommages  que  le  gibier  cause  aux  récoltes.  Aussi 
le  plus  souvent  les  dépenses  de  ces  chasses  sont-elles  supportées 
par  une  société  d'actionnaires  qui  se  réunissent  pour  jouir  de  ce 
plaisir  en  commun,  et  qui,  grâce  aux  chemins  de  fer,  peuvent  partir 
le  matin  de  Paris  et  rentrer  le  soir  chez  eux  après  une  chasse  à 
courre  dans  la  forêt  de  Chantilly  ou  dans  celle  de  Villers-Gotterets. 
Quant  au  souverain,  il  a  à  sa  disposition  les  différentes  forêts  affec- 
tées à  la  dotation  de  la  couronne,  et,  pas  plus  qu'un  simple  parti- 
culier, il  n'a  le  droit  de  chasser  hors  de  chez  lui.  C'est  tout  ce  qui 
loi  reste  des  droits  exorbitans  de  l'ancienne  monarchie;  mais  la  part 
est  encore  assez  belle,  et  les  forêts  de  Fontainebleau,  de  Compiè- 
gne,  de  l'Aiguë,  de  Rambouillet,  de  Marly  et  de  Saint-iGermain  ont 
de  quoi  satisfaire  les  plus  difficiles. 

La  vénerie,  qui  avait  été  engloutie  dans  le  désastre  de  la 
royauté,  fut  rétablie  par  Napoléon  I",  qui  ne  perdait  aucune  occa- 
sion de  revenir  aux  anciens  usages  monarchiques.  Il  dépensait  an- 
nuellement pour  cet  objet  une  somme  de  400,000  francs,  et,  bien 
que  personnellement  il  n'aimât  pas  la  chasse,  il  y  tenait  néanmoins 
pour  rehausser  l'éclat  du  trône.  Lous  XVIII  et  Charles  X,  en  con- 
servant ce  service,  ne  firent  que  se  conformer  aux  traditions  de 
leurs  ancêtres.  Quant  à  Louis-Philippe,  se  rappelant  toutes  les 
plaintes  dont  la  chasse  avait  été  l'objet  de  la  part  du  peuple,  et, 
pensant  avec  raison  qu'un  roi  constitutionnel  n'avait  pas  besoin  de 
cet  éclat  factice,  il  ne  monta  pas  sa  maison,  et  laissa  chasser  ses 
fils  avec  des  équipages  qui  ne  différaient  pas  beaucoup  de  ceux  des 
riches  particuliers;  ils  chassaient  pour  leur  plaisir  et  non  pour  faire 
de  la  politique. 

Le  second  empire  ne  manqua  point  de  suivre  ici  comme  ailleurs 
les  erremens  du  premier,  et  la  vénerie  repanit  montée  sur  un  aussi 
grand  pied  qu'autrefois.  Tout  le  monde  s'accorde  à  dire  qu'elle  est 
parfaitement  organisée,  que  les  meutes,  composées  de  chiens  de 
premier  choix,  laissent  rarement  échapper  un  cerf,  une  fois  qu'il  est 
lancé;  mais,  si  l'on  tient  compte  des  dépenses  que  coûtent  à  la  liste 
civile  le  personnel  et  le  matériel,  les  indemnités  payées  aux  riverains 
pour  1^  dégâts  commis  par  le  gibier,  les  dommages  causés  au  bois 
ou  les  frais  nécessaires  pour  les  atténuer,  on  arrive  à  un  chiffre 
qu'on  ne  peut  guère  évaluer  à  moins  de  900,000  fr.  par  an.  Or,  en 
supposant  que  le  chef  de  l'état  chasse  trente  fois  dans,  l'année  tant 
à  courre  qu'à  tir,  chacune  de  ces  chasses  lui  revient  à  80,000  francs. 


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190  REYUE  DES  DEUX   MONDES. 

Ces  dépenses,  qui  n'ont  d'autre  objet  que  de  donner  à  la  monarchie 
l'éclat  dont  on  suppose  qu'elle  ne  peut  se  passer,  nous  semblent,  à 
vrai  dire,  peu  dignes  d'un  pays  libre,  et  nous  préférons  pour  notre 
compte  la  modeste  simplicité  du  président  des  États-Unis  au  faste 
de  nos  cours  d'Europe. 

Nous  arrivons  à  la  chasse  bourgeoise,  à  la  chasse  à  tir.  On  chasse 
à  tir  toute  espèce  de  gibier,  sauf  le  cerf,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse 
de  destructions  ayant  pour  objet  d'en  diminuer  le  nombre  dans  une 
forêt;  dans  ce  cas,  on  préfère  tuer  les  biches.  Il  y  a  plusieurs  es- 
pèces de  chasses  à  tir  :  les  battues,  la  chasse  aux  chiens  couraps  et 
la  chasse  aux  chiens  d'arrêt.  Les  battues  se  font  le  plus  souvent  au 
bois.  Une  ligne  de  rabatteurs  également  distancés  s'avance  à  tra- 
vers les  massifs  et  frappe  les  cépées  d'un  bâton  de  façon  à  faire  le- 
ver les  animaux  qui  s'y  trouvent  et  à  les  pousser  devant  elle  vers  les 
tkeurs,  qui  les  attendent  postés  le  long  d'une  route.  On  chasse  de 
cette  façon  le  sanglier,  le  chevreuil,  le  lièvre,  le  lapin  et  même  le 
faisan.  Parfois  aussi,  vers  l'arrière-saison,  quand  les  perdrix  ne  se 
laissent  plus  approcher,  on  fait  des  battues  en  plaine,  dans  les 
champs,  pour  envoyer  les  compagnies  vers  les  chasseurs  cachés 
dans  des  fossés  ou  abrités  derrière  des  arbres. 

Pour  chasser  à  tir  avec  des  chiens  courans,  il  n'est  pas  néces- 
saire d'en  avoir  un  grand  nombre,  deux  ou  quatre  suflisent;  mais 
il  faut  qu'ils  soient  bons,  de  haut  nez  et  très  entreprenans.  Us  font 
lever  le  gibier  et  le  poursuivent  jusqu'à  ce  que  les  chasseurs  qui 
l'attendent  dans  ses  passages  habituels  parviennent  à  le  tirer.  En 
général  on  tue  plus  de  gibier  avec  des  chiens  lents  et  collés  à  la 
voie  qu'avec  des  chiens  qui  ne  laissent  pas  aux  animaux  le  temps 
de  ruser,  et  qui  les  obligent  à  prendre  immédiatement  un  parti. 
Avec  de  petits  chiens  bien  gorgés,  le  plaisir  dure  plus  longtemps, 
et  les  animaux  chassés  se  font  battre  dans  les  enceintes  gardées 
par  les  tireurs,  qui  fmissent  toujours  par  les  tuer.  La  connaissance 
parfaite  des  mœurs  du  gibier  est  indispensable  au  chasseur  au  chien 
courant,  qui  doit  tenir  compte  de  l'état  de  Tatmosphère,  de  la  con- 
figuration du  terrain,  des  cultures  qui  le  recouvrent,  toutes  choses 
qui  influent  sur  la  station  des  animaux  et  sur  la  direction  qu'ils 
prennent  quand  ils  sont  poursuivis.  «  La  première  arme  de  chasse, 
dit  avec  raison  un  auteur  allemand,  c^est  la  connaissance  de  l'his- 
toire naturelle.  » 

La  chasse  au  chien  d'arrêt  se  pratique  soit  au  bois,  dans  les 
jeunes  taillis,  soit  en  plaine,  dans  les  champs  dépouillés  de  leurs 
récoltes.  Elle  s'adresse  particulièrement  au  gibier  à  plume,  faisans, 
perdrix  et  cailles,  qui  vivent  dans  nos  pays.  Tout  le  monde  sait 
qu'elle  consiste  à  se  mettre  en  quête  avec  un  chien  qui  marque  par 


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LA   CHÂSSE    EN   FRANCE.  191 

un  arrêt  la  préseace  du  gibier  jusqu'à  ce  que  Ton  soit  à  portée 
de  le  tirer.  Pour  façonner  le  chien  à  ce  service,  il  a  fallu  vaincre 
tous  ses  instincts,  qui  le  portaient  à  s'élancer  sur  Tanimal  au  lieu 
de  rester  immobile  en  le  fixant.  Chassant  pour  son  maître  et  non 
pour  lui,  il  est  une  création  artificielle  qu'il  serait  difficile  de  com- 
prendre, si  l'on  ne  se  rappelait  que  l'action  du  dressage  se  fait  sen- 
tir non-seulement  sur  les  individus  qui  y  sont  soumis,  mais  encore 
mr  tous  ceux  qui  descendent  d'eux.  C'est  ainsi  que  se  sont  formées 
les  races  de  chiens  d'arrêt,  dont  les  principales  sont  en  France  le 
braque,  Tépagneul  et  le  griffon;  ces  races  sont  excellentes,  et  l'on 
a  eu  bien  tort  de  chercher  à  les  améliorer  par  le  mélange  du  sang 
anglais.  Les  chiens  anglais,  surtout  les  pointers^  sont  parfaitement 
appropriés  aux  giboyeux  tirés  de  leur  pays,  mais  ils  ne  conviennent 
pas  aux  contrées  comme  la  France ,  où  il  faut  que  le  chien  quête 
avec  soin  et  patience,  et  cherche  le  gibier  tué  dans  les  broussailles 
on  dans  les  rivières  pour  le  rapporter  au  chasseur. 

K  ces  d'dTérentes  espèces  de  chasse,  on  doit  ajouter  celle  du  ma- 
rais, que  préfèrent  les  vrais  amateurs.  Malheureusement  elle  est 
aussi  la  plus  redoutable  pour  la  santé,  car  il  est  rare  qu'un  chasseur 
au  marais  ne  soit  pas  de  très  bonne  heure  perclus  de  rhumatismes. 
Pendant  l'hiver,  les  canards  sauvages  et  autres  oiseaux  d'eau  vien- 
nent s'abattre  sur  les  étangs  en  fuyant  les  froids  du  nord;  c'est  là 
qu'il  faut  aller  les  surprendre  en  bateau  ou  les  attendre  à  l'affût 
dans  une  cabane  de  feuillage  ouverte  à  tous  les  vents.  On  se  sert 
pour  les  attirer  de  canards  domestiques  dont  la  présence  sur  un 
étang  décide  les  autres  à  venir  s'y  poser.  Quant  aux  bécassines,  il 
faut  se  mettre  soi-même  à  l'eau,  et,  aidé  de  son  chien,. fouiller  les 
touffes  de  roseaux,  où  elles  se  réfugient  d'habitude,  jusqu'à  ce  qu'on 
parvienne  à  les  faire  lever.  Les  beaux  temps  de  la  chasse  au  marais 
sont  passés  en  France;  le  drainage  a  transformé  les  mares  en  prai- 
rie^ et  les  étangs  en  champs  d'avoine;  des  usines  ont  remplacé  les 
rideaux  d'arbres  qui  ombrageaient  la  plaine,  des  bateaux  à  vapeur 
parcourent  les  fleuves  et  les  rivières  jadis  solitaires,  mille  bruits 
divers  se  font  entendre  là  où  régnaient  le  calme  et  le  silence,  et  aver- 
tissent sans  cesse  les  animaux  sauvages  que  l'homme  est  proche  et 
que  leur  place  est  prise. 

Dans  quelques  grandes  propriétés,  on  ne  se  contente  pas  du  gi- 
bier qui  s'y  développe  spontanément,  on  a  établi  des  faisanderies 
destinées  à  l'élève  du  faisan  et  des  perdrix.  Le  faisan  a  besoin,  pour 
se  plaire  dans  une  région,  de  taillis  où  il  se  réfugie  pendant  le  jour, 
et  d'arbres  de  fortes  dimensions  où  il  se  branche  la  nuit  dans  le 
voisinage  des  plaines  cultivées;  il  est  très  régulier  dans  ses  habi- 
tudes. Chaque  matin,  en  tirant  sa  tête  de  dessous  son  aile,  il  salue 


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192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  jour  d'un  cri  rauque,  et,  prenant  son  essor,  il  gagne  la  plaine; 
il  y  reste  jusqu'à  huit  ou  neuf  heures  du  matin,  rentre  ensuite  dans 
les  taillis,  d'où  il  sort  vers  trois  et  quatre  heures  de  l'après-midi 
pour  retourner  au  gagiiage  jusqu'au  crépuscule;  alors  seulement  il 
revient  au  bois,  se  perche  isolément  ou  en  compagnie,  sur  quelque 
arbre  branchu,  répète  son  cri  et  s'endort.  Comme  la  perdrix,  le  fai- 
san mange  les  semences  de  toutes  les  céréales;  mais  il  fait  sa  nour- 
riture ordinaire  des  baies  de  certains  arbustes  et  des  larves  des  in- 
sectes qu'il  peut  prendre.  Avec  ses  habitudes  régulières,  son  vol 
lourd,  l'attrait  qu'il  offre  au  chasseur,  on  conçoit  qu'il  aurait  bientôt 
disparu  de  la  surface  du  pays,  si  son  éducation  n'était  dans  certains 
départemens  l'objet  de  soins  particuliers;  c'est  surtout  dans  ceux 
de  Seine-et-Marne,  de  Seine-et-Oise  et  de  l'Oise,  où  la  grande  pro- 
priété domine,  qu'on  a  pu  installer  des  faisanderies  en  assez  grand 
nombre. 

Ces  établissemens  ont  pour  objet  de  récolter  les  œufs  pondus  par 
les  poules  faisanes,  de  les  faire  couver  par  des  poules  ordinaires, 
et  d'élever  les  jeunes  faisandeaux  jusqu'à  ce  qu'ils  puissent  se  tirer 
d'affaire  par  eux-mêmes.  Les  jeunes  faisandeaux  sont  nourris  de 
larves  de  fourmis  qu'on  fait  recueillir  dans  toutes  les  forêts  du  voi- 
sinage. A  défaut  de  cet  aliment,  on  leur  donne  une  pâte  faite  de 
bœuf  bouilli,  d'œufs  durs,  de  pain  et  de  chicorée  sauvage.  On  peut 
évaluer,  d'après  le  Nouveau  Traité  des  chasses^  à  23,290  francs  les 
frais  d'établissement  d'une  faisanderie,  et  les  dépenses  annuelles 
à  7,760  francs;  quant  au  produit,  il  serait  de  900  faisans  et  de 
3,000  œufs,  valant  ensemble  8,790  francs.  On  voit  que  les  frais 
sont  à  peu  près  couverts,  même  en  tenant  compte  de  l'intérêt  du 
capital  déboursé.  En  Allemagne,  où  Ton  s'attache  à  se  rapprocher 
le  plus  possible  de  l'état  de  nature,  les  dépenses  sont  moins  élevées 
encore,  et  laissent  plus  de  marge  aux  bénéfices. 

On  parvient  à  rendre  une  chasse  giboyeuse,  moins  en  y  appor- 
tant du  gibier  vivant  qu'en  permettant  à  celui  qui  s'y  trouve  de  s'y 
multiplier,  c'est-à-dire  en  détruisant  activement  tous  les  animaux 
nuisibles  qui  peuvent  s'opposer  à  la  reproduction.  Ces  animaux 
sont  les  renards,  les  fouines,  les  belettes,  les  chats,  les  oiseaux  de 
proie,  qui  se  nourrissent  de  jeunes  faisans,  de  lapins,  de  levrauts; 
pour  les  détruire,  les  gardes  se  servent  de  leur  fusil,  de  pièges  et 
d'assommoirs.  Ce  dernier  mode  de  destruction  est  le  plus  simple 
et  le  plus  économique.  L'observation  ayant  fait  découvrir  que  les 
carnassiers  des  forêts,  belettes,  rats,  putois,  fouines,  ont  l'habitude 
de  suivre  les  chemins  frayés  pour  ne  pas  se  mouiller  dans  l'herbe, 
on  trace  dans  les  jeunes  taillis  des  sentiers  de  50  centimètres  de 
large  où  on  dispose  de  50  en  50  mètres  un  piège  consistant  en  une 


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LA   CHASSE    EN   FRANCE.  193 

planche  qui  fait  bascule,  et  qui,  alourdie  par  une  pierre,  retombe 
sur  ranimai  lorsque  celui-ci  vient  à  toucher  une  fiche  de  bois  qui 
la  maintenait  levée.  Un  garde  peut  prendre  ainsi  un  grand  nombre 
de  bêtes  nuisibles  sans  se  donfter  d'autre  peine  que  celle  de  visiter 
tous  les  matins  ses  assommoirs  et  de  tendre  ceux  qui  sont  tombés. 
Ce  n'est  pas  tout  que  d'avoir  du  gibier,  il  faut  encore  que  celui- 
ci  trouve  à  se  nourrir.  Or,  quoi  qu'on  fasse,  il  ne  peut  chercher  sa 
nourriture  que  dans  la  forêt  ou  dans  la  plaine;  c'est  donc  aux  dé- 
pens des  récoltes  ou  aux  dépens  des  bois  qu'il  doit  vivre.  Les  cerfs, 
les  lièvres  et  les  lapins  vont  généralement  pâturer  en  plaine  pen- 
dant la  nuit  et  rentrent  au  bois  le  matin.  L'importance  des  dom- 
mages qu'ils  causent  est  telle  que  les  riverains  ne  peuvent  les 
supporter,  et  que  chaque  année  ils  forment  des  demandes  d'indem- 
nitfe  qui,  si  elles  ne  sont  pas  accueillies,  sont  réglées  à  dire  d'ex- 
perts par  le  juge  de  paix.  Dans  certains  pays,  ces  demandes  sont 
devenues  l'objet  d'une  véritable  spéculatioa.  H  arrive  en  effet  très 
souvent  que  les  riverains,  sachant  que  la  partie  de  leur  champ  la 
plus  voisine  du  bois  est  destinée  à  être  dévastée,  s'abstiennent  de 
la  fumer  et  de  l'ensemencer,  et  réclament  néanmoins  l'indemnité 
comme  si  la  récolte  avait  été  complète;  d'autres  fois  ils  cultivent  le 
long  des  bois  des  légumes  ou  des  plantes  maraîchères  que  le  sol  ne 
comporte  pas,  et  se  font  payer  des  fruits  qui  n'auraient  pas  poussé» 
ce  qui  est  un  moyen  commode  et  assuré  de  lés  vendre.  Les  choses 
en  sont  arrivées  au  point  que  dans  plusieurs  localités  les  terres  voi- 
sines des  forêts  se  louent  et  s'achètent  plus  cher  que  les  autres, 
précisément  en*  vue  des  indemnités  pécuniaires  qu'elles  rapportent 
de  cette  façon.  Tout  en  se  montrant  aussi  large  que  possible  dans 
l'évaluation  des  dommages  causés,  il  importe  cependant  de  résister 
à  de  pareilles  exigences,  et  il  serait  à  désirer  que  les  tribunaux  se 
montrassent  parfois  plus  difficiles  dans  l'admission  des  preuves  et 
les  dires  des  experts,  qui  trop  souvent  sont  de  connivence  avec  les 
cultivateurs.  Les  indemnités  payées  par  l'administration  de  la  liste 
civile  ne  s'élèvent  pas  annuellement  à  moins  de  200,000  fr.  Dans  les 
forêts  de  Chantilly  et  d'Ermenonville,  formant  ensemble  un  massif 
d'environ  12,000  hectares,  elles  atteignent  50,000  fr. 

Ces  chiffres  ne  comprennent  que  les  dommages  causés  aux  ri- 
verains; ils  seraient  beaucoup  plus  élevés,  si  l'on  faisait  entrer  en 
ligne  de  compte  ceux  que  supporte  la  forêt.  A  moins  qu'ils  ne  soient 
très  nombreux,  les  dégâts  du  fauve  ne  sont  pas  irréparables  ;  ils 
consistent  dans  l'écorcement  de  quelques  arbres  par  le  frottement 
de  la  tête  contre  les  tiges  et  dans  l'abroutissement  des  jeunes  taillis. 
Ces  dommages  retardent  la  croissance  du  bois  et  occasionnent  la 
perte  d'une  pousse  ou  deux,  en  général  ils  ne  font  pas  périr  les  ar- 


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194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bres.  Il  n'en  est  pas  de  même  avec  le  lapin,  dont  la  dent  meurtrière 
ne  s'attaque  pas  seulement  aux  jeunes  pousses,  mais  ronge  l'écorce 
au  pied,  et,  rendant  impossible  l'ascension  de  la  sève,  amène  le 
dépérissement  de  la  plante.  Avec  lui,  les  plantations  deviennent 
impossibles  à  moins  qu'on  ne  les  entoure  d'un  entreillagement  qui 
les  protège,  et  qui  coûte  fort  cher  à  établir.  Le  lapin  se  multiplie 
avec  une  rapidité  effrayante,  car  on  a  calculé  qu'un  couple  aban- 
donné à  lui-même  pouvait  en  une  seule  année  donner  naissance 
à  1,848  lapins.  Aussi  faut-il  être  constamment  sur  ses  gaixies  pour 
empêcher  une  multiplication  excessive,  sous  peine  de  voir  sa  forêt 
entièrement  ruinée.  C'est  pour  ce  motif  que  l'empereur  a  ordonné, 
il  y  a  quelques  années,  la  destruction  radicale  de  tous  les  lapins 
existans  dans  les  forêts  de  la  liste  civile;  mais  ses  ordres  restèrent  à 
peu  près  une  lettre  morte  aussi  bien  que  ceux  de  Louis  XIV,  qui 
avait  déjà  prescrit  la  même  mesure. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  suffit  pour  donner  une  idée  générale 
de  la  chasse  en  France.  Elle  peut  s'exercer  de  bien  des  façons,  et 
depuis  celui  qui  consacre  60  ou  80,000  fr.  cà  l'entretien  d'un  équi- 
page jusqu'à  celui  qui  n'a  d'autres  frais  que  son  port  d'armes  et 
la  nourriture  de  son  chien  d'arrêt,  elle  passionne  également  tous 
ceux  qui  s'y  livrent.  Dans  les  forêts  domaniales,  la  chasse  est  louée 
par  adjudication  pour  neuf  années  au  prix  de  830,000  fr.  On  loue 
également  la  plus  grande  partie  des  forêts  communales  et  les  forêts 
particulières  dont  la  chasse  n'est  pas  réservée  par  le  pi-opriétaire. 
Pour  la  plaine,  il  arrive  souvent  que  les  cultivateurs  s'entendent  afin 
de  chasser  réciproquement  les  uns  chez  les  autres,  ou  qu'ils  aban- 
donnent volontairement  leur  droit  à  la  commune,  qui  l'afferme  à 
son  profit.  Le  nombre  de  ceux  qui  prennent  annuellement  des 
permis  est  de  300,000;  le  nombre  de  ceux  qui  s'en  passent  est  de 
500,000,  ce  qui  fait  en  tout  800,000  chasseurs.  En  estimant  en 
moyenne  à  60  fr.  la  valeur  du  gibier  tué  par  chacun  d'eux,  on  ar- 
rive au  chiffre  de  40  millions.  Tel  est  du  moins  le  résultat  utile  et 
matériel;  mais  le  plaisir  peut-il  se  chiffrer? 

III. 

Il  nous  reste  à  examiner  la  législation  qui  nous  régit,  à  la  com- 
parer à  celle  de  quelques  autres  pays  et  à  apprécier  l'influence 
qu'elle  exerce  sur  la  production  du  gibier.  Nous  avons  dit  que  la  loi 
de  1790,  qui  est  restée  en  vigueur  jusqu'en  18iA,  considérait  la 
chasse  comme  un  accessoire  de  la  propriété,  et  permettait  à  chacun 
de  la  pratiquer  sur  ses  terres  en  toute  saison,  avec  toute  espèce 
d'engins,  sauf  pendant  le  temps  où  la  terre  était  couverte  de  ses 


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Là  CHASSE   EN   FRANCE.  195 

récoltes,  fi  Tout  faomiDe,  avait  dit  Mirabeau  dans  la  fameuse  nuit  du 
h  août,  a  droit  de  chasse  sur  son  champ;  nul  n'a  droit  de  chasser 
sur  le  champ  d'autrui.  w  Ce  principe  résumait  toute  la  loi.  La 
restriction  relative  aux  récoltes  avait  été  faite  dans  l'intérêt  de 
ragriculture  et  non  dans  celui  de  la  .conservation  du  gibier,  dont 
1^  propriétaires  étaient  les  maîtres  de  disposer  i  leur  gré. 

La  loi  de  18A4,  provoquée  par  les  réclamations  d'un  grand  nombre 
de  chasseurs  qui,  alors  comme  aujourd'hui,'  se  plaignaient  de  la 
disparition  du  gibier,  a  pour  objet  la  protection  de  celui-ci.  Bien 
que  dans  l'exposé  des  motifs  les  droits  des  propriétaires  eussent  été 
explicitement  reconnus,  les  dispositions  de  la  loi  sont  en  contradic- 
tion complète  avec  cette  déclaration;  le  gibier  y  est  considéré,  non 
Gomme  ime  dépendance  de  la  propriété,  mais  comme  une  chose 
n'appartenant  à  personne,  une  res  nullius  dont  le  législateur  doit 
réglementer  l'usage.  Si  la  loi  défend  de  chasser  sur  les  terres  d'un 
propriétaire  sans  son  assentiment,  ce  n'est  pas  parce  qu'elle  lui 
reconnaît  un  droit  quelconque  sur  le  gibier  qui  s'y  trouve,  mais 
parce  qu'elle  lui  laisse  celui  d'empêcher  les  étrangers  de  pénétrer 
sur  son  domaine;  cela  est  si  vrai  que,  lorsque  ce  propriétaire  veut 
chasser  lui-même,  il  ne  peut  le  faire  que  pendant  une  partie  de 
l'année,  en  se  munissant  d'un  permis,  et  en  se  soumettant  à  tous  les 
règlemens  ministériels  et  préfectoraux  que  comporte  la  matière. 
Cette  contradiction  entre  les  principes  proclamés  et  les  dispositions 
de  la  loi  a  été  vivement  mise  en^ lumière  lors  de  la  discussion  de  la 
chambre  des  députés.  Un  grand  nombre  de  membres  réclamèrent  le 
maintien  de  la  législation  de  1790,  et  ce  n'est  qu'après  six  semaines 
de  débats  animés  que  le  projet  fut  voté  par  251  voix  contre  146. 

Cette  loi  a-t-elle  produit  les  résultats  qu'on  en  attendait  ?  Il  y  a 
lieu  d'en  douter,  à  entendre  les  plaintes  des  chasseurs  sur  la  dispa- 
rition progressive  du  gibier,  et  à  en  juger  par  le  nombre  croissant 
des  délits  de  chasse  constatés.  De  14,217  qu'il  était  en  1845,  ce 
nombre  est  arrivé  à  20,198  en  1864,  après  avoir,  en  1859,  atteint  le 
chiffre  de  25,000  (1).  Avant  de  discuter  les  principes  sur  lesquels 
repose  cette  législation,  jetons  un  coup  d'œil  sur  celle  de  la  Suisse 
et  de  l'Allemagne,  dont  le  régime  agricole  se  rapproche  beaucoup 
du  nôtre. 

(I)  La  cnmplication  de' cette  loi  se  manifeste  d'ailleurs  par  le  nombre  considérable 
des  commentaires  qui  en  ont  été  publiés,  par  les  jugemens  aussi  bizarres  qu'illogiques 
qoi  oot  été  rendus.  C'est  ainsi  que  des  chefs  de  trains  de  chemins  de  fer  ont  été  pour- 
suivis et  condamnés  pour  avoir  transporté  du  gibier  qui  se  trouvait  à  leur  insu  dans 
des  colis  qu'ils  n'avaient  aucun  moyen  de  vérifier.  Une  autre  fois,  c'est  un  propriétaire 
condamné  pour  aroir,  avec  l'autorisation  du  ministre  de  l'intérieur,  transporté  en  temps 
prohibé  des  chevreuils  irivaos  d'une  de  ses  forêts  dans  une  autre  qu'il  voulait  repeu- 
pler. 


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196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  Suisse,  les  lois  sur  la  chasse  varient  suivant  les  cantons,  mais 
dans  la  plupart,  notamment  dans  celui  de  Vaud,  l'état  se  considère 
comme  propriétaire  du  gibier,  et  vend  aux  particuliers  des  permis 
qui  leur  confèrent  le  droit  de  chasser  où  bon  leur  semble,  sauf  dans 
les  propriétés  closes  de  murs  pu  dans  un  certain  périmètre  autour 
des  habitations,  depuis  le  1"  septembre  jusqu'au  31  décembre  (1). 
Pendant  le  reste  du  temps,  il  est  interdit  aux  habitans  de  sortir  avec 
un  fusil.  Ainsi  un  propriétaire  n'a  pas  le  droit  de  tuer  un  renard  qui 
vient  manger  ses  poules,  et  voit  pendant  la  période  |de  chasse  ses 
champs,  ses  vignes  et  ses  bois  envahis  par  des  gens  souvent  peu 
respectables,  sans  avoir  contre  eux  d'autre  recours  que  celui  de 
faire  constater  par  le  garde  champêtre  les  dégâts  qu'ils  peuvent  com- 
mettre. Cette  loi  est  du  reste  une  loi  de  réaction.  Le  canton  de  \aud 
était  autrefois  soumis  à  celui  de  Berne,  dont  les  seigneurs  s'étaient 
réservé  le  droit  de  chasser  partout  sur  les  terres  des  paysans.  En 
180A,  ceux-ci  prirent  leur  revanche  en  s' arrogeant  le  même  privi- 
lège. Il  en  est  résulté  la  destruction  presque  absolue  des  oiseaux 
insectivores  et  par  suite  des  invasions  de  chenilles  dont  l'agricul- 
ture a  eu  beaucoup  à  souiïrir. 

En  Allemagne,  les  grands  propriétaires  et  surtout  les  seigneurs 
se  sont  toujours  distingués  par  leur  passion  pour  la  chasse,  et  ont 
cherché  à  maintenir  leurs  prérogatives  en  cette  matière.  C'est  sdnsi 
qu'ils  s'étaient  arrogé  le  droit  de  chasser  librement  sur  les  terres 
possédées  par  les  paysans  sans  payer  à  ceux-ci  aucune  indemnité 
pour  les  dégâts  causés  par  le  gibier.  Il  a  fallu  la  bourrasque  démo- 
cratique de  1848  pour  faire  disparaître  ces  privilèges  exorbitans. 
Toutes  les  lois  promulguées  à  cette  époque  dans  les  différens  pays 
de  FAllemagne  étaient,  comme  celle  de  1790  en  France,  basées  sur 
le  principe  que  le  droit  de  chasser  sur  un  domaine  quelconque  ap- 
partient au  propriétaire,  et  que  nul  ne  peut  y  chasser  sans  le  con- 
sentement de  celui-ci.  Sous  ce  rapport,  l'année  1848  a  donc  été 
pour  l'Allemagne  ce  qu'avait  été  pour  la  France  la  fameuse  nuit  du 
b  août;  mais,  l'orage  passé  et  la  révolution  étouffée,  les  anciens  abus 
ne  tardèrent  pomt  à  relever  la  tète.  Ne  craignant  plus  pour  leur 
existence,  les  gouvernemens  n'hésitèrent  pas  à  donner  satisfaction 
aux  réclamations  passionnées  des  grands  propriétaires,  et,  par  les 
lois  qu'ils  promulguèrent  dès  1850,  à  revenir  sur  les  concessions 
qui  leur  avaient  été  arrachées. 

En  Saxe,  par  exemple,  le  gibier  appartient  à  l'état,  qui  loue  le 
droit  de  le  tuer,  quand  ce  droit  n'a  pas  été  entièrement  ou  partiel- 

(1)  Le  prix  de  ces  permis  est  de  10  francs  pour  un  chasseur  sans  chien,  20  fr.  pour 
un  chasseur  avec  un  chien,  40  fr.  pour  un  chasseur  avec  2  ou  3  chiens,  2l0  fr.  pour 
un  chasseur  avec  plus  de  3  chiens. 


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LA   CHASSE   £N    FRANCE.  197 

lement  racheté  par  le  propriétaire.  La  chasse  y  est  divisée  en  trois 
classes  :  la  petite  chasse  [kleine  jagd)y  qui  comprend  le  lièvre,  la 
perdrix,  la  caille,  la  bécasse,  —  la  chasse  moyenne  [mittel  jagd)^ 
qui  s'applique  au  chevreuil,  au  renard,  au  faisan  et  au  coq  de  bois, 
—  enfin  la  grande  chasse  [hohejagd)^  qui  donne  le  droit  de  tuer  le 
cerf,  le  d^dm ,  le  sanglier  et  le  grand  coq  de  bruyère.  Il  y  a  de 
nombreux  domaines  qui  n'ont  pas  été  complètement  affranchis,  et 
dont  les  propriétaires  eux-mêmes  ne  peuvent  se  livrer  qu'à  l'un  ou 
à  l'autre  de  ces  modes  de  chasse.  La  location  des  terres  se  fait  par 
districts,  moyennant  la  redevance  au  profit  de  l'état  d'un  certain 
nombre  de  pièces  de  gibier  qui  sont  vendues  par  les  soins  des  agens 
forestiers. 
Dans  la  plupart  des  autres  pays  de  l'Allemagne,  la  chasse  n'est 
considérée  comme  une  dépendance  de  la  propriété  que  pour  les  jar- 
dins et  parcs  contigus  à  des  habitations,  pour  les  pièces  de  terre 
entourées  d'une  clôture  pleine,  et  pour  les  domaines  de  plus  de 
80  hectares  d'un  seul  tenant  en  plaine,  et  de  130  hectares  en  mon- 
tagne. Dans  tous  les  autres  cas,  le  droit  de  chasse  passe  du  pro- 
priétaire à  la  commune,  qui,  formant  un  ou  plusieurs  cantons  de 
chasse  avec  les  terres  non  comprises  dans  les  catégories  ci-dessus, 
les  met  en  location  aux  enchères  au  profit  de  la  caisse  municipale, 
sauf  à  elle  à  indemniser  les  propriétaires  des  dommages  que  le  gi- 
bier pourrait  causer.  Dans  les  propriétés  domaniales,  terres  ou 
forêts,  la  chasse  en  1848  avait  été  affermée  comme  en  France;  niais 
depuis  cette  époque  il  s'est  manifesté  une  tendance  de  plus  en 
plus  marquée  vers  l'exploitation  en  régie.  Ce  sont  les  agens  et  les 
gardes  forestiers  qui  sont  chargés  de  ce  soin,  et  qui  pour  ce  motif 
sont  tenus  d'être  versés  dans  tous  les  détails  de  la  science  cynégé- 
tique. Chaque  année,  vers  le  mois  d'octobre,  ils  envoient  à  l'adminis- 
tration centrale  un  état  sur  lequel  figure  d'une  part  le  compte  aussi 
«act  que  possible  du  gibier  existant  dans  les  forêts,  et  la  quantité 
qoi  pourra  en  être  tuée  dans  le  courant  de  l'année,  d'autre  part  le 
détail  des  dépenses  qu'occasionne  la  chasse,  c'est-à-dire  les  frais 
de  nourriture  du  gibier  et  des  chiens,  l'entretien  des  instrumens  et 
appareils  de  chasse,  le  transport  des  animaux  tués  jusqu'aux  mai- 
sons forestières  où  viennent  les  prendre  les  entrepreneurs  avec  les- 
quels on  a  traité.  En  regard  des  dépenses  figurent  les  recettes,  qui 
se  composent  du  produit  de  la  vente  du  gibier.  Ce  système  d'ex- 
ploitation directe  est  peut-être  préférable  à  la  location  d'une  forêt, 
à  l'on  a  en  vue  les  besoins  de  l'alimentation  publique,  et  si,  pour 
y  satisfaire,  on  s'attache  à  produire  la  plus  grande  quantité  de  gi- 
bier possible;  mais  il  est  moins  profitd)le  aux  intérêts  du  trésor, 
car  dans  le  prix  de  location  d'une  chasse  les  amateurs  font  entrer 


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198  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

non-seulement  la  valeur  des  animaux  qu'ils  pourront  y  tuer,  mais 
surtout  le  plaisir  cju'ils  y  rencontreront,  et  qu'ils  paient  fort  cher, 

Au  milieu  de  toutes  ces  lois  contradictoires  où  sont  les  principes? 
où  est  le  droit?  où  est  l'intérêt  public?  A  pos  yeux,  le  gibier  appar- 
tient légitimement  au  propriétaire  du  sol  sur  lequel  il  se  trouve, 
puisque  c'est  lui  qui  le  nourrit  aux  dépens  de  ses  récoltes  et  de  ses 
bois;  il  doit  donc  avoir  le  droit  d'en  disposer  à  son  gré  et  de  le 
chasser  quand  bon  lui  semble.  C'était  la  doctrine  de  Mirabeau  et  de 
la  loi  de  1790,  et  nous  doutons  qu'on  puisse  arriver  à  la  combattre 
avec  succès,  puisque  les  législateurs  de  1844,  usant  d'un  procédé 
parlementaire  bien  connu,  ont  cru  devoir  la  proclamer  très  haut, 
tout  en  faisant  voter  des  dispositions  qui  sont  avec  elle  en  contra- 
diction absolue.  Grâce  aux  interprétations  des  tribunaux,  il  est  au- 
jourd'hui généralement  admis  que  le  gibier,  errant  de  sa  nature 
et  passant  sans  cesse  d'un  fonds  sur  un  autre,  est  une  res  nidlius 
dont  le  législateur  a  le  droit  de  disposer.  C'est  là  une  perversion 
complète  de  principes.  Le  gibier  est  errant,  c'est  vrai  :  aussi  n'est- 
il  à  moi  qu'autant  qu'il  est  che?  moi  et  que  je  parviens  à  m'en  em- 
parer. Dès  qu'il  passe  chez  mon  voisin,  mon  droit  sur  lui  disparaît; 
encore  arrive-t-il  parfois  qu'il  le  suit  nrême  jusque-là,  comme 
dans  le  cas  où  le  propriétaire  d'une  forêt  paie  aux  riverains  les 
dommages  que  son  gibier  cause  aux  récoltes.  Il  nous  parait  qu'on 
serait  mal  fondé  à  contester  aux  propriétaires  de  la  forêt  de  Chan- 
tilly, par  exemple,  leur  droit  sur  le  gibier  qui  s'y  trouve,  quand, 
outre  les  dommages  qu'ils  supportent  pour  leur  compte,  ils  ont 
chaque  année  40  ou  50,000  francs  à  payer  pour  ceux  qu'il  a  commis 
chez  les  voisins.  Toute  la  nourriture  étant  à  leur  charge,  c'est  bien 
le  moins  qu'ils  puissent  jouir  d'un  produit  dont  ils  font  tous  les 
frais.  On  admet  à  la  rigueur  qu'il  en  soit  ainsi  pour  les  grandes 
propriétés,  mais  on  conteste  qu'il  puisse  en  être  de  même  pour  les 
petites,  sur  lesquelles  les  animaux  ne  stationnent  pas.  Pourquoi  cette 
différence?  Si  le  principe  est  vrai,  il  l'est,  quelle  que  soit  l'étendue 
des  héritages,  car  la  quantité  de  gibier  est  toujours  à  peu  près  pro- 
portionnelle à  cette  étendue. 

On  pouvait  admettre  avec  les  Romains  que  le  gibier  était  une  vcs 
nullius  alors  que  la  plupart  des  terres  étaient  incultes  et  n'avaient 
pas  même  de  propriétaires.  Errant  sur  de  vastes  espaces  de  landes 
et  de  forêts,  les  animaux  sauvages  se  nourrissaient  aux  dépens  de 
la  communauté.  Aujourd'hui  qu'il  n'y  a  pas  un  pouce  de  terrain 
qui  n'appartienne  à  quelqu'un,  état,  commune  ou  particulier,  dire 
que  le  gibier  n'est  à  personne,  c'est  dire  une  énonnité  pour  qui- 
conque sait  ce  que  c'est  que  la  propriété.  A  l'époque  où  le  roi  se 
considérait  comme  le  maître  de  tout  son  royaume,  on  admettait 


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LA.   CHASSE    EN   FRANCE.  199 

<ju  après  avoir  abandonné  les  produits  du  sol  à  ceux  qui  le  cultî- 
raient,  il  s'éuiît  réservé  la  chasse  pour  en  jouir  exclusivement.  Une 
telle  fiction  n'e^  plus  de  mise.  L'économie  politique,  plus  'révolu- 
tionnaire mille  fois  que  les  plus  fougueux  conventionnels,  nous  a 
appris  que  la  propriété  est  le  fruit  dû  travail,  qu'elle  a  son  principe 
dans  la  nature  humaine,  et  que  ni  le  roi  ni  l'état  n'ont  rien  à  y  voir. 
Tout  au  plus  peuvent-ils  liii  demander  un  impôt,  non  pas  à  titre  de 
redevance  seigneuriale,  mais  en  échange  de  services  rendus  et  en 
vertu  d'un  contrat  réciproque  librement  débattu.  Le  gibier  qui  se 
noûfrît  dans  mon  champ  est  donc  à  mdi,  bien  à  moi,  et,  décrétât-on 
vingt  fois  qu  il  n'appartient  à  personne,  je  n'en  attrais  pas  moins  le 
droit  de  le  tuer,  car  la  loi  ne  peut  m' obliger  à  noiirrir  des  animaux 
qai  sont  à  tout  le  monde  et  dont  je  ne  suis  pas  seul  à  profiter. 

llfaut  remarquer  en  effet  que,  tout  en  empêchant  le  propriétaire 
de  jouir  de  son  gibiët  à  sa  guise,  la  loi  lui  laisse  la  faculté  de  le 
détruire.  Elle  s'oppose  à  ce  que,  s'il  en  avait  envie,  il  puisse  man- 
ger du  chevreuil  au  mois  d'août,  mais  elle  ne  peut  mettre  obstacle 
à  ce  qu'aune  fois  la  chasse  ouverte  il  n'introduise  chez  lui  tous  les 
chasseurs  dû  canton  pour  y  tuer  jusqu'à  la  dernière  pièce.  Si  donc  le 
propriétaire  conserve  du  gibier,  c'e^t  parce  qu'il  y  trouve  son  in- 
térêt, nôti  parce  qu'il  y  est  contraint  par  là  loi,  qui  n'a  de  puis- 
sance que  pour  empêcher  l'usage,  et  qui  €st  désarmée  pour  empê- 
cher l'abus. 

On  prétend  que  le  retour  à  la  loi  de  1790  favoriserait  le  bracon- 
nage. En  quoi  donc?  S'il,  est  admis  que  le  gibier  appartient  au  pro- 
priétah-e  du  sol  qui  le  nourrit,  le  braconnier  devient  un  voleur  au 
même  titre  que  celui  qui  vole  des  poules  ou  des  moutons.  C'est 
au  contraire  la  loi  actuelle  qui  est  favorable  au  braconnage,  en  ce 
qu'elle  fait  supposer  que,  le  gibier  n'appartenant  à  personne,  cha- 
cun a  le  droit  de  S'en  emparer  même  chez  autrui,  et  cette  idée  est 
si  répandue  que,  même  parmi  les  gens  qui  se  piquent  d'être  hon- 
nêtes, il  "y  en  a  bien  peu  qui  se  fassent  le  moindre  scrupule  de 
tirer,  qdaîïd  l'occasion  s'en  présente,  une  pièce  dans  le  champ  du 
voisin.  Quand  ils  y  seront  directement  intéressés,  les  propriétaires 
feront  surveiller  leurs  biens,  et  au  besoin  formeront  entre  eux  des 
associations  contre  le  braconnage,  aitisi  qu'il  en  existe  déjà  quel- 
ques-unes. On  craint  que,  si  on  les  laisse  maîtres  chez  eux,  ils  ne 
détruisent  tout  leur  gibier,  et  que  la  société  ne  s'en  trouve  privée. 
Cette  crainte  n'est  pas  fondée,  caril  en  est  beaucoup  qui  font  de 
grands  sacrifices  pour  le  conserver  et  le  multiplier;  nous  en  voyons 
un  exemple  dans  les  forêts  de  la  liste*  civile,  qui  sont  abondamment 
pourvues,  quoiqu'elles  ne  soient  pas  soumises  aux  dispositions  de 
la  loi.  En  réalité,  il  n'y  a  de  giboyeuses  que  les  chasses  gardées. 


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200  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

celles  qui  ne  le  sont  pas  sont  toutes  dépeuplées.  Et  d'ailleurs  pour- 
quoi vouloir  forcer  un  propriétaire  à  garder  des  animaux  dont  il  ne 
veut  pas?  Est-ce  qu'il  n'est  pas  le  meilleur  juge  de  ce  qui  lui  con- 
vient, et  que  peut-on  trouver  à  redire,  s'il  aime  mieux  conserver  ses 
bois  et  ses  récoltes?  C'est  surtout  quand  il  veut  opérer  des  destruc- 
tions de  lapins  ou  de  grands  animaux  devenus  nuisibles  par  le  trop 
grand  nombre  que  l'anomalie  de  la  loi  se  manifeste,  car  ces  des- 
tructions sont  subordonnées  à  l'agrément  des  préfets,  qui  souvent 
les  refusent  ou  les  réglementent  de  façon  à  les  rendre  illusoires. 

Lors  même  qu'on  s'obstinerait  à  ne  pas  vouloir  tenir  compte  des 
droits  du  propriétaire,  il  faut  encore  savoir  quel  but  on  s'est  pro- 
posé en  faisant  la  loi  de  1844.  On  voit  bien  qu'elle  est  destinée  à 
protéger  le  gibier;  mais,  quand  on  se  demande  pourquoi  celui-ci  a 
été  jugé  digne  d'une  protection  spéciale,  on  en  est  réduit  aux  con- 
jectures, et  on  ne  saisit  rien  dans  la  discussion  qui  puisse  vous 
éclairer.  Quand  on  cherche  en  effet  quels  intérêts  on  a  voulu  sau- 
vegarder, on  n'en  trouve  que  deux,  l'agrément  des  chasseurs  et 
Talimentation  publique.  Pour  ce  qui  est  du  premier,  personne  sans 
doute  ne  le  jugera  digne  d'une  protection  particulière,  personne  ne 
pensera  que  le  plaisir  de  300,000  individus  soit  une  chose  assez 
importante  pour  motiver  l'intervention  de  la  loi  et  de  la  force 
publique  qui  la  fait  exécuter.  Quand  on  songe  que  chaque  année 
toute  la  machine  administrative,  depuis  les  ministres  jusqu'aux 
moindres  gendarmes  et  gardes  champêtres,  se  met  en  branle  pour 
arriver  à  ce  résultat,  on  se  demande  si  réellement  il  mérite  cet 
honneur.  D'ailleurs  l'abrogation  de  cetteMoi  et  le  retour  au  droit 
4:ommun  n'entraîneraient  pas  la  suppression  de  la  chasse,  puisque 
les  propriétaires  seraient  toujours  libres,  soit  de  s'y  livrer  person- 
nellement sur  leur  propre  fonds,  soit  de  céder  leur  droit  à  d'autres. 
L'argument  tiré  de  la  nécessité  de  conserver  le  gibier  pour  les  be- 
soins de  l'alimentation  publique  ne  nous  paraît  pas  plus  sérieux, 
car,  si  la  liberté  des  transactions  est  suffisante  pour  assurer  la  pro- 
duction du  bétail  ou  de  tout  autre  objet  de  consommation,  on  ne  voit 
pas  pourquoi  elle  serait  impuissante  quand  il  s'agit  du  gibier.  Le 
jour  où  celui-ci  vaudra  ce  qu'il  coûte,  il  s'établira  des  parcs  spé- 
ciaux qui  approvisionneront  le  marché  ;  or  c'est  là  une  industrie  au- 
jourd'hui impossible  à  exercer,  puisque  la  vente  est  interdite  au  mo- 
ment même  où  elle  donnerait  le  plus  de  bénéfices.  La  loi  porte  ainsi 
une  atteinte  à  la  liberté  de  l'industrie,  puisqu'elle  empêche  ceux 
qui  le  voudraient  de  s'adonner  à  l'élevage  de  certains  animaux;  elle 
met  également  obstacle  aux 'transactions  commerciales  en  s' oppo- 
sant, pendant  que  la  chasse  est  fermée  chez  nous,  à  ce  qu'on  se 
procure  du  gibier  à  l'étranger. 


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LA   CUASSE    EN   FRANCE.  20i 

Remarquez  d'ailleurs  qu'aujourd'hui  ce  sont  les  braconniers  seuls 
ou  à  peu  près  qui  alimentent  le  marché,  car,  la  chasse  étant  une 
chose  de  luxe,  ceux  qui  s'y  livrent  ne  vendent  guère  leur  gibier;  ils 
le  consomment  personnellement  ou  le  distribuent  à  leurs  amis.  Si 
donc  on  en  trouve  à  acheter,  c'est  aux  braconniers  qu'on  le  doit.  II 
n'est  pas  prouvé  d'ailleurs  que  certains  animaux,  tels  que  les  la- 
pins, les  lièvres,  les  cerfs,  ne  coûtent  pas  plus  qu'ils  ne  valent, 
c'est-à-dire  que,  par  les  bois  et  les  récoltes  qu'ils  mangent,  ils  ne 
constituent  pas  la  société  en  perte.  C'est  donc  aller  contre  Tin- 
térêl  général  que  d'en  favoriser  la  multiplication,  et' de  s'imaginer 
qu'on  puisse  par  voie  de  réglementation  créer  des  ressources  sé- 
rieuses pour  l'alimentation.  C'est  la  liberté  seule  qui  décidera  les 
particuliers  à  établiç  des  faisanderies  et  des  paixs  à  gibier,  où, 
ainsi  qu'en  Allemagne,  celui-ci  serait  vendu  comme  viande  de  bou- 
cherie. 

La  loi  de  18ââ  sur  la  chasse  est  une  loi  socialiste  qui,  conftne  la 
loi  sur  la  pêche,  a  pour  effet  de  désintéresser  les  propriétaires  du 
genre  de  production  qu'elle  veut  favoriser;  elle  n'a  produit  aucun 
des  résultats  qu'on  attendait  d'elle,,  car  le  gibier  continue  à  dispa- 
raître partout  où  il  n'est  pas  l'objet  de  soins  constans.  11  faut  donc 
revenir  aux  principes  de  la  loi  de  1790,  c'est-à-dire  au  droit  com- 
mun, et  laisser  chacun  maître  de  faire  chez  lui  ce  qui  lui  plaît. 
L'état  et  les  communes  continueront  à  louer  leurs  forêts  aux  con- 
ditions qui  leur  conviendront;  quant  aux  particuliers,  ils  useront 
personnellement  de  leur  droit  ou  le  céderont  dans  les  limites  qu'il 
lenr  plaira  de  fixer,  sans  que  personne  ait  à  s'immiscer  dans  leurs 
affaires.  Rien  n'empêcherait  d'ailleurs  qu'on  ne  prît  des  mesures 
pour  la  conservation  des  oiseaux  insectivores,  car  il  s'agirait  dans 
ce  cas  d'un  intérêt  agricole  dont  on  ne  saurait  méconnaître  l'im- 
portance.  On  entend  souvent  parler  de  liberté ,  mais  bien  peu  de 
personnes  comprennent  qu'elle  n'est  pas  autre  chose  que  le  droit 
de  disposer  de  soi-même  et  de  sa  propriété.  Au  lieu  de  s'attacher 
à  faire  disparaître  les  entraves  légales  qui  paralysent  chacun  de 
nos  actes,  on  semble  n'attacher  d'importance  qu'à  la  liberté  po- 
litique, qui  n'est  après  tout  que  la  garantie  de  la  liberté  civile. 
C'est  peut-être  la  marche  inverse  qu'il  conviendrait  d'adopter;  c'est 
à  poursuivre  l'abolition  des  monopoles  et  des  réglementations  su- 
rannées que  les  vrais  libéraux  devraient  employer  leurs  efforts,  car 
c'est  par  là  seulement  qu'ils  arriveront  à  l'affranchissement  de  l'in- 
dividu, but  suprême  de  la  société. 

J.  Glavé. 


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WILLIAM  PRESCQTT 


SA  VIE  ET  SES  ŒUVRES- 


Life  of  Prescott,  by  George.  Ticknor,  Boston. 


11  y  a,ura  bientôt  dix  ans,  unç  Qn  préina,turé^.  enlevait  avi^:  let- 
tres et  à  son  paya  un  des  hommes  qui  ont  le  plus  contribué  à  iparr 
quer  dans  la  littérature  du  xix*^  siècle  la  place  du  peuple  américs^in* 
William  Prescott,  l'éminent  historien,  est  mort  à  Boston  1^  28  ja^r 
vier  1859,  à  peine  au  déclin  de  l^âge^  dans  la  pleine  vigueur  de  s^o» 
talent,  brusquemen^t  interrompu  ^u,Qours;.de  ses  plus  important  tra- 
vaux. H  laissait  derrière  lui  une  renommée  qui  s* ^tendait  bien  au- 
delà  des  frontières  de  sa  patrie,. et  des  oauvjres  de  premier  ordre,, 
devei^ues  populaires  même  k  l'étranger;  mais  de  lui-même,, de  sa 
personne,  des  efforts  au  prix  desquels  il  avait  acheté  sa  réputation, 
on  savait  jusqu'à  présent  peUide  chose^.^n  Sr^nce  du  moina.  On 
avait  bien  ouï  parler  des  obstacles  qu'une  santé  déplorable  Qt  une 
cécité  presque  absolue  avaient  jetés  sur  sa  route*  .I^ui7mème,.da^^, la 
préface  d'un  de  ses  principaux-  ouvrages,.avfHt  entretenu  discrète- 
ment s^s  lecteurs  de  ses  difficultés  et  dç  ses^  souffrances;  mais  à,  ces 
quelques  lignes  en^preintes  d'une  mélancolie  résignée  se  bornaient 
le&renseignemens  dont  on  était,  e^n  possession..  C'est  d'aujourd'hui 
seulement  que  nous  sommes  mieux  instruits.  l]n  littérateur  améii-^ 
cain  bien  connu,  M.  George  Ticknor,  vient  de  nous  donner  une  bio- 
graphie scrupuleusement  fidèle  de  celui  qui  a  été  pendant  quarante 
ans  son  plus  intime  ami.  Écrite  d'une  main  qui  semble  encore  trem- 


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fRESCOTT   ET   SES   OEUVRES.  203 

blante  d*émotion,  cette  narration  nous  mène  depuis  les  premiers 
mois  de  l'enfance  de  Prescott  jusqu'au  jour  de  sa  fin  si  soudaine 
avec  un  intérêt  quî  ne  cesse  pas  un  instant  de  s'accroître.  Cet  in- 
térêt est  dû  à  l'abondance  des  détails  qui  ont  le  charme  de  là  vé- 
rité, au  soin  minutieux  avec  lequel  Tami  nous  fait  pénétrer  dans  les 
replis  de  Tâme  de  son  ami ,  et  par-dessus  tout  à  je  ne  sais  quel 
souffle  de  tendresse  quî  anime  ces  pages  consacrées  au  récit  d'une 
simple  et  parfois  douloureuse  existence,  de  n'est  pas,  à  vrai  dire, 
dans  l'abondance  et  Timprévu  des  événemens  qu'il  faut  chercher 
le  véritable  attrait  de  la  vie  de  Prescott.  Cette  vie  s'est  écoulée  tout 
entière  dans  Tenceinte  de  son  cabinet,  sur  le  seuil  duquel  il  semble 
que  les  clameurs  du  dehors  soient  toujours  venues  expirer.  Dans 
celte  Amérique  que  notre  ignorante  imagination  se  représente  invo- 
lontairement comme  si  désordonnée,  si  bruyante,  qui  sitôt  après  sa 
mort  devait  être  livrée  aux  horreurs  de  la  guerre  civile,  le  sort  lui 
a  ménagé  une  destinée  dont  le  calme  aurait  fait  envie  à  un  moine 
dQMoDt-Cassin.  Il  a  vécu  pour  le  travail,  il  est  mort  en  travaillant. 
Nous  avons  pensé  cependant  que  dans  le  spectacle  de  l'indomptable 
énergie  avec  laquelle  il  a  lutté  contre  sa  triste  infirmité,  dans  l'ana- 
lyse de  ses  procédés  habituels  décomposition,  enfin  et  surtout  peut- 
être  dans  Tétude  de  sa  pure  et  noble  nature,  il  y  aurait  quelque 
chose  d  mstructif  et  d'attachant.  Grâce  aux  larges  emprunts  que 
nous  ferons  à  fouvrage  de  M.  Ticknor  et  grâce  à  la  célébrité  du 
DOinde  Prescott,  nousl  espérons  qu'on  en  voudra  bien  juger  ainsi. 

ï. 

William  ffictling  Prescott  naquit  à  Salem,  petite  ville  de  la  Nou- 
velle-Angleterre le  à  mai  1^96  Ad  William  Prescott,  avocat  distin- 
^é,  plus  tard  juge  à  Boston ,  et  de  Catherine  Hickling,  fille  d'un 
commerçant  du  Massachusetts.  La  famille  Prescott  se  vantait  de 
feendre  en  ligne  directe  d'un  de  ces  glorieux  émigrans  du  xvi*  siè- 
cle qui,  sacrifiant  leur  patrie  a  leur  foi,  vinrent  demander  la  liberté 
religieuse  aux  plages  désertes  du  Nouveau-Monde.  Les  premiers 
ancêtres  de  l'historien  furent,  nous  dit-on,  des  hommes  énergiques 
et  intellîgenâ  quî  exercèrent  une  grande  influence  sur  les  destinées 
^îe  la  colonie  naissante.  Pareils  souvenirs  ne  sont  pas,  à  ce  qu'il 
paraît,  dang  k  démocratique  Amérique  chose  tout  à  fait  îndîfl^érente, 
et  maiûtes  fois  le  jeune  William  prêta  l'oreille  au  récit  des  exploits 
accompirs  par  un  de  ses  aïeux  quî,  marchant  à  Tencontre  des  In- 
fos sous  Tabrî  d'une  cotte  de  mailles,  jetait  par  sa  seule  apparition 
la  terreur  dans  leurs  bandes  inexpérimentées.  Maintes  fois  aussi 
Oû  célébra  devant  lui  le  rôle  que  son  gran  J-père  avait  joué  dans  la 


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20&  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guerre  de  rindépendance  américaine,  et  Ton  fit  admirer  à  ses  yeux 
enfantins  le  sabre  porté  par  celui-ci  à  la  glorieuse  journée  de  Bun- 
kers uni.  Peut-être  faut-il  expliquer  par  ces  impressions  premières 
le  goût  que  Prescott  conserva  toujours  à  raconter  les  beaux  faits 
d'armes  et  les  grands  coups  d'épée.  Nulle  lecture  ne  causait  chez 
lui  autant  d'enthousiasme  que  celle  des  romans  de  chevalerie.  Au 
premier  rang  de  ses  préférences,  le  futur  historien  de  Fernand  Cortez 
mettait  Amadis  de  Gauley  auquel  il  paya  plus  tard  dans  son  pre- 
mier ouvrage  un  tribut  d'hommages  moins  enthousiastes  peut-être, 
mais  plus  réfléchis.  Bien  différent  au  reste  de  ce  qu'il  devait  être  un 
jour,  il  aimait  beaucoup  mieux  le  plaisir  que  le  travail,  et  montrait 
une  aversion  singulière  pour  tout  ce  qui  ressemblait  à  un  effort 
quelconque.  Son  admission  au  rang  des  sophomores  de  l'université 
d'Harvard  ne  modifia  en  rien  ses  habitudes  d'oisiveté.  Il  ne  parait 
même  pas  qu'il  ait  su  résister  alors  à  toutes  les  tentations  qui  se 
pressaient  sur  sa  route  depuis  qu'échappé  à  la  surveillance  des 
siens  rien  ne  l'empêchait  plus  de  se  livrer  aux  entrainemens  d'une 
nature  ardente  et  d'un  cœur  passionné.  Au  moins  son  biographe 
nous  dit-il  que  cette  période  fut  la  plus  dangereuse  de  sa  jeunesse, 
et  que  souvent  plus  tard,  regardant  en  arrière,  il  y  pensait  avec 
regret.  Un  terrible  accident  qui  devait  avoir  sur  sa  destinée  une 
triste  et  considérable  influence  changea  brusquement  le  cours  de  sa 
vie.  Au  milieu  d'une  bagarre  d'écoliers,  il  reçut  dans  l'œil  un  mor- 
ceau de  pain  lancé  avec  force  et  au  hasard  par  im  de  ses  amis.  Ce 
coup  funeste  fut  suivi  d'une  inflammation  qui  mit  pendant  plu- 
sieurs jours  son  existence  en  danger,  et,  quand  il  revint  à  la  santé, 
son  œil  était  irrévocablement  perdu.  Les  longues  semaines  qu'il 
avait  passées  dans  la  nuit  et  le  silence  étaient  propices  aux  sages 
réflexions,  et  il  sortit  de  son  long  repos  avec  la  ferme  intention  de 
racheter  par  un  travail  assidu  l'oisiveté  légère  de  ses  premières  an- 
nées. Grâce  à  ses  remarquables  facultés,  dont  il  n'avait  pas  fait 
grand  emploi  jusqu'à  ce  jour,  il  lui  fut  aisé  d'y  parvenir,  et  il  ob- 
tint r insigne  honneur  de  terminer  sa  carrière  universitaire  par  la 
lecture  publique  d'un  poème  en  vers  latins  de  sa  composition  dé- 
dié à  l'espérance,  poème  qu'il  s'efforça  plus  tard  de  retrouver  parmi 
ses  papiers  de  jeunesse,  et  dont  il  regretta  toujours  la  perte. 

L'espérance  lui  souriait  en  effet  à  cette  époque  de  sa  vie,  alors 
qu'après  de  brillans  succès,  et  dans  toute  la  joie  d'une  santé  ré- 
tablie, il  quittait,  non  sans  regrets  toutefois,  l'université.  Il  avait 
alors  dix-neuf  ans,  et  il  commença,  bien  qu'avec  assez  peu  de  goût, 
à  étudier  le  droit  sous  la  direction  de  son  père.  Deux  ans  s'étaient 
écoulés  depuis  son  accident,  et  il  pouvait  caresser  l'espoir  d'en 
être  quitte  pour  une  infirmité  qui,  chose  singulière,  était  à  peine 


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PRESCOTT    ET   SES   OEUVRES.  205 

visible;  mais  l'illusion  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Une  légère  im- 
prudence amena  le  retour  de  la  terrible  inflammation  qui  déjà  avait 
mis  ses  jours  en  danger,  et  quand  au  bout  de  trois  mois  il  Jui  fut 
permis  de  sortir  de  l'obscurité,  ses  yeux,  son  œil  plutôt  était  en  si 
mauvais  état  qu'à  peine  pouvait-il  s'en  servir  pour  lire  une  page 
ou  écrire  une  lettre.  Rien  ne  put  le  fortifier,  ni  un  hiver  passé  aux 
Açores,  ni  un  voyage  en  France,  en  Angleterre  et  en  Italie,  ni  les 
prescriptions  des  chirurgiens  les  plus  expérimentés  de  Londres  et 
de  Paris.  Quand  il  revint  à  Boston  après  une  absence  de  deux  an- 
nées, il  y  rapporta  les  mêmes  souffrances,  et  fut  forcé  de  s'as- 
iTemdre  aux  mêmes  précautions.  Grande  fut  la  déception  de  sa 
pauvre  mère,  qui  s'était  fait  une  fête  de  préparer  pour  lui  une  pe- 
tite chambre  blanche  et  gaie,  ornée  dé  tentures  brillantes.  La  vue 
de  ces  vives  couleurs  lui  causa  d'intolérables  souffrances,  on  fut 
obligé  de  peindre  les  murailles  en  vert  et  de  draper  les  meubles 
d'étoffes  foncées  :  heureux  s'il  avait  suffi  pour  lui  de  pareils  ména- 
gemens!  mais  il  se  vit  dans  la  nécessité  de  combiner  son  existence - 
sinon  tout  à  feit  comme  un  aveugle,  du  moins  comme  un  homme 
qui  doit  faire  de  ses  yeux  l'usage  le  moins  fréquent  possible.  Ces 
premières  années  de  jeunesse  furent  les  plus  douloureuses  de  la  vie 
de  William  Prescott.  Contraint  par  sa  famille  à  étudier  une  science 
pour  laquelle  il  se  sentait  aussi  peu  d'aptitude  que  de  goût,  com- 
battu dans  son  penchant  pour  l'histoire  et  les  lettres,  arrêté  dans 
ses  travaux,  quels  qu'ils  fussent,  par  la  faiblesse  de  sa  vue,  il  ne 
trouva  de  consolation  et  d'encouragement  que  dans  une  affection 
Tigilante  placée  par  bonheur  auprès  de  lui.  Un  grand  critique  a 
remarqué  qu'on  rencontre  souvent  à  côté  des  homme,s  distingués» 
dans  leur  jeunesse,  une  sœur,  compagne  intelligente  et  dévouée, 
confidente  tendre  et  sûre,  chez  laquelle  on  aperçoit  aussi  quelques 
traces  affaiblies  du  génie  fraternel.  Durant  ces  jours  pénibles,  Pres- 
cott fut  assez  heureux  pour  trouver  cette  compagne  et  cette  confi- 
dente dans  Elisabeth  Prescott,  qui,  pleine  pour  son  frère  d'une  res- 
pectueuse admiration,  se  crut  trop  heureuse  de  lui  servir  à  la  fois 
de  lectrice  et  de  secrétaire.  Le  frère  et  la  sœur  s'enfermaient  en- 
semble pendant  des  journées  entières,  et  tandis  que  Prescott,  assis 
<lansle  coin  de  la  muraille,  le  dos  tourpé  à  la  lumière,  prêtait  une 
oreille  attentive,  l'infatigable  Elisabeth  lui  lisait  pendant  six  ou  sept 
Aeures  de  suite  des  ouvrages  d'histoire  ou  de  poésie.  Avec  l'aide  de 
cette  complice  discrète,  Prescott  s'enhardit  même  jusqu'à  compo- 
ser un  article  qu'il  envoya  avec  le  plus  profond  secret  au  dhrecteur 
d'une  revue  très  répandue  aux  États-Unis.  Plus  de  deux  semaines 
s'écoulèrent  sans  fâcheuses  nouvelles  de  son  envoi.  Grande  joie  chez 
nos  conspirateurs;  déjà  Prescott  se  tenait  pour  assuré  du  succès. 


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106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  déjà  sa  sœur  croyait  voir  Itiire  autour  de  son  front  l'auréole  du 
graud  écrivain,  quand  un  beau  jour  on  lui  renvoya  son  manuscrit 
avec  un  refus  sans  miséricorde.  Prescott  endura  l'affront  avec  une 
certaine  philosophie,  mais  la  douce  Elisabeth  en  fut  indignée. 

Repoussé  de  ce  côté,  Prescott  tenta  de  ae  frayer  sa  voie  par  un 
autre  chemin.  IL  fonda  en  collaboration  avec  quelques  jeunes  amis, 
sous  le  nom  de  Revue  du  Club^  un  recueil  périodique  destiné  à  pa- 
raître à  des  intervalles  irrégoliers-  Le  premier  numéro  vit  le  jour 
en  février  1820;  mais,  hélas  I  cette  publicatioa,  ainsi  que  lui-même 
le  racontait  plaisamment,  a  tombant  au  mUieu  d'un  monde  affairé 
et  qui  avait  autre  chose  en  tête,  »  s'arrêta  au  quatrième  numéro, 
faute  d'abonnés,  faute  peut-éti-e  aussi  de  coopérateurs.  Prescott 
n'avait  cependant  rien  à  se  reprocher.  Il  avait  fourni  à  la  revu^  trois 
articles,  dont  deux  nouvelles,  l'une  dans  le  genre  sentimental, 
l'autre  dans  le  genre  historique.  Ces  nouvelles,  qui  n'ont  pas  été 
réimprimées  dans  la  collection  complète  de  ses  œuvres,  sont,  à  ce 
.qu'il  paraît,  au-dessous  de  ce  qa'on  aurait  le  droit  d'attendre,  tant 
le  don  de  représenter  avec  de  vives  couleurs  des  faits  réels  et  le 
don  d'inventer,  de  composer  avec  art  des  faits  vraisemblables,  tant 
l'imagination  historique  et  l'imagination  romanesque  sont  des  dons 
de  l'esprit  distincts,  souvent  même  incompatibles. 

Ces  légères  mésaventures  jetèreut  Prescott  dans  un  décourage- 
ment passager.  Il  avait  vingt-quatre  ans,  et  le  mauvais  état  de  sa 
vue  lui  faisait  perdre  peu  à  peu  l'espérance  qu'il  avait  conservé  jusr 
que-là  de  pouvoir,  comme  son  père,  faire  fortune  au  barreau..  Il  se 
serait  assez  volontiers  résigné^  si  sa  famille,  dans  l'idée  fixe  de  lui 
trouver  une  carrière,  n'avait  nourri  à  son  endroit  toute  soxte  de 
projets,  et  n'eût  tenté  de  lui  imposer  les  occupations  les  plus  coa- 
traires  à  ses  goûts.  Peu  s'en  fallut  que  le  futur  historien  de  Fer- 
nand  Cortez  ne  fût  contraint  de  tenir  boutique.  Il  échappa  à  ce 
péril  grâce  à  rheureuse  rencontre  qu'il  fit  dans  la  société  dq  Bos- 
ton, où  il  avait  commencé  à  reparaître,  d'une  jeune  fille  uoHMaée 
Suzan  Amory,.  héritière  d'un  riclie  commerçant  mort  depuis  quel- 
ques années..  Il  tomba,  amoureux  de  cette  gracieuse  personne,  et 
leur  mariage  fut  conclu  quelques  mois  plus  tard.  Cette  ueioa  ap- 
portait à  Prescott  l'indépendance..  Disons  tout  de  suite  qu'elle  lui 
apporta  mieux  encorov  et  que  Suzan  Araory  fut  pour  lui  jusqu'au 
dernier  jour  de  sa  vie  une  compagne  tendremen^ti  chérie.  Pour  le 
moment,  les  païens,  de  Prescott,  voyant  son  sort  assuré,  le  lais- 
sèrent libre  de  suivre  son  inclination,  et  il  prit  la  résolution  de  se 
faire  homme  de  lettres. 

Dans  la  laborieuse  Amérique,  il  faut  que  tout  le  monde  soit  sé- 
rieusement quelque  chose.  Si  vous  ne  voulez  pas  être  comuierçant. 


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PRESCOTT    ET    SES    OEUVRES,  !:07 

soyez  avocat;  si  vous  ne  voulez  pas  être  avocat,  soyez  écrivain, 
maâs  alors  (pie  la  littérature  et  le  travail  remplissent  votre  vie 
coQTune  l'auraient  remplie  les  affaires  ou  le  droit.  Ainsi  Tentendait 
Prescoti.  Pour  lui,  la  vie  de  Thomme  dô  lettres  était  en  quelque 
sorte  un  métier  auquel  il  fallait  se  préparer  comme  à  tout  autre,  et 
nous  allons  voir  combien  consciencieuse  fut  chez  lui  cette  prépara- 
tion. Poète  lauréat  de  l'université  d'Harvard,  il  aurait  été  ou  droit 
de  croire  que  soû  éducation  première,  en  ce  qui  concernait  Jcs  clas- 
siq^s  et  la  littérature  anglaise,  était  ua  f(Kids  suffisant,  et  que  de 
ce  côté-là  du  moins  il  n'avait  pas  besoin  d'une  nouvelle  initiation. 
II  n'en  jugea  point  ainsi,  et  à.  la  date  du  30  octobre  1821  il  ioâcrir 
vait  sur  son:  journal  un  programme  de  lectures  où  figuraient,  à  côté 
d'ouvrages  sur  là  grammaire  et  le  style,  les  prosateurs  anglais  et 
les  classiques  latins.  Il  eut  le  courage  de  remplir  ce  programme. 
à  la  lettre,  et  on  le  vit  feuilleter  comme  un  écolier  les  ouvragçs 
de  rhétorique  en  usage  dansi  les  universités.  Une  fois  cette  tâche 
rempile,  il  résolut,  de  s-adomner  à  l'étude  des  langues. étrangères, 
embrassant  dans  ses  projets^  avec  les  littératures  francise  et  ita- 
lienne, qu'il  ooBïiaissait  un  peu,  la  littérature  allemande,  q^'il  ne 
connaissait  pas  du  tput,  sans  négliger  toutefois  de  relire  en  mênoie 
temps  dans  la  traduction^  si  ses  yeux  ne  pouvaient  supporter  la 
fatigue  du  texte  original,  ses  vieux  auteurs  grecs.  «  Gela  sera  suf- 
fisant, .  ajoutait-t-il  modestement  ;  comme  pi'^aration .  générale-  » 
Uespagnol,.qoiide\^t  être  plus  tard  la  principale  occupation;  de 
sa^vie,  n'enlrait  pasalors  dans  ses  plans»  Il  oonsacra  une  année  à 
la  lecture  des  auteurs  français  depuis  Froissar t.  jusqu'à  Chateau- 
briand, sans  en  goûter  beaucoup  aucun,  et  une  année  ôgalenaent. 
à  celle  des  auteurs  italiens, ,  dont  il  fut.  toujours  grand  admirateur. , 
Uiiefois  familiarisé  a\"ec  l'italien,  il  entreprit  l'allemand;  mais  sa 
\olonte,  si  ferme  quelle  fût,, échoua  devant  cette  œuvre  difficile, 
lusque-là' il' avait  pu,  grâce  à  l'aide  d'un  secrétaire,  venir  àbout 
d'aufôi  vastes  entreprises  sans  faire  grand  usage  de  ses  yeux^  qui 
du  reste  semblaient  en  train  de  se  fortifier;..mais  il  n'en  pouvait  être 
de  même  pour  l'allemand.  La  première  condition  étaiti  de  s'habi- 
tuer à  ces  caractères  gothiques  qui  lui  étaient  complètement  in- 
connus, et  sa  vue  n'était  pas  asse^  robuste  pour  la.  tâche  q^'il  lui 
imposa.  Après  quelques  moisid'efforts  inutiles,  il  abandonna  l'alle- 
mand; mais  ce  ne;  fut  pas  sans  un  vif  sentiment  de  regret  et  de 
tristesse.  Pour  la  première  fois  son  infirmité  devenait  pour  lui,  non 
plus  une  gêne,  mais  uni  obstacle  complet,  et  il  pouvait  toucher  du 
doigt  les  limites  infranchissables  que  la  faiblesse  de  son  corps  op- 
posait à  la  force  de  sa  volonté.  A  la  suite  de  cette  épreuve,  il  tomba 
dans  un  découragement  profond  qui  eut  sur  ses  travaux  quotidiens 


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208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  rapide  contre-coup.  Comment  il  fut  tiré  de  cet  état  de  marasme 
intellectuel,  c'est  ce  que  mieux  que  personne  M.  Ticknor  va  nous 
dire,  car  il  peut  se  vanter  d'avoir  su  montrer  à  son  ami  sa  véritable 
voie,  et  de  l'avoir  amené  à  l'entrée  de  la  route  qui  devait  le  con- 
duire si  rapidement  à  la  célébrité. 

M.  Ticknor  est  en  fait  de  langues  étrangères  ce  que  nos  voisins 
appellent  a  distinguished  scholar.  Il  s'est  spécialement  occupé  de 
la  littérature  espagnole,  et  il  a  publié  une  histoire  de  cette  littéra- 
ture qui  Ta  mis  au  rang  des  critiques  les  plus  distingués  de  TAmé- 
rique.  A  l'époque  qui  nous  occupe,  il  venait  de  faire  aux  étudians  de 
l'université  d'Harvard  une  série  de  leçons  sur  ce  sujet,  et  il  se  pro- 
posait de  les  réunir  en  volume.  Pour  distraire  son  ami  triste  et  ma- 
lade, il  offrit  de  lui  donner  lecture  de  son  manuscrit.  La  proposition 
fut  acceptée;  bientôt  Prescott  s'éprit  de  passion  pour  cette  langue, 
et  il  résolut  de  remplacer  l'étude  de  l'allemand  par  celle  de  l'espa- 
gnol. Sans  perdre  un  instant,  il  emprunte  à  M.  Ticknor  grammaires, 
livres,  dictionnaires.  Par  un  singulier  hasard,  V Histoire  de  la  con- 
quête du  Mexique  de  Solis  fut  le  premier  ouvrage  sur  lequel  il  jeta 
les  yeux.  Au  bout  de  quelques  mois,  il  était  déjà  tellement  maître  de 
l'idiome  qu'il  écrivait  à  M.  Ticknor  des  lettres,  en  espagnol,  dans 
lesquelles  il  appréciait  la  valeur  littéraire  des  auteurs  qu'il  lisait. 
Au  bout  d'un  an,  ce  nouveau  cours  d'études  était  terminé,  et  comme 
il  avait  besoin  d'avoir  toujours  devant  lui  quelque  vaste  projet, 
comme  il  pouvait  sans  vanité  se  croire  bien  préparé,  il  commença  de 
s'occuper  sérieusement  à  chercher  quelque  sujet  d'oyvrage.  Il  de- 
meura longtemps  incertain.  L'Espagne  lui  apparaissait  avec  raison 
comme  une  mine  inépuisable  et  à  peine  exploitée  de  travaux  histo- 
riques; mais  un  scrupule  de  conscience  TaFrêtait.  Il  craignait  que 
des  obstacles  matériels  ne  l'empêchassent  d'apporter  à  l'œuvre  qu'il 
•entreprendrait  la  mesure  indispensable  de  soin  et  d'exactitude. 
L'ambition  finit  par  l'emporter,  et  après  quelques  dernières  hésita- 
tions il  arrêta  son  dessein  sur  le  règne  de  Ferdinand  et  d'Isabelle. 
Vingt  ans  après,  en  marge  du  journal  où  il  avait  consigné  cette 
résolution,  il  écrivait  au  crayon  :  «  heureux  choix!  » 

Heureux  choix  sans  doute,  mais  ne  peut-on  pas  dire  aussi  sin- 
gulier choix  ?  N'est-il  pas  étrange  de  voir  un  démocrate  et  un  pro- 
testant se  faire  l'historien  bienveillant  de  deux  souverains  chez 
qui  les  traditions  de  la  politique  monarchique  et  catholique  s'in- 
carnent au  moyen  âge  dans  ce  qu'elles  ont  de  plus  absolu?  On 
1«  comprendrait  mieux  se  consacrant  à  raconter,  ainsi  qu'il  en  avait 
eu  un  instant  la  pensée,  les  derniers  jours  de  la  république  romaine 
et  les  derniers  combats  de  la  liberté  contre  le  césarisme.  Prescott 
n'en  devait  pas  moins  rester  fidèle  jusqu'à  la  fin  à  sa  première  in- 


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PRESCOTT  ET  SES  OEUVRES.  209 

clination.  Jusqu'à  la  fin,  il  devait  célébrer  les  prouesses  de  cette 
grande  et  forte  race  espagnole,  qui  a  soutenu  partout  une  lutte 
désespérée  en  faveur  des  principes  les  plus  opposés  aux  tendances 
et  aux  sympathies  d'un  citoyen  du  Nouveau-Monde,  et  les  repré- 
sentans  les  plus  acerbes  ou  même  les  plus  odieux  de  ces  prin- 
cipes n'ont  jamais  trouvé  en  lui  qu'un  juge  impartial  et  intelligent. 
Prescott  n'est  pas  le  seul  exemple  de  cette  singularité,  et  Ton 
sait  avec  quelle  scrupuleuse  équité  un  de  ses  compatriotes  faisait 
naguère  passer  sous  nos  yeux  une  des  époques  les  plus  agitées 
de  l'histoire  d'Espagne,  la  révolte  des  Pays-Bas.  N'en  faut-il  pas 
conclure  que,  pour  raconter  sans  passion  et  sans  parti-pris  les  que- 
relles de  notre  vieille  Europe,  les  enfans  de  la  jeune  Amérique 
ont  comme  une  naturelle  supériorité?  Pour  nous,  ces  luttes  sont 
d'hier,  la  bataille  est  à  peine  gagnée;  victorieux  ou  vaincu,  per- 
sonne n'est  assez  sûr  de  sa  victoire  ou  de  sa  défaite  pour  ne  pas 
préparer  en  secret  les  armes  d'un  nouveau  combat.  Pour  eux  au 
conlraire,  le  fantôme  d'un  passé  redoutable  ne  vient  point  hanter 
leur  fôprit;  les  regards  qu'ils  jettent  en  arrière  ne  réveillent  aucun 
irritant  souvenir,  ils  n'ont  rien  à  craindre  et  rien  à  désirer.  Quoi 
d'étonnant,  s'ils  ne  s'enflamment  point  au  récit  de  nos  disputes  san- 
glantes? Elles  n'éveillent  chez  eux  qu'un  intérêt  de  curiosité,  on 
pourrait  dire  d'archéologie,  ils  n'ont  point  de  peine  à  les  raconter 
sans  s'émouvoir.  Ce  n'est  pas  là  un  des  moindres  avantages  que 
leur  donne  sur  nous  la  liberté  entière  et  assurée  dont  ils  jouissent. 
Plaise  à  Dieu  que  nous  le  partagions  un  jour  avec  eux  ! 

Avant  d'arriver  au  terme  de  son  entreprise,  Prescott  devait  con- 
naître bien  des  épreuves  et  bien  des  souffrances.  Durant  ces  trois 
dernières  années,  sa  vue  avait  semblé  se  fortifier.  Sans  pouvoir  ja- 
mais se  passer  complètement  de  l'aide  d'un  secrétaire,  il  en  était 
arrivé  cependant  à  pouvoir  lire  sans  fatigue  quelques  heures  par 
jour;  mais  cette  amélioration  ne  devait  pas  être  de  longue  durée. 
Païun  triste  et  singulier  hasard,  ce  fut  une  longue  lettre  écrite  par 
lui  à  un  de  ses  amis  résidant  en  Espagne  pour  l'informer  de  sa  ré- 
solution définitive  et  solliciter  son  concours  qui  détermina  la  re- 
chute. Le  lendemain  même,  il  se  vit  contraint  de  s'enfermer  de 
nouveau  dans  une  chambre  complètement  fermée  à  la  lumière,  d'où 
il  ne  devait  sortir  au  bout  de  quatre  mois  que  pour  y  rentrer  à  de 
fréquens  intervalles.  II  était  au  plus  fort  de  ses  souffrances  quand 
il  reçut  les  premiers  envois  de  l'ami  auquel  il  s'était  adressé.  «  J'é- 
^là,  écrivait-il  lui-même  plus  tard,  au  milieu  de  mes  trésors 
transatlantiques,  comme  quelqu'un  qui  souffrirait  de  la  faim  au  mi- 
lieu de  l'abondance.  »  Le  besoin  d'un  secrétaire  se  faisait  donc  plus 
T^e  jamais  sentir.  La  chose  était  malaisée  à  trouver,  car  il  fallait 


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210  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

un  jeune  homme  familier  avec  l'espagnol  et  le  français,,  deux  lan- 
gueS)  l'espagnol  surtout,  dans  lesquelles  les  lettrés- américains  ne 
sont  pas  tous  versés.  Le  résultatdes  premières  recherches  de  Prescott 
étant:  resté  infructueux,  il  essaya  de  se  passer  de:  cette  aide.  On 
aura  peine  à  croire  qu'il  eut  le  courage  de  se  ftiire  lire  septi  volumes 
in-quarto  en  espagnol  par  quelqu'un  qui  n'en  comprenait  pas  un 
mot.  L'imagination  s' ef[>aie  des  prodigieux  efforts  de  tête  qu'il  lui 
a  fallu  faire  pour  tirer  quelque  profit  d'une  lecture  purement  maté- 
rielle  et  probablement  les  trois  quarts-  du  temps  inintelligible.  Les 
amis  de  Prescott  ne  prenaient  cependant  pas  leur  parti  de  le  voir  si 
pauvrement  secondé,  et  M.  Ticknor,  qui  continuaitd'être  chargé  du 
cours  d'espagnol  à  l'université  d'Harvardvfinitpar  lui  trouver  parmi 
ses  élèves  un  jeune  homme  à  la  fois  capable  et  désireux  de  s'asr 
socier  à  ses  travaux.  Ce  fut  à  partir  du  jour  où  Prescott  connut* 
M.  James  Bnglish  qu'il  commença  véritablement  T-ffû^OiVe  d^  Fer- 
dinand et  d'habelle. 

Ge  premier  obstacle  franchi,  il  s'agissait  pour  Prescott  de  ae  fa^ 
miliariser  avec  les  difficultés  d'un  travail  en  quelque  aorte  imper- 
sonnel. Pour  y  parvenir,  il  adopta  certains  procédés  auxquels  il  de- 
vait rester  fidèle  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie..  Le  résultat  auquel  il  est 
arrivé  a  été  assez  brillant  pour  qu'il  ne  soit  pas  sans  intérêt  de 
connaître  la  méthode  qu'il  a  suivie..  Un  mot  d'abord  sur  ses  habit- 
tudes  de  vie  et  sur  les  précautions  auxquelles  il  était  obligé  d'avoir 
recours  pour  ménager  sa  vue  affaiblie.  La  pièce  où  il  travaillait  était 
éclairée  par  deux  fenêtres.  L'une  des  deux,,  située  à  l'un  des  coins 
de  la  chambre,  était  percée  très  haut  dans  la  muraille.  C'était  par 
là  qu'arrivait  le  jour,  et  le  secrétaire  de  Prescott  avait  sa  chaise 
et  son  bureau  tout  auprès.  L'autre  était  au  contraire  couverte  de 
trois  rideaux  de  mousseline  bleue  superposés,  se  relevant  chacun 
à  l'aide  d'un  cordon  différent.  En  face  de  cette  fenêtre,  le  mur  était 
caché  par  un  grand  paravent  vert.  Le  bureau  de  Prescott,  soigneu- 
sement préservé  par  un  écran  de  la  lueur  du  foyer,  occupait  le* 
centre  de  la  chambre.  C'est  là  qu'il  se  plaçait  lorsqu'il  voulait  en^- 
tendre  lire  en  prenant  des  notes.  Il  s'asseyait  le  dès  tourné  à  Iki 
fenêtre,  de  façon  que  le  jour  qui  tombait  sur  son  papier  fût  un  jour 
adouci,  et  qu'en  levant  la  tête  il  reposât  ses  yeux  sur  la  couleur  verte; 
du  paravent.  Quand  au  contraire  il  voulait  lire  lui-même  (oe  quUl 
était  bien  rarement  en  état  de  faire),  il  approchait  sa.  chaise  de  la 
fenêtre  couverte  de  rideaux  de  mousseline,  que,  sans  lever  les  yeux 
de  son  livre,  il  abaissait  ou  relevait  sans  cesse.  U  était  sensible  aux 
moindres  variations  du  del,  et  il  ne  passait  pas  un  nuage  sur  le 
soleil  sans  qu'une  modification  quelconque  dans  la  distribution*  de 
la  lumière  ne  devînt  nécessaire.  Aussi  connaissait-il  les  cordons 
de  ses  différens  rideaux  comme  un  matelot  connaît  le  gréement  de 


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PBESCOTT   ET   SES   ŒUVRES.  211 

son  navire.  Ses  lectures  n'étaient  jamais  bien  longues.  Au  bout  de 
peu  de  temps,  il  revenait  à  son  bureau,  et  là,  assis  dans  sa  rocking- 
chair j  un  crayon  à  la  main,  tenant  sur  les  genoux  un  ingénieux 
appareil  appelé  noctographe  qui  lui  permettait  d'écrire  les  yeux 
fermés,  il  passait  de  longues  heures  à  écouter  la  voix  monotone  de 
son  secrétaire,  Tarrétant  à  chaque  instant  pour  prendre  des  notes 
ou  pour  mieux  graver  dans  sa  mémoire  les  faits  dont  l'importance 
le  frappait. 

C'est  dans  ce  cabinet,  où  il  semble  qu'il  devait  être  difficile  d'en- 
trer sans  un  sentiment  de  respectueuse  émotion,  que  Prescott  pas- 
sait de  longues  et  laborieuses  journées,  méthodiquement  partagées 
entre  les  lectures  auxquelles  il  prêtât  l'oreille,  et  un  travail  soli- 
taire, intérieur,  dont  son  infirmité  lui  avait  fait  prendre  l'habitude. 
U  se  levait  le  matin  de  très  bonne  heure  et  commençait  sa  journée 
par  une  promenade  à  cheval.  A  dix  heures,  son  secrétaire  venait; 
il  s  enfermait  alors  avec  lui,  et  jusqu'à  l'heure  du  goûter  (c'est-ii- 
d'ire  jusque  vers  une  heure)  il  prêtait  l'oreille  à  ses  lectures,  prenant 
parfois  lui-même  le  livre  quand  l'état  de  ses  yeux  le  lui  permet- 
tait, mais  toujours  pour  un  temps  très  court.  A  chaque  passage  qui 
attirait  son  attention,  il  disait  à  son  secrétaire  :  Marquez  cela,  ou 
bien  prenait  lui-même  des  notes  au  moyen  de  l'appareil  dont  nous 
avons  parlé.  Après  le  goûter,  il  s'enfermait  de  nouveau  dans  son 
cabinet,  mais  seul  cette  fois,  et  il  se  livrait  à  ce  travail  intérieur 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure.  Il  repassait  dans  son  esprit  les 
lectures  qu'il  venait  d'entendre,  méditait  sur  l'importance  relative 
(ies  faits  qui  venaient  d'être  portés  à  sa  connaissance,  faisait  son 
cboii  entre  ceux  qui  devaient  trouver  place  dans  son  histoire  et  ceux 
îu'il  lui  semblait  inutile  de  se  rappeler,  gravait  profondément  les 
premia^  dans  scm  incomparable  mémoire,  et  laissait  écouler  les 
autres.  Il  appelait  cela  sa  «  digestion.  »  A  six  heures,  soil  secrétaire 
revenait,  et  les  lectures  recommençaient  jusqu'à  huit.  11  ne  travail- 
lait jamais  après  son  dîner;  seulement  pendant  la  soirée  sa  femme, 
plus  tard  quelqu'un  de  ses  enfans  lui  lisait  les  publications  du  jour 
ou  même  quelque  ouvrage  d'une  intelligence  facile  et  qui  eût  un 
rapport  plus  ou  moins  direct  avec  ses  travaux.  Quant  à  ses  lec- 
tures sérieuses ,  à  celles  que  lui  avait  faites  son  secrétaire  durant 
l'après-midi,  il  les  a  digérait  »  le  soir,  la  nuit,  le  matin  pendant  sa 
promenade  à  cheval,  et  quand  le  lendemain  à  dk  heures  il  recom- 
mençait ses  travaux,  tout  ce  qu'il  avait  appris  la  veille  demeurait 
rangé,  classé  dans  sa  tête  jusqu'au  jour  où  il  lui  faudrait  mettre 
ces  matériaux  en  œuvre. 

Ce  jour  venu,  il  suspendait  ses  lectures  et  se  livrait  sans  partage 
au  travail  de  la  composition.  Ce  travail  était  encore  tout  intérieur; 
c'était  dans  sa  tête  qu'il  traçait  son  plan,  qu'il  maniait  et  remaniait 


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212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  phrases,  c'était  à  sa  mémoire  qu'il  confiait  le  soin  de  les  en- 
chaîner ensemble.  Tout  moment  lui  était  bon  pour  se  livrer  à  ce 
labeur  incessant  de  la  pensée;  il  composait  à  chaque  instant  de  la 
journée,  en  s'babillant,  en  mangeant,  en  attendant  le  sommeil  dans 
^on  lit,  mais  principalement  durant  les  longues  promenades  à  che- 
val qui  commençaient  sa  journée.  Nulle  part  il  ne  sentait  mieux 
venir  l'inspiration.  C'est  ainsi  qu'Alfieri  composait  les  plus  beaux 
vers  de  ses  tragédies  en  parcourant  d'un  galop  furieux  les  campa- 
gnes de  Florence;  toutefois  il  y^avait  entre  eux  cette.différence,  que 
rillustre  poète  était  un  des  premiers  cavaliers  de  l'Europe,  tandis 
que  notre  historien,  bien  qu'aifectionnant  des  allures  plus  sages, 
revenait  maintes  fois  à  la  maison  démonté  et  meurtri.  11  parait  au 
reste  que  cette  habitude  de  travailler  à  cheval  était  une  tradition 
de  famille.  Le  père  de  Prescott  en  faisait  autant.  Il  leur  arrivait 
souvent  de  sortir  le  matin  ensemble;  mais  comme  chacun  d'eux 
respectait  le  faible  de  l'autre,  en  quittant  la  maison  le  père  tour- 
nait à  droite,  le  fils  à  gauche,  et  ils  ne  se  revoyaient  plus  de  la 
promenade.  Il  était  rare  que  le  temps  consacré  par  Prescott  à  la 
méditation  çxcédât  deux  ou  trois  jours.  Une  fois  qu'il  avait  bien 
son  chapitre  dans  la  tête,  il  revenait  à  son  bureau,  et  tantôt  écri- 
vant, quand  l'état  de  ses  yeux  lui  permettait  de  le  faire,  tantôt 
dictant,  il  se  mettait  à  l'œuvre.  Si  l'inspiration  tardait  un  peu  à  ve- 
nir, son  remède  extrême,  surtout  quand  il  s'agissait  de  quelque  ba- 
taille à  raconter,  était  de  fredonner  une  romance  favorite  qui  com- 
mençait par  ces  mots  :  «  Oh  !  rendez- moi  seulement  mon  coursier 
arabe.  »  Toutefois  il  était  rare  qu'il  eût  besoin  d'avoû*  recours  à  ces 
moyens  désespérés,  et  le  plus  souvent  il  dictait  ou  écrivait  cou- 
ramment la  valeur  de  cinquante  ou  soixante  pages  sans  hésitation, 
sans  temps  d'arrêt,  comme  s'il  eût  récité  une  leçon  apprise  par 
cœur.  A  la  tin  de  sa  vie,  il  se  plaignait  de  ne  pouvoir  retenir  dans 
sa  tête  plus  de  quarante  pages  à  la  fois.  Il  se  faisait  lu:e  ensuite  ce 
qu'il  avait  écrit,  et  alors  commençait  un  travail  de  minutieuse  cor- 
rection, travail  qui  consistait  presque  toujours  pour  lui  à  raccour- 
cir, à  élaguer,  à  tempérer;  puis  il  laissait  de  côté  le  chapitre  ter- 
miné et  passait  à  un  autre,  se  réservant  d'y  revenu:  encore  une  ou 
plusieurs  fois  avant  de  livrer  l'ouvrage  à  l'impression. 

Quant  à  sa  conscience  comme  écrivain,  quant  à  l'exactitude  et  la 
profondeur  de  ses  recherches,  quant  à  l'esprit  méthodique  avec  le- 
quel il  dirigeait  ses  études,  il  nous  suffira,  pour  en  donner  une  idée, 
de  revenir  à  Y  Histoire  de  Ferdinand  et  d'Isabelle,  et  de  dire  qu'il 
ne  crut  pas  seulement  devoir  comprendre  dans  ses  lectures  tous  les 
ouvrages  français,  anglais,  espagnols,  qui  pouvaient  avoir  un  rap- 
port plus  ou  moins  direct  avec  l'objet  de  ses  travaux,  mais  qu'il  eut 
la  gloire  de  déchiffrer  le  premier  des  manuscrits  inconnus  aux  éru- 


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PRESCOTT   ET   SES   OEUVRES.  213 

dits  espagnols  eux-mêmes,  et  il  parait  que  ce  n'était  pas  toujours 
cliose  facile.  Bien  des  années  après,  son  secrétaire  parlait  encore 
avec  horreur  de  la  chronique  d'un  certain  Bemaldez,  que  Prescott 
considérait  comme  une  précieuse  trouvaille,  mais  dont  son  jeune 
lecteur  était  loin  d'avoir  gardé  d'aussi  bons  souvenirs.  «  Ce  vieux 
grimoire,  disait-il  plus  tard,  était  mon  plus  grand  ennemi,  et  je 
n'ouilierai  jamsds  les  heures  que  j'ai  passées  à  le  lire  et  le  relire  à 
M.  Prescptt.  J'avais  bien  de  la  peine  dans  les  commencemens  à  dé- 
chiilrer  cette  écriture,  et  je  faisais  tellement  de  fautes  que  je*  ne 
sais  comment  il  arrivait  à  me  comprendre;  mais  jamais  il  ne  témoi- 
gnait aucune  impatience.  »  Certains  chapitres,  entre  autres  celui 
sur  la  civilisation  des  Arabes,  coûtèrent  à  Prescott  sept  mois  de 
travail.  A  ce  compte,  on  ne  s'étonnera  pas  qu'il  ait  mis  sept  ans  à 
écrire  Y  Histoire  de  Ferdinand  et  d'Isabelle.  Si  l'on  ajoute  à  cela 
trois  années  d'études  préparatoires,  ce  furent  dix  années,  les  meil- 
leures de  sa  vie,  comme  il  le  disait  plus  tard,  qu'il  consacra  à  cet 
important  ouvrage. 

Chose  étrange,  loin  de  ressentir  un  empressement  bien  naturel 
à  recueillir  les  fruits  d'un  aussi  rude  labeur,  Prescott  eut  au  con- 
traire quelques  doutes  sur  l'opportunité  de  la  publication  de  ses 
trois  volumes.  11  consulta  son  père,  u  Celui  qui,  après  avoir  écrit  un 
livre,  ne  le  publie  pas  est  un  poltron,  »  répliqua  l'austère  vieillard. 
Cette  rude  réponse  mit  fm  aux  hésitations  de  Prescott.  V Histoire 
de  Ferdinand  et  d'Isabelle  parut  dans  les  derniers  jours  de  l'année 
183S.  Le  petit  monde  littéraire  de  Boston  l'attendait  avec  une  grande 
impatience.  Prescott  s'était  déjà  fait  une  sorte  de  réputation  dans 
cette  ville  par  quelques  articles  de  revue.  Il  y  était  personnelle- 
ment très  aimé,  et  de  plus  tout  le  monde  se  demandait  avec  curio- 
sité comment,  dans  une  œuvre  d'aussi  longue  haleine,  il  avait  pu 
triompher  des  difficultés  que  lui  opposait  son  inflrmitébien  connue. 
En  quelques  jours,  cinq  cents  exemplaires  furent  enlevés,  et  au  bout 
de  quatre  ou  cinq  semaines  la  première  édition  fut  complètement 
épuisée.  La  mode,  ce  puissant  auxiliaire  du  succès,  s'en  était  mêlée 
dès  le  premier  moment,  et  V Histoire  de  Ferdinand  et  d^ Isabelle 
était  sur-le-champ  devenue  à  Boston  le  présent  fashionable  de  nou- 
velle année.  L'éditeur  reçut  des  demandes  d'envoi  de  tous  les  coins 
de  l'Amérique,  et  en  peu  de  mois  il  vendit  plus  d'exemplaires  que 
d'après  les  termes  d'un  contrat  conclu  pour  cinq  années  il  n'avait 
le  droit  d'en  tirer.  Les  recueils  littéraires  étaient  remplis  des  arti- 
cles les  plus  élogieux.  On  en  vint  bientôt  à  se  disputer  sur  le  lieu 
de  la  naissance  de  l'auteur,  et,  un  journal  ayant  avancé  qu'il  était 
né  à  Boston,  la  feuille  publique  de  Salem  protesta  vivement  contre 
cette  prétention  mal  fondée.  Enfin,  pour  comble  de  gloire,  un  pré- 
dicateur annonçait  à  Prescott  l'intention  de  prendre  sa  vie,  son  in- 


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2là  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

firmité,  les  difficultés  qu'il  avait  eu  à  vaincre,  âon  énergie  et  la 
récompense  qu'il  avait  reçue  pour  sujet  de  son  prochain  sermon* 

Cette  histoire  dont  un  pareil  enthousiasme  saluait  l'apparition 
est  certainement  un  ouvrage  d'un  grand  mérite.  Prescott  y  déploie 
une  merveilleuse  aptitude  à  saisir  et  à  mettre  en  relief  le  trait  sail- 
lant des  divers  personnages  autour  desquels  l'intérêt  se  concentre, 
la  douceur  virile  d'Isabelle,  Thabileté  terre-à-terre  de  Ferdinand, 
le  génie  naïf  de  Colomb,  l'humeur  intraitable  de  Ximenès.  Enfin  il 
faut  reconnaître  l'heureux  effet  de  certains  épisodes  qui  se  déve- 
loppent au  milieu  du  cadre  un  peu  resserré  du  livre,  comme  dans 
un  paysage  obscur  se  détache  un  endroit  frappé  par  un  rayon  de 
soleil;  mais  en  faisant  l'éloge  nous  avons  du  même  coup  fait  la  cri- 
tique. Une  bonne  histoire  ne  doit  point  avoir,  selon  nous,  d'épi- 
sodes. Il  ne  faut  pas  que  l'auteur,  s' abandonnant  complaisamment 
à  ses  préférences,  donne  à  telle  portion  de  son  récit  une  étendue  et 
un  soin  démesurés,  sauf  à  rétablir  l'équilibre  en  raccourcissant  ar- 
bitrairement ou  en  négligeant  telle  autre.  Sans  doute  il  n'est  pas 
possible  qu'un  long  récit  conserve  depuis  le  commencement  jus- 
qu'à la  fin  un  intérêt  toujours  égal.  Les  événemens  ont  leur  carac- 
tère, on  pourrait  dire  leur  personnalité,  indépendamment  de  celui 
qui  les  raconte;  mais  il  faut  que  ces  inégalités  de  Tintérêt  soient  le 
fait  de  l'histoh-e  et  non  le  fait  de  l'historien.  Un  peintre  peut  dessi- 
ner d'une  main  plus  savante,  peindre  de  couleurs  plus  brillantes 
les  figures  situées  an  premier  plan  d'un  tableau,  et  tracer  avec  nn 
crayon  moins  soigneux,  revêtir  de  teintes  plus  ternes  celles  quî  sont 
destinées  à  se  perdre  dans  l'éloignement  de  la  perspective.  L'his- 
torien n'a  pas  cette  licence.  Il  est  bien  plutôt  semblable  à  l'archi- 
tecte, à  qui  on  ne  pardonnerait  pas  de  ciseler  profondément  telle 
pierre  d'une  façade,  et  de  laisser  à  l'état  fruste  les  autres,  tfnè 
œuvre  d'histoire  est  comme  un  monument;  la  proportion,  l'harmo- 
nie, en  sont  les  impérieuses  lois.  Si  on  viole  ces  lois,  on  peut  arri- 
ver à  des  beautés,  on  n'arrivera  pas  à  la  beauté. 

Peut-être  Prescott  ne  s'est-il  pas  assez  souvenu  de  ces  étemels 
principes.  Hâtons-nous  de  dire  que  le  sujet  dont  il  s'occupait  prê- 
tait singulièrement  à  l'erreur  dans  laquelle  il  est  tombé.  La  période 
dont  il  entreprenait  de  donner  l'histoire  embrasse  plus  de  cent 
années,  et  cent  années  remplies  peut-être  des  plus  grands  événe- 
mens dont  l'Espagne  ait  été  le  théâtre.  Au  dedans,  après  une  lon- 
gue période  de  guerres  civiles ,  une  brusque  transformation  s'opère 
dans  sa  constitution,  et  elle  cesse  d'être  une  expression  géogra- 
phique servant  à  désigner  la  péninsule  comprise  entre  les  Pyrénées 
et  le  détroit  de  Gibraltar,  pour  devenir  la  nation  une  et  redoutable 
dont  les  monarques  devaient  pendant  un  siècle  faire  trembler  l'Eu- 
rope. A  côté  de  ce  mouvement  national,  une  grande  révolution  po- 


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PRESCOrr   ET  SES  OEUVRES.  '  21,5 

lîtique  s'accomplit  dans  son  sein.  La  couronne,  s' appuyant  sur  les 
cortès,  brise  et  réduit  au  rôle  de  courtisans  ces  orgueilleux  sei- 
gAeurs^  de  Castille  et  d'Aragon  qui  forment  encore  aujourd'hui  Ta- 
ristocralie  la  plus  fermée  de  TBurope.  Dix  ans  suffisent  à  Ferdinand. 
et  à  Isabelle  pour  arriver  à  ce  résultat,  que  la  politique  constante 
de  nos  rois  depuis^  Louis  VI  jusqu'à  Louis  XI  avait  vainement  pour- 
suivi. Au  dehors,  les  armées  espagnoles  sont  toujours  en  campagne  : 
elles  luttent  avec  la  France  dans  les  plaines  du  Roussillon  et  sur  les 
bords  du  Garîgliano;.  elles  chassent  de  TËspagne  les  sectateurs  du 
Coran,  et,  franchissant  le  détroit,  vont  porter  la.  guerre  jusque  sur 
leur  territoire. 

Les  étroites  limites  dans  lesquelles  il  entendait  se  renfermer  ne 
permettaient  pas  à  Prescott  de  mesurer  d'après  leur  importance  his- 
torique la  place  qu'il  donnait  à  chacun  de  ces  grands  faits.  Aussi, 
dans  la  crainte  que  son  ouvrage  n'eût  d'autre  mérite  que  celui  d'une 
exposition  claire,  judicieuse,.méthodique,  des  événemens principaux, 
d'uue  époque  importante». il  a  fait  choix,  comme  nous  le. disions 
tout  à  rheure,  d'un  certain  nombre  d'épisodes  dans  le  développe- 
ment desquels  il  s'est  complu.  Les  guerres  avec  les  Arabes  et  la 
conquête  de. Grenade  dans  la  première  partie,  les  luttes  avec  la 
France  et  les  exploits  de  Gonzalve  de  Cordoue  dans  la  seconde,  tieur 
nent  une  place  qu'on  a  peine  à  vouloir  moins  grande,  car  ce  sont, 
les  plus  belles  pages  du  livre,  mais  qu'on,  ne  saurait  cependant 
s'empêcher  de  reconnaître  pour  exagérée.  On  paie  ensuite  le  plaisir 
qu'on  agoûté  en  sentant  lUntérêt  languir  et  l'attention  se  distraire 
à  la  lecture  de  certains  chapitres  où  des  incidens  d'une  véritable  im- 
portance sont  racontés  avec  trop  de  brièveté.. En  prenant  son  p^rti: 
d'allonger  un  peu  son  œuvre,  tout  en  remontant  peut-être  un  peu. 
moins  loin  en  arrière,  en  sachant  ajouter  et  en. sachant  retrancher, 
Prescott  aurait  pu  faire  de  Y  Histoire  de  Ferdinand  eLd*  Isabelle  une 
de  ces  œuvres,  achevées  qui  défient  la  critique  et  demeurent  comme 
des  modèles.  Ses  compatriotes,  on  l'a  vu,  n'y  trouvaient  rien  à  re- 
dire; mais  pour  nous,  qui  savons  ce  qu'il  était  capable  de  faire, 
nous  croyons  lui  rendre  hommage  en  nous  montrant  un  peu  plus 
sévère, 

II. 

L'éclatant  succès  de  son  premier  ouvrage  eut,  comme  on  peut 
penser,  pour  résultat  d'affermir  Prescott  dans  sa  vocation  et  de 
montrer  à  sa  famille  comme  à  lui-même  qu'il  ne  s'était  pas  trompé. 
A. partir  de  la  publication  de  Ferdinand  et  Isabelle^  il  est  bien  vé- 
ritablement un  homme  de  lettres.  11  ne  vit  plus  que  pour  le  tra- 
vail, pour  l'histoire,  pour  le  passé.  Sa  vie  s'écoule  dans  une  paisible 


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216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

uniformité;  la  publication  successive  de  ses  divers  ouvrages  et  quel- 
ques-unes de  ces  épreuves  inévitables  dont  l'existence  la  plus  heu- 
reuse est  traversée  en  marquent  seules  les  étapes.  Parmi  ces  épreuves 
se  place  au  premier  rang  la  perte  de  l'aînée  de  ses  enfans,  une 
petite  fille  de  quatre  ans,  sa  favorite  entre  toutes.  «  Jamais  je  ne 
pourrai  souffrir  tout  ce  que  j*ai  souffert  alors,  écrivait-il  quinze  ans 
plus  tard,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible  de  verser  deux  fois 
des  larmes  aussi  amères.  »  Cette  mort  tourna  son  esprit  vers  des 
pensées  d'un  ordre  plus  élevé  et  plus  sérieux  encore  que  ses  occu- 
pations ordinaires.  Elle  fut  pour  lui  l'occasion  de  vérifier  la  solidité 
de  ses  croyances  chrétiennes  et  de  chercher  à  sa  foi  un  fondement 
plus  solide  que  des  traditions  d'enfance.  Il  poursuivit  ce  travail  avec 
la  même  conscience,  la  même  recherche  impartiale  de  la  vérité  qu'il 
apportait  dans  ses  études  historiques,  faisant  dans  ses  lectures  la 
part  égale  aux  adversaires  et  aux  partisans  de  la  religion  révélée, 
opposant  Hume  à  Butler  et  Gibbon  à  Paley.  Le  premier  fruit  de  ses 
études  fut  de  l'affermir  dans  les  convictions  de  la  philosophie  déiste. 
Il  conclut  ensuite  à  l'authenticité  des  Écritures  et  à  la  supériorité 
du  christianisme  comme  doctrine  morale;  mais  il  fut  en  même  temps 
amené,  nous  dit  M.  Ticknor,  «  à  rejeter  délibérément  les  doctrines 
communément  appelées  orthodoxes,  dont  il  ne  trouvait  trace  ni  dans 
les  Évangiles  ni  dans  le  reste  du  Nouveau-Testament.  »  Cette  asser- 
tion de  M.  Ticknor  nous  est  au  reste  confirmée  par  une  lettre  de 
Prescott,  dans  laquelle  nous  trouvons  les  lignes  suivantes  :  «  J'ai 
grandement  choqué  une  dame  en  lui  disant  que  j'étais  unitarien.  Ce 
mot  est  en  abomination  ici  (en  Angleterre)  à  l'égal  du  nom  de  juif, 
de  mahométan,  d'infidèle  ou  de  pire  encore,  car  on  considère  un 
unitarien  comme  un  loup  au  milieu  des  brebis.  »  Ainsi  Prescott  était 
un  disciple  de  cette  forme  nouvelle  ou  plutôt  renouvelée  du  chris- 
tianisme que,  depuis  le  commencement  du  siècle,  l'éloquence  et  les 
vertus  de  Channing  popularisaient  en  Amérique.  Il  ne  paraît  pas 
toutefois  qu'il  ait  jamais  adhéré  à  l'unitarianisme  d'une  façon  bien 
ferme,  ni  connu  ce  repos  de  l'âme  qu'on  éprouve  à  sentir  ses  doc- 
trines assises  sur  une  base  inébranlable.  Huit  ans  plus  tard,  l'in- 
quiétude de  son  esprit  devait  le  provoquer  à  de  nouvelles  recher- 
ches. Ce  second  examen  l'éloigna  davantage  encore  des  doctrines 
orthodoxes;  mais  il  ne  trouva  pas  au  bout  de  ses  travaux  la  tran- 
quillité d'esprit  après  laquelle  il  soupirait.  «  La  polémique  et  la 
critique  religieuses,  écrivait-il,  au  lieu  d'asseoir  les  principes  et 
d'éclaircir  les  doutes,  ne  sont  bonnes  qu'à  ébranler  les  uns  et  à  mul- 
tiplier les  autres.  Vivre  suivant  l'honnêteté,  agir  suivant  l'équité, 
craindre  et  aimer  Dieu,  aimer  son  prochain  comme  soi-même,  voilà 
la  vraie  religion.  Je  m'attacherai  donc  aux  grandes  vérités  morales 
enseignées  par  le  christianisme,  me  contentant  pour  le  reste  d'at- 


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PRESCOTT    ET    SES   OEUVRES.  217 

tendre  les  enseignemens  de  la  mort  et  d'adorer  Dieu.  »  Si  au  point 
de  vue  orthodoxe  Prescott  n'était  qu'à  demi  et  imparfaitement 
chrétien,  il  l'était  profondément  au  point  de  vue  moral  par  sa  ma- 
nière de  vivre  et  par  sa  sollicitude  constante  pour  le  perfectionne- 
ment de  son  âme.  11  était  scrupuleux  à  l'excès;  sa  conscience  délicate 
se  tenait  toujours  en  éveil,  et  la  liberté  de  l'esprit  ne  nuisait  en  rien 
chez  lui  à  la  sévérité  de  la  discipline  intérieure.  Pour  triompher  des 
tentations  auxquelles  il  se  reprochait  sans  cesse  de  succomber,  il 
avait  recours  à  un  système  de  résolutions  qui  était  chez  lui  une 
habitude  très  ancienne,  remontant  aux  premières  années  de  sa  vie 
d'université.  11  avait  même  trouvé  un  singulier  remède  à  ses  dé- 
faillances et  une  singulière  sanction  aux  lois  qu'il  s'imposait.  Quand 
il  avait  inscrit  sur  son  journal  une  résolution ,  il  ouvrait  un  pari 
avec  un  de  ses  amis  :  si  un  certain  délai  s'accomplissait  sans  qu'il 
î  eût  manqué,  son  ami  versait  la  somme  convenue;  sinon,  c'était 
lui  qui  payait  l'amende.  Ce  qu'il  y  avait  d'étrange,  c'est  qu'à  Pres- 
coUseiù  revenait  le  droit  de  décider  quel  était  le  gagnant  et  le  per- 
dant dans  ce  mystérieux  marché.  Bien  souvent  il  venait  trouver  son 
ami,  et  versait  silencieusement  entre  ses  mains  une  somme  plus  ou 
moins  considérable,  ou  bien  au  contraire  il  réclamait  de  lui  avec  un 
rire  satisfait  le  paiement  d'une  vingtaine  de  dollars,  sans  que  celui- 
ci  sût  jamais  ce  qui  lui  valait  cette  aubaine  ou  ce  petit  désagré- 
ment. Inutile  de  dire  que  Prescott  était  beaucoup  plus  souvent 
perdant  que  gagnant,  ce  qui  fait  plus  d'honneur  à  sa  délicatesse 
qu'à  sa  volonté. 

Cette  réglementation  minutieuse  de  la  vie  morale  ne  faisait  guère 
an  reste  chez  Prescott  que  reproduire  la  stricte  réglementation  de 
la  vie  matérielle.  L'état  toujours  chancelant  de  sa  santé  l'avait  con- 
damné à  une  régularité  dans  sa  manière  de  vivre  qui,  vers  la  fin,  de- 
vait s'empreindre  de  quelques  bizarreries.  11  avait  peu  à  peu  intro- 
duit dans  son  existence  une  sorte  d'élément  automatique  dont  tous 
ceux  qui  l'approchaient  étaient  frappés.  «  Je  ne  pouvais  m'empêcher 
decraindre,  nous  dit  un  de  ses  secrétaires,  tant  il  était  systématique 
et  tant  il  faisait  toute  chose  par  règle  et  par  compas,  qu'il  ne  finît 
par  devenir  une  sorte  de  machine  et  de  pendule,  incapable  d'aspi- 
rer à  la  renommée  et  à  la  gloire.  »  Grâce  à  Dieu,  les  manies  de  notre 
iiistorieû  ne  l'entraînèrent  pas  jusque-là,  et  l'inflexibilité  de  ses 
habitudes  ne  l'empêchait  pas  d'apporter  dans  ses  relations  sociales 
beaucoup  d'abandon  et  de  cordialité.  11  aimait  le  monde  et  dans 
une  certaine  mesure  le  plaisir,  prenant  part  à  la  conversation  avec 
beaucoup  de  gaîté,  entendant  fort  bien  la  plaisanterie,  et  étant 
même  sujet  à  des  accès  d'un  rire  inextinguible  dont  il  n'était  pas 
toujours  niaitre  de  modérer  les  éclats.  Cette  facilité  d'humeur, 
jointe  à  une  bonté  exquise,  l'avait  rendu  très  populaire  à  Boston. 


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21S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Aussi  n*était-îl  personne  dont  on  attendît  avec  autant  d'impatience 
l'arrivée  quand  il  s'était  annoncé  quelque  part,  personne  qui  lais- 
sât derrière  lui  un  plus  grand  vide  quand  au  coup  de  dix  heures  il 
disparaissait  sans  bruit. 

A  en  croire  Prescott  sur  parole,  un  des  défauts  contre  lequel  il 
avait  le  plus  de  mal  à  lutter  était  une  propension  constante  à  la 
paresse  et  au  découragement.  A  qui  lit  sa  biographie  de  l'œil  le 
plus  attentif,  il  est  difficile  cependant  d'apercevoir  à  quel  moment 
il  s'est  adonné  à  ce  penchant  et  quel  espace  remplissent  ces  accès 
de  découragement.  C'est  ainsi  que  quatre  mois  â  peine  après  la 
publication  de  Ferdinand  et  Isabelle^  c'est-à-dire  au  printemps  de 
1839,  nous  le  voyons  écrire  en  Espagne  pour  obtenir  l'em^  de 
documens  relatifs  à  l'histoire  de  la  conquête  du  Mexique,  et,  plein 
d'ardeur  pour  ce  nouveau  sujet,  commencer  un  vaste  cours  de  lec- 
tures générales  et  préparatoires.  Grande  fut  sa  joie  quand  arrivè- 
rent d'Espagne  les  précieuses  caisses  de  manuscrits  qu'il  avait 
demandés,  et  il  s'occupait  avec  ardeur  d'en  dépouiller  le  contenu 
quand  un  nouveau  contre-temps  d'une  nature  bien  différente  de 
ceux  qu'il  avait  traversés  jusque-là  vint  l'interrompre  au  milieu  de 
ses  travaux,  et  faillit  lui  faire  abandonner  à  jamais  son  dessein. 

L'Amérique  comptait  aloi's  au  nombre  de  ses  littérateurs  les  plus 
distingués  le  romancier -historien  Washington  Irving,  plus  connu 
en  France  par  les  compositions  gracieuses  du  Sketch  Book  que  par 
ses  autres  travaux  plus  sérieux,  la  Vie  de  Colomb  et  la  Chronique 
de  Grenade^  dont  la  publication  avait  précédé  celle  de  Ferdinand 
et  Isabelle.  Il  semble  qu'une  fatalité  contrariante  se  soit  toujours 
appliquée  à  diriger  vers  les  mêmes  sujets  l'attention  de  ces  deux 
écrivains.  Prescott  était  absorbé  depuis  un  an  déjà  dans  Y  Histoire 
de  la  conquête  du  Mexique  quand  il  apprit  d'un  ami  commun  que 
Washington  Irving  l'avait  devancé  dans  cette  voie.  Cet  ami  lui  don- 
nait bien  l'assurance  qu'à  la  nouvelle  de  cette  rivalité  Irving  avait 
protesté  de  sa  répugnance  à  entrer  ainsi  en  lutte  avec  l'historien 
de  Ferdinand  et  d'Isabelle,  et  qu'il  avait  annoncé  l'intention  de 
lui  abandonner  le  terrain  sur  lequel  ils  avaient  mis  le  pied  tous 
deux  en  même  temps;  mais  le  moyen  d'entreprendre  une  œuvre, 
d'une  aussi  longue  haleine  sur  des  renseignemens  aus^  vagues? 
Dans  cette  délicate  conjoncture,  Prescott  prit  le  seul  parti  digne  de 
lui,  digne  aussi,  on  va  le  voir,  de  l'homme  auquel  il  «ivait  affaire, 
celui  de  s'expliquer  franchement  avec  Irving.  Un  échange  de  let- 
tres courtoises  eut  lieu,  lettres  qui  pour  l'honneur  de  tous  deux 
vaudraient  la  peine  d'être  citées  ici  en  entier.  Dans  cette  corres- 
pondance, Washington  Irving  donnait  acte  à  Prescott  de  l'abandon 
définitif  qu'il  faisait  en  sa  faveur  du  sujet  disputé.  Peut-être  Pre- 
scott eût-il  de  moins  bon  cœur  accepté  cet  abandon,  s'il  eût  pu 


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PRESCOTT   ET  SES   OEUVRES.  219 

savoir  du  même  coup  combien  il  était  pénible  à  son  rival.  «  Quand 
j'ai  fait  ce  sacrifice  à  M.  Prescott,  écrivait  bien  des  années  après 
Washington  Irving,  c'était  mon  pain  en  quelque  sorte  que  je  lui  sa- 
crifiais, car  je  comptais  sur  le  profit  que  je  retirerais  de  cet  ou- 
vrage pour  refaire  un  peu  mes  finances  délabrées.  Ma  situation  de 
fortune  aurait  été  transformée.  Néanmoins  je  ne  regrette  pas  ce 
que  j'ai  fait.  » 

L'esprit  tranquille  de  ce  côté,  Prescott  se  remit  à  l'ouvrage  avec 
plus  d'ardeur  que  jamais,  persévérant  dans  la  méthode  qu'il  avait 
suivie  durant  la  composition  de  Ferdinand  et  Isabelle.  Les  diflicul- 
tés  qu'il  avait  à  vaincre  étaient  d'ailleurs  loin  d'être  aussi  grandes. 
Aussi  l'ouvrage  fut-il  terminé  au  bout  de  cinq  années.  \J Histoire  de 
la  conquête  du  Mexique  parut  le  6  décembre  18i3.  On  sait  le  succès 
universel  qu'elle  a  obtenu.  Cette  histoire  est  devenue  un  ouvrage 
classique  dans  la  littérature  américaine,  et  on  peut  dire  dans  la  lit- 
térature du  siècle.  Elle  a  du  reste  la  singulière  bonne  fortune  de  sa^ 
tisfaire  à  l'une  des  conditions  que  les  arbitres  du  goût  proclamaient 
jadis  indispensables  au  succès  et  à  la  perfection  d'œuvçes  d'un  autre 
genre.  On  est  bien  revenu  aujourd'hui  de  la  règle  des  trois  unités,  et 
nos  auteurs  modernes^  qui  n'étudient  guère  Aristote,  ne  se  soucient 
pas  beaucoup  non  plus  de  savoir  si  leurs  pièces  auraient  plu  à  Scu- 
déri.  11  est  cependant  une  règle  dont  toutes  leurs  hardiesses  ne  sau- 
raient affranchir  les  écrivains  de  nos  jours,  parce  qu'au  lieu  d'être  un 
précepte  d'école  elle  a  toute  la  force  d'une  loi  de  l'art:  c'est  l'unité 
d'objet.  Cette  unité  est  la  loi  du  poète  tragique  ou  comique,  elle 
est  la  loi  du  romancier;  elle  est  aussi  dans  une  certaine  mesure  la 
loi  de  l'historien.  Seulement  c'est  affaire  à  lui  d'y  arriver  à  force 
d'habileté,  en  rattachant  avec  persévérance  à  une  pensée  dominante 
les  fils  épars  des  événemens.  11  est  bien  rare  qu'il  trouve  sur  ce 
point  sa  besogne  toute  faite,  et  qu'il  puisse,  sans  rien  sacrifier  de 
la  vérité,  arriver  à  égaler  cette  unité  artificielle  qu'on  est  en  droit 
d'exiger  rigoureusement  dans  le  domaine  de  la  fiction.  Prescott  s'est 
trouvé  sous  ce  rapport  merveilleusement  secondé  par  son  sujet. 
L'entreprise  qu'il  racontait  n'avait  qu'un  héros,  Fernand  Cortez, 
elle  n'avait  qu'un  objet,  la  prise  de  Mexico.  Lile  fois  la  capitale 
Ses  Aztecs  tombée,  la  conquête  est  finie.  Pendant  toute  la  durée  de 
l'expédition,  l'intérêt  se  concentre  autour  d'un  seul  homme,  et  Tac- 
tion  tend  vers  un  seul  but.  Nous  ne  connaissons  pas  beaucoup 
d'exen^ples  d'une  histoire  réunissant  ainsi  en  elle  les  conditions 
d'une  oiuvre  d'imagination.  Ces  apparences  faciles  ne  laissent  pas 
cependant  de  cacher  quelques  écueils.  L'héroïque  invraisemblance 
et  le  caractère  véritablement  épique  de  cette  campagne  dirigée  par 
une  poignée  d'hommes  contre  un  empire  immense  rappelaient  trop 
les  chroniques  de  la  chevalerie  errante  et  la  légende  de  Roland 


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|0  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  --   _ 

>ouf  que  la  moindre  exagération  de  couleurs,  le  moindre  éclat  de 
ion  n'eût  pas  refroidi  l'intérêt  en  jetant  l'esprit  dans  une  certsûne 
défiance.  Prescott  a  vu  le  danger,  et  s'est  soigneusement  préoccupé 
de  l'éviter.  Peut-être  devons-nous  à  cette  préoccupation  l'étude 
approfondie  sur  la  civilisation  antérieure  du  Mexique  qui  ouvre  le 
premier  volume.  Cette  étude,  qui,  tout  en  mettant  la  curiosité  en 
éveil,  dirige  en  môme  temps  l'esprit  vers  les  plus  graves  problèmes, 
suffirait  à  elle  seule  pour  donner  à  V Histoire  de  la  conquête  du 
Mexique  le  caractère  d'une  œuvre  de  science  historique  ;  mais  où 
triomphe  véritablement  la  manière  à  la  fois  sobre  et  habile  de 
Prescott,  c'est  dans  le  soin  qu'il  prend  de  ne  pas  faire  à  la  por- 
tion guerrière  de  son  récit  une  place  trop  grande,  de  ne  pas  se 
complaire  uniquement  dans  les  descriptions  et  les  combats,  de  ne 
pas  laisser  dans  l'ombre  le  caractère  semi-religieux  dont  leur  ex- 
pédition se  revêtait  aux  yeux  des  Espagnols.  Sans  cesse  il  met  en 
relief  ce  côté  saisissant  et  vrahnent  original  de  l'aventure  tentée 
par  Femand  Gortez.  Aussi  en  a-t-il  été  récompensé,  et  aucune  page 
de  son  livre  ne  le  cède  en  intérêt  à  celles  où  nous  voyons  Cortez 
tantôt  s' acharnant  au  péril  de  sa  vie  à  la  destruction  des  idoles  et 
tout  prêt,  comme  Pôlyeucte, 

A  mourir  dans  leur  temple  ou  les  y  terrasser, 

tantôt  s' obstinant,  en  dépit  des  protestations  du  sage  frère  01- 
méida,  à  faire  administrer  le  baptême  à  deux  ou  trois  mille  mal- 
heureux à  peine  remis  de  l'épouvante  que  leur  avaient  causée  la 
vue  des  chevaux  et  le  bruit  du  canon,  tantôt,  pour  faire  arriver  aux 
oreilles  des  infidèles  les  purs  et  sévères  préceptes  de  la  doctrine 
évangélîque,  se  servant  de  l'intermédiaire  d'une  jeune  Indienne 
convertie,  dont  il  ne  paraît  pas  que  lui-même  ait  eu  le  courage  de 
repousser  la  tendresse  passionnée.  Si  l'on  ajoute  à  cela  des  récits 
de  combats  qui  rappellent  ceux  de  Y  Iliade^  des  descriptions  qui 
font  penser  aux  Martyrs^  l'on  comprend  que  \ Histoire  de  la  con- 
quête du  Mexique  tienne  le  premier  rang  dans  la  littérature  améri- 
caine, et  l'on  est  forcé  de  convenir  que  dans  notre  vieille  Europe  il . 
n'est  pas  aisé  de  trouver  un  ouvrage  du  même  genre  qu'on  puisse 
de  propos  délibéré  mettre  au-dessus. 

Bien  peu  de  temps  après  Y  Histoire  de  la  conquête  du  Mexique 
dans  la  chronologie  de  la  vie  de  Prescott,  bien  loin  en  arrière  à  con- 
sidérer le  rang  qu'elle  mérite  de  tenir  dans  ses  œuvres,  vient  r^i>- 
toire  de  la  conquête  du  Pérou.  Cette  histoire  est  inférieure  de  tout 
point  à  la  précédente,  moins  peut-être  à  raison  de  la  manière  dont 
le  sujet  a  été  traité  qu'à  raison  du  sujet  lui-même  et  de  la  diffé- 
rence dans  l'intérêt  que  les  deux  expéditions  et  les  héros  des  deux 


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PRESCOTT   ET   SES   OEDVaES.  221 

conquêtes  sont  de  nature  à  inspirer.  Nous  n'aurions  donc  point  à 
nous  y  arrêter,  si  elle  n'avait  pour  nous  un  mérite  spécial,  celui  de 
nous  donner  à  connaître  ou  plutôt  à  deviner  les  sentimens  véritables 
de  Prescott  sur  une  question  bien  grave,  la  plus  grave  qui  depuis 
la  guerre  de  l'indépendance  ait  été  agitée  de  l'autre  côté  de  l'Atlan- 
tique, sur  l'abolition  de  l'esclavage.  Tout  le  monde  sait  de  quelles 
cruautés  les  conquérans  espagnols  du  ivi'  siècle  se  rendirent  cou- 
pables à  l'égard  des  Indiens,  principalement  au  Pérou,  et  de  quel 
poids  le  joug  de  l'esclavage  pesa  sur  les  malheureux  Incas.  Tout 
le  monde  sait  aussi  les  généreux  efforts  de  Las  Cases  pour  adoucir 
leurs  souffrances  et  pour  faire  proclamer  le  principe  de  leur  in- 
dépendance. L'un  des  principaux  épisodes  qu'avait  à  raconter  Pres- 
cott était  l'histoire  de  la  terrible  révolte  provoquée  par  la  publica- 
tion d'une  série  d'ordonnances  du  conseil  des  Indes,  rendues  sous 
l'inspiration  de  Las  Cases,  et  qui,  sans  garder  peut-être  tous  les 
ménagemens  nécessaires,  devaient  conduire  les  Indiens  à  la  li- 
berté dans  un  temps  plus  ou  moins  long.  Prescott  ne  pouvait  donc 
échapper  à  la  nécessité  d'apprécier  ces  ordonnances,  et  de  raconter 
en  même  temps  la  fin  tragique  de  celui  à  qui  le  gouvernement 
espagnol  confia  la  dangereuse  mission  de  les  mettre  en  pratique, 
OB  certain  Blasco  Nunez,  homme  énergique  et  courageux,  mais  qui, 
augmentant  par  son  caractère  âltier  les  dU&cultés  de  sa  tâche,  finit 
par  succomber  sous  le  poids  de  sa  généreuse  tentative.  On  s'attend 
qu'en  faisant  tout  au  plus  des  réserves  quant  à  l'opportunité  de  ces 
ordonnances  et  quant  à  la  conduite  de  Nunëz,  Prescott  va  au  moins 
rendre  hommage  à  la  noblesse  de  l'entreprise  et  pousser  comme  un 
cri  de  joie  en  voyant  les  principes  de  la  liberté  humaine  proclamés 
hautement  pour  la  première  fois  sur  le  sol  américain.  Bien  loin  de 
là,  il  n'a  que  blâme  pour  le  conseil  des  Indes,  pour  Las  Cases,  au- 
teur de  ces  ordonnances.  Quant  à  Blasco  Nunez,  ce  premier  mar- 
tyr de  la  cause  abolitioniste,  c'est  à  peine  s'il  trouve  en  sa  faveur 
quelques  paroles  de  sympathie  qu'il  se  hâte  de  racheter  par  les  plus 
amères  critiques.  N'en  soyons  pas  trop  surpris.  A  l'époque  où  écri- 
vait Prescott,  il  fallait  même  dans  les  pays  du  nord  un  grand  cou- 
rage moral  pour  professer  ouvertement  les  doctrines  abolitionistes. 
Il  n'y  avait  guère  plus  de  dix  ans  que  la  ville  de  Boston  avait  été 
témoin  de  scènes  de  désordres  occasionnées  par  une  propagande  anti- 
esclavagiste peut-être  un  peu  imprudente,  et  depuis  ce  moment,  par 
une  convention  tacite,  on  gardait  le  silence  sur  cette  redoutable 
question.  C'est  donc  à  la  crainte  de  soulever  une  tempête  autour  de 
son  livre  et  d'être  soupçonné  de  connivence  avec  une  secte  discré- 
ditée qu'il  est  juste,  selon  nous,  d'attribuer  la  réserve  de  Prescott 
au  sujet  des  ordonnances  et  la  sévérité  de  son  jugement  sur  le  mal- 
heureux Nunez.  La  vérité  est  que,  tout  en  déplorant  sincèrement 


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222  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ce  que  dans  d*antres  passages  de  ses  écrits  il  appelle  constamment 
la  peste  de  l'esclavage,  il  était  surtout  frappé  du  danger  qu'il  y  aurait 
à  marcher  trop  vite  en  besc^ne.  Cette  crainte  le  poussait  même  à 
ressentir  une  certaine  impatience  contre  les  philanthropes  dont  le 
zèle  ne  pouvait  se  résigner  à  voir  raffrancbisaementdes  nègres  remis 
*à  une  aussi  lointaine  échéance,  et  il  en  voulait  un  peu  à  ceux  qui  se 
préoccupaient  trop  constamment  de  ce  problème.  «  Lorsqu'un  Van-- 
kecy  écrit'il  quelque  part,  fait  son  apparition  dans  un  cercle  de  Lon- 
dres, la  première  question  qu'on  lui  adresse,  c'est  :  êtes-vous  pour 
ou  contre  l'esclavage?  et  on  règle  sa  conduite  avec  lui  en  consé- 
quence. Quand  un  Anglais,  met  le  pied  sur  notre  sol,  ne  trouverait-il 
pas  étrange  qu'on  lui  demandât  :  Êtes- vous,  oui  ou  non,  d'avis  de 
faire  avaler  de  l'opium  aux  Chinois?  comme  s'il  y  avait  là  morale- 
ment et  socialement  une  pierre  de  touche  à  consulter  pour  rom- 
pre avec  lui  ou  lui  faire  fête.  »  Ainsi  Prescott  ne  semble  même  pas 
avoir  compris  combien  profonde  est  la  répulsion  que  doit  inspirer 
l'esclavage,  et  combien  naturellement  cette  répulsion  rejaillit  sur 
ses  partisans.  C'est  surtout  ce  ton  léger  et  indifférent  qu'on  serait 
en  droit  de  lui  reprocher  plutôt  que  ses  hésitations  sur  le  remède 
à  apporter  au  fléau,  plutôt  que  la  timidité  qui  lui  faisait  préférer 
un  mal  présent  et  connu  à  un  avenir  incertain  et  plein  de  périls. 

Peut-être  aussi  ces  opinions  qui  toous  contristent  s'expliquent- 
elles  chez  Prescott  par  la  fidélité  qu'il  se  croyait  tenu  de  garder  à 
un  certain  ensemble  de  doctrines  sociales  et  politiques.  Prescott 
était  loin  cependant  d'être  ce  qu'on  appelle  un  homme  politique. 
Bien  plus,  il  avait  de  la  vie  publique,  de  ses  émotions,  de  ses 
orages,  une  sorte  de  crainte  bien  rare  chez  un  Anglo-Saxon.  «  11 
prenait  peu  d'intérêt,  nous  dit  M.  Ticknor,  aux  querelles  passagères 
des  partis  qui  de  ce  temps  divisaient  et  agitaient  l'Amérique.  Il  les 
considérait  comme  un  élément  de  désordre  dans  le  coui*s  paisible 
et  studieux  de  sa  vie,  et  un  pareil  élément,  quelle  qu'en  fût  la 
nature,  de  quelque  côté  qu'il  vînt,  était  toujoui-s  repoussé  par  lui 
avec  une  appréhension  singulière ,  désireux  qu'il  était  en  toute 
circonstance  d'assurer  à  son  esprit  la  tranquillité  heureuse  dont  sa 
nature  ne  pouvait  se  passer,  et  qu'il  considérait  comme  indispen- 
sable à  la  continuation  de  ses  travaux.  »  Dans  ses  relations  avec  les 
principaux  hommes  d'état  de  son  pays ,  on  retrouve  la  trace  de  ce 
dédain  mêlé  de  crainte.  C'est  ainsi  qu'il  écrit  à  Bancroft,  ex-vke- 
président  de  la  république  et  auteur  d'une  histoire  bien  connue 
des  États-Unis  :  «  Gomment  pouvez-vous  rester  en  coquetterie  avec 
une  virago  aussi  turbulente  que  la  politique,  quand  la  glorieuse 
muse  de  l'histoire  ouvre  les  bras  pour  vous  recevoir?  Je  ne  peux 
pas  dire  que  je  comprenne  la  fascination  qu'exerce  une  telle  maî- 
tresse, ce  qui,  je  suppose,  vous  inspirera  pour  moi  la  plus  profonde 


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PRESCOTT    ET   SES    OEUVRES.  223 

commisération.  »  S'il  répugnait  à  Prescott  de  prendre  une  part 
active  aux  luttes  de  la  vie  publique,  il  était  impossible  cependant 
que  sa  haute  intelligence  en  méconnût  complètement  Tintérêt. 
Aussi  avaifc-il  ses  préférences,  préférences  très  décidées,  dans  les- 
quelles il  ne  varia  jamais.  Autant  par  tradition  que  par  inclination 
naturelle  il  appartenait  au  parti  conservateur.  Qu'est-ce  au  juste 
qu'on  conservateur  américain?  Quelqu'un  sans  doute  qui  ressemble 
bien  peu  à  ceux  que  nous  appelons  en  France  de  ce  nom,  et  tel 
qu'on  qualifie  de» conservateur  là-bas  paraîtrait  probablement  chez 
nous  un  radical  aux  yeux  de  bien  des  gens.  Toutefois,  si  les  mots 
ont  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique  la  même  signification  qu'ils  ont  de 
ce  côté-ci,  si  le  terme  de  conservateur  désigne  quelqu'un  qui  préfère 
instinctivement  le  passé  au  présent,  qui  nourrit  une  médiocre  con- 
fiance dans  les  promesses  de  l'avenir  comme  dans  le  progi'ès  in- 
défini des  peuples,  qui  voit  volontiers  la  révolution  derrière  la 
réforme,  il  est  probable  que  les  opinions  peu  sympathiques  profes- 
sées par  Prescott  à  l'endroit  de  l'esclavage  s'expliquent,  se  justifient 
en  quelque  sorte  par  un  ensemble  de  convictions  politiques  respec- 
tables en  elles-mêmes,  souvent  judicieuses,  conformes  en  tout  cas 
à  sa  tournure  d'esprit,  à  sa  nature,  on  serait  tenté  de  dire  à  son 
tempérament. 

Ainsi  tout  chez  Prescott  était  en  équilibre  et  en  harmonie,  la 
nature  physique  et  la  nature  morale,  le  caractère  et  les  opinions, 
la  modération  de  l'esprit  et  la  tranquillité  de  l'existence.  Nous  ne 
sommes  plus  accoutumés  en  France  au  spectacle  d'une  pareille  vie. 
De  nos  jours,  l'homme  de  lettres,  l'historien  surtout,  dès  qu'il 
s'élève  au-dessus  d'un  certain  niveau,  cesse  bientôt  de  s'absorber 
uniquement  dans  l'étude  et  dans  le  passé.  La  fièvre  de  la  politique 
le  saisit;  il  s'embrase  des  passions  qu'elle  allume,  il  aspire  aux 
grands  rôles  qu'elle  assure,  et  les  lettres,  s'il  est  poète  ou  critique, 
l'histoire,  s'il  est  historien,  deviennent  pour  lui  une  occupation  se- 
condaire ou  un  moyen  indirect  de  propager  ses  doctrines.  Parmi  les 
hommes  de  notre  âge  qui  ont  donné  au  mouvement  intellectuel  du 
siècle  une  si  forte  impulsion,  il  en  est  peu  qui  n'aient  aspiré  tôt  ou 
taM  à  monter  sur  la  scène  des  aflaires  publiques  et  qui  n'y -soient 
parvenus.  A  vrai  dire,  ces  travaux  qui  ont  jeté  sur  leur  nom  un  si 
vif  éclat  leur  ont  avant  tout  servi  à  se  préparer  dans  leur  jeunesse 
aux  emplois  que  leur  offrait  la  politique  ou  à  se  consoler  dans  leur 
âge  mûr  des  déceptions  qu'elle  leur  a  values.  Chez  ceux  même  qui, 
soit  instinct,  soit  prudence,  se  sont  tenus  à  l'écart  et  n'ont  point  vu 
leur  nom  mêlé  aux  disputes  quotidiennes,  il  ne  serait  point  difficile 
de  retrouver  l'influence  des  passions  dont  l'orage  grondait  autour 
d'eux,  et  l'on  marquerait  aisément  dans  leurs  œuvres  telle  page 
écrite  au  bruit  des  controverses  du  jour.  Pareille  ambition  n'est- 


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224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  point  de  nature  à  troubler  Thistorien  dans  son  œuvre?  Pareille 
arrière-pensée  ou  pareil  retour  ne  doit-il  point  altérer  de  temps  à 
autre  la  sérénité  et  la  clairvoyance  de  son  jugement?  A  parler  fran- 
chement, nous  le  croyons  un  peu.  Sans  doute  Técole  que  Ton  peut 
appeler  T  école  politique  a  produit  de  notre  temps  des  œuvres  ad- 
mirables, et  il  faudrait  fermer  les  yeux  à  l'évidence  pour  mécon- 
naître tout  ce  que  la  flamme  intérieure  de  Thomme  de  parti  donne 
de  chaleur  et  de  vie  aux  récits  de  Thistorien.  Allons  plus  loin  : 
suivant  toute  probabilité,  la  lumière  n'aurait  pas  été  portée  dans 
Fobscurité  de  nos  annales  et  les  brouillards  de  la  légende  ne  se 
seraient  point  dissipés  si  vite  devant  le  grand  jour  de  la  vérité,  si 
l'espérance  de  renouer  au  profit  de  leurs  doctrines  la  chaîne  inter- 
rompue des  traditions  nationales  n'avait  soutenu  le  courage  de  ceux 
qui  les  premiers,  par  leurs  laborieuses  recherches,  répandirent  la 
clarté  sur  la  nuit  de  nos  origines  politiques.  Quand  même  ils  se- 
raient convaincus  de  s'être  mis  à  l'œuvre  avec  quelques  idées  pré- 
conçues, la  vérité  historique  n'en  aurait  pas  moins  de  grandes  obli- 
gations à  ces  hommes  dont  l'instinct  merveilleux  devina  que  le 
passé  de  notre  France  n'était  point  ce  que  les  théories  monar- 
chiques le  voulaient  faire,  et  qu'en  parlant  d'indépendance,  de  ga- 
ranties, de  liberté,  au  lieu  de  balbutier  des  mots  nouveaux,  elle 
rapprenait  un  langage  trop  oublié.  En  est-il  moins  vrai  cependant 
qu'apporter  dans  l'étude  du  passé  les  ardeurs  ou  même  les  préoc- 
cupations du  présent  est  une  dangereuse  tendance,  et  qu'en  s' ap- 
pliquant à  y  chercher  des  argumens,  des  concordances,  des  pré- 
cédens,  on  risque  souvent  d'y  trouver  ce  qui  n'y  a  jamais  été?  A 
notre  sens,  une  certaine  indifférence  pour  les  choses  de  son  temps, 
pour  les  événemens  mesquins  du  jour  une  nuance  de  dédain ,  de 
l'avenir  peu  de  curiosité,  tel  est,  nous  ne  voulons  pas  dire  la  loi, 
nous  n'osons  pas  dire  la  qualité  principale,  tel  est  peut-être  l'idéal 
de  l'historien.  Pour  tout  dire,  un  peu  de  scepticisme  ne  lui  mes- 
sied  pas,  et  si,  fermant  les  yeux,  nous  essayons  par  l'imagination 
de  donner  un  corps  à  cet  être  abstrait  et  de  nous  représenter  son 
visage,  il  nous  apparaît  plutôt  avec  un  œil  rêveur  qu'avec  un  re- 
gard plein  de  feu,  plutôt  avec  un  sourice  indécis  qu'avec  une*  ex- 
pression véhémente,  plutôt  sous  les  traits  d'un  Montaigne  que  sous 
l'aspect  d'un  Mirabeau. 

A  quoi  les  grands  historiens  de  l'antiquité  doivent-ils  leur  im- 
mortalité, sinon  à  ce  qu'ils  ont  toujours  dans  leurs  œuvres  laissé 
la  parole  aux  faits,  dont  rien  n'altère  l'éternelle  jeunesse,  sans  les 
accommoder  à  des  doctrines  qui  seraient  aujourd'hui  frappées  de 
sénilité?  Se  figure-t-on  Thucydide,  dans  sa  Guerre  du  Péloponvse^ 
s' efforçant  de  démontrer  par  le  triomphe  de  Lacédémone  la  su- 
périorité d'une  oligarchie  sur  une  constitution  démocratique?  Se 


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PRESCOTT    ET   SES   ŒUVRES.  225 

figure-t-on  Tite-Live  tirant  du  meurtre  de  Virginie  un  argument 
contre  la  domination  des  hautes  classes?  S'il  était  permis  de  nom- 
mer Prescott  aussitôt  après  de  tels  modèles,  nous  dirions  que,  sauf 
la  différence  nécessaire  des  temps  et  des  lieux,  il  a  su  donner  à  ses 
œuvres  la  même  empreinte  d'inaltérable  sérénité.  Comment  en  au- 
rait-il été  autrement,  et  comment  se  serait-il  laissé  envahir  par  des 
préoccupations  étrangères,  lui  qui ,  vivant  au  milieu  de  son  temps 
comme  n'en  étant  point,  fermait  inexorablement  l'oreille  aux  bruits 
du  dehors,  aux  clameurs  des  partis,  et,  enfermé  dans  son  cabinet, 
ne  prenait,  il  le  disait  lui-même,  aucun  intérêt  aux  discussions  po- 
litiques, si  elles  n'avaient  trait  à  des  événemens  ou  à  des  personnes 
ayant  au  moins  deux  siècles  d'âge  ?  11  ne  faudrait  pas  cependant 
s'imaginer  qu'il  y  ait  dans  la  manière  de  Prescott  une  recherche 
affectée  de  simplicité,  ni  qu'il  soit  tombé  dans  l'erreur  de  prendre 
pour  modèle  le  parler  naïf  de  nos  anciens  chroniqueurs.  Prescott 
avait  un  talent  trop  grand  ejt  trop  simple  pour  se  complaire  en  de 
pareils  procédés.  Joinville  et  Froissart  ont  pu  être  en  leur  temps 
des  historiens  de  premier  ordre,  il  n'en  faut  pas  moins  aux  lecteurs 
de  nos  jours  une  nourriture  plus  substantielle  que  leur  inimitable 
bavardage.  Prescott  le  savait  bien,  et  il  excelle  à  mêler  dans  une 
juste  proportion  au  récit  des  faits  les  considérations  générales; 
mais,  quoi  qu'il  fasse  et  quand  même  il  semble  un  moment  s'éga- 
rer loin  de  son  sujet  en  s' élevant  au-dessqs,  partout,  toujours  il 
demeure  historien  rien  qu'historien.  Jamais  le  philosophe,  jamais 
rbomme  politique,  ne  viennent  mettre  la  main  à  l'œuvre,  et,  sans 
la  gâter  peut-être,  porter  du  moins  atteinte  à  son  unité  en  y  lais- 
sant la  trace  d'une  empreinte  étrangère.  Conter  est  toujours  la 
grande  affaire  de  Prescott,  conter  avec  intelligence  et  gravité,  sans 
puérilité  et  sans  afféterie,  mais  conter  cependant,  c'est-à-dire  rendre 
la  vie  aux  personnes  et  aux  choses  d'autrefois  en  se  complaisant 
sans  arrière-pensée  dans  le  spectacle  de  l'activité  humaine.  Si  par- 
fois il  relève  son  récit  par  quelques  ornemens  étrangers,  si  par 
quelque  comparaison  gracieuse,  par  quelque  poétique  rapproche- 
ment, il  colore  la  gravité  de  son  style,  c'est  toujours  avec  une  me- 
sure parfaite,  avec  une  exquise  sobriété  qui  n'enlève  rien  à  l'har- 
monie sévère  de  l'ensemble. 

Prescott  demeura  fidèle  jusqu'à  la  fin  à  cette  réserve  pleine  d'art. 
Jusqu'à  la  fin 'aussi,  il  fut  assez  heureux  pour  qu'aucun  orage  ne 
vint  troubler  l'atmosphère  paisible  dans  laquelle  il  aimait  à  vivre, 
et.dont  son  cœur  et  son  talent  avaient  également  besoin.  Une  seule 
fois  il  sacrifia  volontairement  la  monotonie  de  ses  habitudes  pour 
mettre  à  exécution  le  projet,  longtemps  caressé,  d'un  voyage  en  An- 
gleterre; mais  il  ne  put  supporter  un  long  séjour  loin  du  toit  do- 

TOMB  LXXVI.  —  i868.  ^5 


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226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inestique,  et  au  bout  de  cinq  mois  il  était  de  retour,  heureux  sans 
doute  des  souvenirs  qu'il  rapportait ,  mais  plus  heureux  encore  de 
retrouver  sa  famille,  ses  amis,  son  cabinet  de  travail  et  ses  livres. 
A  partir  de  ce  moment,  sa  vie  se  partage  par  portions  égales  entre 
Boston,  où  il  passait  toujours  l'hiver,  une  petite  villa  au  bord  de  la 
mer,  où  il  se  réfugiait  durant  les  grandes  chaleurs  de  Tété,  et  sa 
maison  de  campagne  favorite  de  Pepperell,  où  s'écoulait  pour  lui 
'automne,  la  plus  belle  des  saisons  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique. 
A  mesure  qu'il  avançait  en  âge,  il  s'attachait  de  plus  en  plus  à. 
cette  maison  dont  ses  ancêtres  avaient  acheté  le  sol  aux  Indiens, 
chose  bien  rare  en  Amérique,  où,  nous  dit-il  lui-même,  le  fils  s'as- 
soit rarement  à  l'ombre  des  arbres  que  le  père  a  plantés.  Il  avait 
dû  agrandir  progressivement  la  modeste  habitation,  afin  d'y  pouvoir 
loger  sa  nombreuse  famille.  Chaque  jour  il  se  plaisait  à  l'embellir^ 
et  c'était  chez  lui  une  préoccupation  constante  qu'après  sa  mort  elle 
ne  sortît  pas  de  sa  famille.  Il  menait  là  ime  patriarcale  existence, 
entouré  de  ses  enfans  et  déjà,  quoique  bien  jeune  encore,  de  ses 
petits -enfans,  ne  connaissant  guère  à  ses  études  quotidiennes 
d'autre  distraction  que  celle  de  recevoir  la  visite  de  ses  nombreux 
amis  et  des  étrangers  qui,  attirés  par  sa  renommée  toujours  crois- 
sante, ne  voulaient  pas  quitter  l'Amérique  sans  l'avoir  vu. 

Son  ardeur  pour  le  travail  était  loin,  au  reste,  d'aller  en  s'àflÎEÛ.- 
blissant.  L'œuvre  à  laquelle  il  consacra  les  dernières  années  de  sa 
vie  ne  lui  coûta  ni  moins  de  recherches  ni  moins  de  travaux  que 
les  précédentes.  C'était  une  Vie  de  Philippe  II.  Depuis  longtemps 
déjà  il  avait  conçu  le  plan  d'une  histoire  détaillée  de  ce  règne  il- 
lustre et  péfaste.  Au  moment  de  son  retour  d'Angleterre,  il  y  avait 
dix  ans  que,  par  l'intermédiaire  d'amis  dévoués,  à-Vienne,  à  Flo- 
rence, à  Venise,  à  Paris,  à  Londres,  il  s'occupait  de  faire  recher- 
cher les  matériaux  du  grand  édifice  qu'il  projetait  d'élever.  D'aussi 
longs  préparatifs  avaient  fini  par  ébruiter  ses  projets.  Aussi  reçut-il 
un  jour  la  visite  d'un  jeune  homme  qui  vint  le  trouver  plein  d'em- 
barras. Il  était  sur  le  point,  disait-il,  de  faire  paraître  une  histoire 
de  la  révolution  des  Flandres  sous  Philippe  II,  quand  il  avait  appris 
la  dangereuse  concurrence  à  laquelle  il  s'exposait,  et  il  croyait  de 
son  devoir,  à  lui  jeune  et  inconnu,  d'offrir  à  son  glorieux  rival  d'a- 
bandonner le  terrain  que  tous  deux  avaient  choisi.  Loin  d'encourager 
son  jeune  visiteur  dans  cette  idée ,  Prescott  le  pressa  de  persévérer 
dans  son  dessein,  et,  joignant  l'action  à  la  parole,  il  mit  sur-le- 
champ  les  ouvrages  spéciaux  de  sa  bibliothèque  à  la  disposition  de 
son  loyal  concurrent.  Ce  visiteur  inconnu  était  M.  Lothrop  Motley, 
qui  depuis  s'est  acquis  une  si  juste  réputation  par  son  Histoire  de  la 
République  des  Pays-Bas.  L'activité  de  Prescott  ayant  en  réalité 


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PRESCOTT  ET   SES   OEUVRES.  227 

dépassé  celle  de  Motley,  ce  fut  la  Vie  de  Philippe  II  qui  parut 
la  première,  et  dans  la  préface  de  cette  histoire  Prescott  annonça 
de  la  façon  la  plus  aimable  pour  M.  Motley  la  prochaine  publication 
d'un  ouvrage  dans'lequél  la  glorieuse  révolution  des  Flandres  serait 
traitée  d'une  façon  digne  de  sa  grandeur. 

Au  commencement  de  Tannée  1858,  les  trois  premiers  volumes 
de  \sL  Vie  de  Philippe  7/,  les  seuls  qui  aient  vu  le  jour,  avaient 
déjà  paru.  De  tous  les  ouvrages  de  Prescott,  cette  histoire  est  cer- 
tainement la  moins  connue.  Poumons,  nous  n'hésiterions  pas  cepen- 
dant à  la  classer  au  niveau  d^T  Histoire  delà  conquête  du  Mexique. 
Si  elle  n'a  pas  obtenu  en  Amérique  et  ailleurs  plus  de  popularité, 
c'est  parce  qu'elle  est  demeurée  inachevée.  Il  ne  devait  pas  être 
donné  en  effet  à  Prescott  de  poursuivre  plus  loin  cette  grande  en- 
treprise. Depuis  quelque  temps,  un  œil  vigilant  aurait  pu,  à  l'af- 
faissement graduel  de  ses  organes,  prévoir  sa  fin  prochaine.  Il  ne 
pouvait  plus,  ainsi  qu'il  l'avait  fait  longtemps,  s'asseoir  pour  tra- 
vailler à  Tonibre  d'un  groupe  d'arbres  voisins  de  Pepperell,  et 
connu  dans  le  pays  sous  le  nom  de  Bosquet- des- Fées,  où  il  venait 
jouir  des  derniers  beaux  jours  de  cette  saison  qu'on  appelle  en  Amé- 
rique l'autonrae  indien.  Déjà  ses  yeux  affaiblis  ne  lui  permettaient 
plus  de  discerner  les  contours  du  gracieux  paysage  qu'il  avait  si 
longtemps  contemplé.  Bientôt  il  fut  contraint  de  borner  sa  prome- 
nade d'aveugle  à  tourner  solitairement  autour  d'un  vieux  cerisier 
tout  proche  de  la  maison,  creusant  profondément  la  terre  sous  ses 
pas,  comme  Bonivard  enchaîné  creusait  le  sol  du  caveau  de  Chil- 
ien. En  même  temps  il  sentait  les  symptômes  d'une  nouvelle  infir- 
mité. Il  perdait  peu  à  peu  la  finesse  de  son  ouïe,  et  il  s'en  apercevait 
avec  terreur.  Qu'on  s'imagine  ce  qu'aurait  été  pour  lui  l'épreuve  de 
la  surdité!  Il  aurait  probablement  connu  cette  dernière  et  cruelle 
tristesse,  s'il  était  resté  plus  longtemps  sur  la  terre.  On  ne  sau- 
rait donc  le  plaindre  de  ce  qu'un  coup  subit  .l'en  ait  arraché  avant 
l'heure.  Au  commencement  de  1858,  il  avait  reçu  le  premier  choc 
d'un  mal  redoutable  qui,  à  en  juger  par  les  paroles  sorties  de  sa 
bouche  dès  qu'il  en  ressentit  les  atteintes,  n'avait  rien  d'imprévu 
pour  lui.  Frappé  d'une  légère  attaque  d'apoplexie,  il  murmura  d'une 
voix  indistincte  à  sa  femme  penchée  sur  lui  :  «  Ma  pauvre  amie, 
je  suis  bien  fâché  pour  vous  que  ce  malheur  arrive  si  tôt.  »  Il 
échappa  cependant  au  péril,  et  le  recouvrement  intégral  de  ses 
facultés  put  lui  faire  espérer  que  le  danger  était  au  moins  bien 
ajourné.  Les  dernières  lignes  qu'on  trouve  écrites  de  sa  main  sur 
son  journal  expriment  la  confiance  dans  l'avenir  et  la  reconnaissance 
envers  Dieu;  mais  ses  amis  étaient  moins  rassurés  que  lui,  et  l'ex- 
périence ne  devait  que  trop  tôt  leur  donner  raison.  Le  27  janvier 


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228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1859,  il  fut  subitement  frappé  au  moment  où  il  entrait  dans  son 
cabinet  de  travail,  et  quelques  heures  après,  entouré  de  sa  femme, 
de  ses  enfans,  de  la  sœur  favorite  qui  avait  été  la  compagne  et  la 
confidente  de  ses  premières  années,  de  son  vieil  ami  M.  Ticknor, 
accouru  à  son  chevet,  il  rendait  le  dernier  soupir.  Mourir  au  milieu 
de  ceux  qu'il  aimait  était  une  des  choses  qu'il  avait  le  plus  dési- 
rées. On  trouva  dans  son  testament  l'expression  d'un  vœu  singulier. 
11  demandait  instamment  qu'avant  d'être  conduit  vers  sa  dernière 
demeure,  son  corps  fût  déposé  pendant  quelques  heures  dans  ce 
cabinet  de  travail  où  il  avait  passé  les  plus  douces  heures  de  sa  vie. 
Sa  dernière  volonté  fut  religieusement  accomplie.  Le  même  jour, 
son  cercueil  était  porté  à  l'église  et  descendu  dans  le  caveau  où 
dormaient  déjà  ses  parens  et  la  petite  fille  qu'il  avait  si  tendre- 
ment aimée,  au  milieu  des  sanglots  de  ses  amis  et  de  l'émotiofl 
générale  d'une  assistance  qui  dépassait  en  nombre  tout  ce  qu'il 
est  possible  d'imaginer.  Bien  des  gens  qui  avaient  vu  Prescott  une 
fois  ou  deux  dans  leur  vie  ou  qui  ne  le  connaissaient  que  de  nom 
avaient  suivi  jusqu'au  bout  le  funèbre  cortège.  La  tristesse  était 
peinte  sur  tous  les  visages,  et  il  était  facile  de  voir,  ajoute  le  fidèle 
biographe  auquel  le  dernier  mot  doit  appartenir  ici ,  «  que  tout 
le  monde  avait  fait  une  grande  perte,  et  qu'une  lumière  bienfai- 
sante autant  que  brillante  venait  d'être  éteinte  par  la  main  de  la 
mort.  )) 

Prescott  a  été  précédé  de  bien  peu  d'années  dans  la  tombe  par 
un  autre  écrivain  non  moins  illustre,  non  moins  éprouvé,  et  qui  a 
cherché  comme  lui  dans  les  joies  du  travail  un  adoucissement  aux 
plus  cruelles  souffrances  du  corps  :  nous  voulons  parler  d'Augustin 
Thierry.  Son  nom  se  rencontre  parfois  dans  la  biographie  de  Pres- 
cott; mais  il  n'est  pas  besoin  de  l'y  trouver  pour  que  la  pensée 
se  reporte  à  chaque  instant  vers  lui.  Que  de  points  communs  en 
effet  dans  la  destinée  et  dans  la  nature  de  ces  deux  hommes  !  Tous 
deux  ont  dû  déployer  une  énergie  presque  égale  pour  triompher, 
des  obstacles  que  leur  infirmité  commune  opposait  à  la  force  de  leur 
volonté.  Tous  deux  se  sont  consacrés,  Prescott  pour  les  popula- 
tions indigènes  du  Mexique,  Thierry  pour  celle»  de  la  Grande-Bre- 
tagne, à  célébrer,  on  pourrait  presque  dire  à  chanter  les  malheurs 
de  deux  races  fières  et  généreuses  écrasées  l'une  et  l'autre  sous  la 
barbarie  de  la  conquête.  Tous  deux  ont  su  colorer  des  reflets  d'une 
imagination  brillante  les  épisodes  les  plus  obscurs  d'une  histoire  à 
peine  connue.  Dans  une  des  pages  les  plus  touchantes  qu'il  ait 
écrites,  Thierry  nous  raconte  que,  s' étant  condamné  à  un  repos  ab- 
solu dans  l'espérance  de  sauver  encore  ce  qui  lui  restait  de  vue,  il 
essaya  de  tromper  son  ennui  en  entreprenant  une  sorte  de  pèleri- 


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PRESCOTT   ET   SES   OEUVRES*  229 

nage  aux  principaux  monumeos  que  Tarchitecture  du  moyen  âge  a 
laissés  debout  sur  notre  soi,  et  il  ajoute  qu'au  retour  de  cette  expé- 
dition il  étonnait  ses  amis  par  la  vivacité  et  la  précision  avec  la- 
quelle il  décrivait  les  édifices  qu'il  avait  visités,  non  pas  que  ses 
yeux  débiles  en  eussent  discerné  nettement  les  détails,  mais  parce 
qu'âne  sorte  d'intuition  merveilleuse  les  représentait  à  son  esprit 
tels  qu'ils  devaient  être.  C'est  de  la  sorte,  c'est  avec  la  même  intui- 
tion que  ces  deux  glorieux  rivaux  se  représentaient  à  eux-mêmes  et 
représentent  au  lecteur  les  personnages  qu'ils  mettent  en  scène  ou 
les  événemens  qu'ils  racontent.  Tous  deux  enfin,  au  prix  d'une  lutte 
courageusement  entreprise  contre  une  des  plus  grandes  épreuves 
que  la  Providence  puisse  infliger  à  notre  misérable  humanité,  ont 
oonquis  les  deux  biens  de  ce  monde  dont  il  est  le  plus  rare  de  jouir 
en  même  temps,  la  réputation  et  la  sérénité.  On  connaît  cette  pa- 
role touchante  d'Augustin  Thierry  :  «  j'ai  su  me  faire  une  amie  de 
l'obscurité  !  »  D'un  autre  côté,  l'on  a  vu  dans  ce  récit  combien  pai- 
siWe  et  l'on  peut  dire  heureuse  s'est  écoulée  la  vie  de  Prescott.  11 
Y  a  dans  le  spectacle  de  ces  deux  existences  si  exclusivement  con- 
sacrées à  l'étude  et  si  généreusement  récompensées  quelque  chose 
qui  donne  courage  et  qui  fortifie.  Qu'ont-ils  à  regretter  de  n'avoir 
point  joué  un  rôle  actif  dans  le  mouvement  tumultueux  des  afiaires 
publiques,  et  d'avoir  cédé  à  une  inexorable  nécessité  en  vivant  en 
dehors  et  au-dessus  des  querelles  bruyantes  de  leur  temps?  On  as- 
signerait un*  rang  trop  humble  au  travail  abstrait  et  désintéressé 
de  la  pensée,  si  l'on  ne  voulait  y  voir  qu'un  port  de  refuge  ouvert 
à  tous  ceux  que  le  flot  inconstant  de  la  politique  rejette  désemparés 
sur  le  rivage.  N'est-ce  pas  après  tout  le  champ  le  plus  glorieux  et 
le  plus  vaste  qu'il  soit  donné  à  l'homme  de  féconder?  N'est-ce  pas 
le  seul  terrain  où  il  puisse  semer  des  germes  qui  poussent  de  pro- 
fondes racines  et  des  rameaux  éternellement  vivaces?  Aux  heures 
de  trouble  et  d'anxiété,  des  hommes  comme  Augustin  Thierry  et 
Prescott  sont  là  pour  nous  le  rappeler.  Ils  sont  là  pour  nous  dire 
que  le  sein  toujours  ouvert  de  l'étude  oflre  aux  impatiens  et  aux 
découragés  le  même  asDe  qu'au  dire  de  vers  immortels  le  sein  tou- 
jours ouvert  de  la  nature  oflre  à  l'homme  désabusé  des  aflections 
d'ici-bas.  Au  fond  de  cet  asile  où  ils  cherchaient  surtout  le  repos 
de  l'âme,  Tun  et  l'autre  ont  rencontré  la  gloire.  Sans  espérer  au- 
tant, on  peut  être  sûr  d'y  trouver  au  moins  l'indépendance,  la 
dignité,  l'emploi  de  sa  vie.  C'est  déjà  beaucoup  pour  un  enfant  de 
la  seconde  moitié  du  xix"^  siëde. 

Othenin  d'Haussonville. 


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CHRONIQîUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  Jain  1868. 

CoDnaissez-vpus  une  des  situations  Jes  plus  étranges  et  les  pins  diffi- 
ciles? C'est  la  situation  d'une  société  qui  sent  qu'elle  porte  en  elle-même 
la  contradiction  et  la  lutte,  qui  comprend  qu'une  période  s'achève  pour 
elle,  et  qui  hésite,  qui  s'étonne  avant  de  s'engager  dans  la  seule  voie  où 
elle  peut  retrouver  la  sève  et  la  vie,  qui  flotte  encore  entre  les  habitudes 
du  repos  et  le  goût  renaissant,  l'impatience  de  l'action.  Elle  a  passé  des 
années  à  oublier  qu'elle  était  une  société  virile  façonnée  par  une  révolu- 
tion, à  se  désintéresser  en  quelque  sorte  de  sa  propre  destinée.  Elle  s'est 
remise  tout  entière  entre  les  mains  présomptueuses  qui  ont  voulu  la 
conduire.  On  lui  a  dit  qu'elle  s'était  trop  agitée,  et  elle  Ta  cru.  Elle  s'est 
accoutumée  à  un  régime  calmant  de  demi-jour,  de  demi-silence,  de  dis- 
cussions discrètes  et  d'abdication  volontaire;  elle  s'est  reposée  des  grandes 
ambitions  de  la  vie  publique  en  faisant  des  affaires  et  en  s'amusant.  Un 
peu  de  bonheur  venant  en  aide  au  régime,  elle  s'est  tenue  pour  satisfaite» 
elle  n'a  pas  demandé  plus  de  liberté  qu'on  ne  lui  en  donnait,  et  mêm& 
des  esprits  difficiles  ont  trouvé  qu'elle  ne  se  servait  pas  de  la  liberté  qui 
lui  restait.  Puis  tout  d'un  coup  elle  se  réveille.  Les  circonstances  ont  sin- 
gulièrement changé;  bien  des  entreprises  commencées  en  son  nom  et  sans 
son  aveu  n'ont  point  réussi ,  l'incertitude  se  glisse  dans  toutes  les  com- 
binaisons. Les  réactions  prolongées  ont  porté  leurs  fruits,  et  les  mouve- 
mens  artificiels  d'idées  ou  d'intérêts  conduisent  à  des  déceptions  cruelles. 
On  a  commencé  par  abuser,  on  finit  par  se  trouver  en  face  des  consé- 
quences les  plus  naturelles  et  les  plus  invincibles  de  tout  ce  qu'on  a  fait. 
Ce  n'est  plus  le  bonheur  des  premiers  temps,  c'est  une  sorte  de  dîflficulté 
intime  de  vivre  qui  se  traduit  de  toute  façon,  en  crises  politiques,  en 
crises  financières  ou  industrielles,  et  même  en  crises  morales. 

Alors  cette  société  réveillée  en  sursaut  se  reprend  à  croire  que  Tom- 


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RETUF.    — '  CHRONIQUE.  251 

nîjpoteïrce  dans  le  gouvernement  d*un  pays  n'est  peut^tre  pis  une  ga- 
rantie invariable  de  prévoyance  et  de  sagesse.  Elle  sent  la  nécessité  de 
remettre  la  main  à  ses  affaires,  dé  rentrer  en  possession  d'elle-même; 
sous  la  pression  des  choses,  elle  retrouve  le  goût  d'tin  contrôle  plus  effi- 
cace. Otrand  on  continue  à  lui  parler  de  ses  prospérités,  elle  veut  bien 
ycrwre,  mais  elle  vent  aussi  les  sonder,  les  interroger,  voir  ce  qu'elles 
contiennent,  surtout  ce  qu'elles  Itri  coûtent.  Elle  ne  s'en  rendras  compte, 
c'est  rinstinct  de  la  liberté  qui  renaît  en  elle  dans  ceque  nous  appelle- 
rions volontiers  la  faillite  de  ràbsolbtfsme.  Et  ce  n*est  pas  dans  la  so^ 
dété  seule  que  ce  sentiment  se  fait  jour,  il  passe  tout  aussi  bien  et  d'une 
certaine^fàçon  dans  le  gouvernement,  qui  n'a  plus  là  même  assurance, 
bmême  confiance  dans  sa  propre  infaillibilité:  Entre  gouvemans  et 
gouvernés,  il  y  a  comme  Taveu  muet  d'une  nécessité  nouvelle.  Les  uns  et 
1©  autres,  dèins  une  mesure  différente,  sentent  que  l'heure  est  venue  de 
procéder  à  une  sorte  d^àpuration  du  passé;  si  on  y  regardé  dé  près, 
c^m  la  signification  la  plus  claire  de  là  politique  inaugurée  le  1^  jan* 
vier  1867  d'avoir  marqué  ce  moment  du  passage  de  la  société  française 
dans  une  situation  où  eHè  rencontre  à  chaque  pas  tout  un  compte  à  ré- 
gler, tout  un  ensemble  d^abitudés  et  d'influences  à  secouer,  où  elle  se 
tpouveen  face  d'une  véritable  liquidation  politique,  morale  et  maté- 
rielle. Depuis  ce  jour,  on  pourrait  affirmer  que  tout  a  le  caractère  d'une 
transition  laborieuse,  embarrassée  et  d'autant  plus  difficile  qu'elle  ne 
s'^t  pas  produite  dans  un  mouvement  d'enthousiasme,  qu'elle  est  née 
du  sentiment  obscur  de  l'impossibilité  d'aller  plus  loin  en  persistant 
dans  la  voie  qu'on  avait  suivie. 

A  vrai  dire,  quel  autre  sens  ont  réellement  toutes  ces  discussions  qui 
ï^tentissent  depuis  quelque  temps  au  sein  du  corps  législatif  et  qui  se 
pPotongent  en  épisodes  de  toute  sorte?  En  apparence,  ce  sont  des  lois 
^intérêt  matériel  qu'on  discute  et  qu'on  vote,  ce  sont  des' chemins  de 
îer  qu'on  multiplie  du  nord  au  midi  pour  mettre  lé  réseau  fhmçais  au 
ûiveao  des  réseaux  étrangers,  c'est  là  viabilité  vicinale  qu'on  développe, 
c'est  la  compagnie  des  paquebots  transatlantiques  ou  la  société  des  mes- 
sageries impériales  qu'on  dote  de  subventions  nouvelles  pour  assurer  les 
services  de  navigation  dans  les  mers  de  IMnde  ou  dans  l'Océân-Atlantique 
et  le  Padfique.  Aujourd'hui  c*ést  le  budget  qu'on  commence  à  discuter, 
demain  ce  sera  l'emprunt  de  la  ville  de  Paris.  Au  premier  aspect,  toutes 
ces  lois  n'ont  rien  que  de  simple,  elles  ne  dépassent  pas  la  mesure  habi- 
tuelle des  travaux  législatifs;  au  fond,  il  est  facile  de  le  voir,  c'est  plus 
(pt'ane  discussion  ordinaire,  c'est  un  véritable  inventaire  des  intérêts  et 
des  ressources  du  pays,  des  élémens  de  la  fortune  publique,  des  systèmes 
çm  ont  été  suivis  ou  qui  sont  encore  mis  en  pratique.  Tout  est  analysé 
et  décomposé  avec  une  curiosité  presque  rigoureuse  et  quelquefois  em- 
barrassante. Il  y  a  quelques  années  à  peine,  ce  n'eût  point  été  ainsi  évi- 


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232  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demment.  Ces  lois  auraient  passé,  non  pas  sans  discussion,  mais  sans 
difficulté;  elles  auraient  été  enregistrées  sans  éclat  et  sans  bruit,  elles 
auraient  occupé  tout  au  plus  quelques  séances  dont  personne  n'aurait 
parlé.  Aujourd'hui  les  lois  sont  votées  tout  de  même  sans  doute;  mais, 
on  le  sent  bien,  l'intérêt  est  moins  dans  le  vote  que  dans  ces  débats  si 
curieux,  si  bizarrement  accidentés,  où  on  a  trouvé  le  moyen  d*animer  les 
chiffres  en  leur  prêtant  un  langage  passionné.  Ce  n'est  plus  une  petite 
affaire  enlevée  au  pas  de  course  au  déclin  d'une  session,  et  sous  ce  rap^ 
port  ces  discussions  sont  assurément  instructives;  elles  initient  le  pays  à 
l'administration  .de  ses  intérêts,  elles  laissent  entrevoir  la  nature  de  ce 
mouvement  industriel  et  ûnancier  qui  se  poursuit  depuis  quinze  ans, 
elles  font  la  part  des  progrès  réels  et  de  ce  qui  n'est  qu'une  œuvre  fac- 
tice de  spéculation  conduisant  à  d'inévitables  catastrophes.  Par  là  ces 
simples  discussions  financières  ont  naturellement  une  portée  politique, 
et  par  une  coïncidence  curieuse  ce  n'est  pas  même  un  membre  de  l'op- 
position qui  a  pris  ce  rôle  d'inquisiteur,  de  liquidateur  des  opérations 
industrielles  contemporaines,  c'est  un  membre  de  la  majorité  qui  s'est 
mis  à  ne  rien  ménager  et  à  éclabousser  un  peu  tout  le  monde  de  sa  verve 
normande.  M.  Pouyer-Quertier,  l'infatigable  athlète  de  ces  débats,  peut 
bien  avoir  été  hasardé  et  intempérant  dans  quelques-unes  de  ses  asser- 
tions, et  de  plus,  s'il  n'y  prend  garde,  il  finira  par  trop  parler;  mais  enfin 
il  n'aura  pas  moins  contribué  à  secouer  la  torpeur  du  public  sur  toutes 
ces  questions,  à  éclairer  d'un  reflet  d'éloquence  passionnée  toutes  ces 
discussions  d'affaires. 

Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  ces  débats,  c'est  que  le  gouverne- 
ment lui-même  semble  subir  l'influence  de  cet  esprit  nouveau;  il  se  sent 
transporté  sur  un  terrain  inexploré.  Nous  ne  voulons  pas  dire  certaine- 
ment que  M.  le  ministre  d'état  soit  jamais  embarrassé.  M.  Rouher  a  de 
l'éloquence  pour  toutes  les  situations,  et  c'est  un  .tacticien  habile  qui  ne 
se  laisse  pas  facilement  déconcerter;  mais  il  est  bien  clair  que  le  gou- 
vernement n'a  plus  la  même  assurance  superbe,  en  ce  sens  qu'il  ne  croit 
plus  possible  de  tout  trancher  invariablement  par  un  mot.  Il  y  a  au  be- 
soin des  solidarités  qu'il  décline,  des  habitudes  qu'il  désavoue  presque» 
et,  sans  cesser  de  croire  qu'il  a  répandu  toute  sorte  de  progrès  sur  la 
France,  il  ne  laisse  pas  d'être  dominé  lui-même  par  la  force  d'une  situa- 
tion générale  devant  laquelle  il  se  tient  dans  une  diplomatique  réserve; 
il  est  embarrassé  par  des  traditions  d'omnipotence  administrative  qui  ne 
•sont  plus  de  saison,  qui  deviennent  de  plus  en  plus  une  anomalie  cho- 
quante. On  pourrait  dire  que  ce  sentiment  perce  dans  le  langage  de  tous 
ceux  qui  parlent  en  son  nom,  qui  ont  coopéré  à  cette  œuvre  de  quinze 
ans  soumise  aujourd'hui  à  une  complète  révision,  et  le  dernier  rapport 
que  M.  Haussmann  a  publié  comme  un  préliminaire  et  une  justification 
anticipée  du  prochain  emprunt  de  la  ville  de  Paris,  ce  rapport  même. 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  231 

qu'est-ce  autre  chose  qu'un  épisode  de  ce  grand  et  singulier  travail  de 
liquidation  qui  s'accomplit?  M.  Haussmann  a  le  langage  mélancolique  et 
fier  des  génies  brusquement  arrêtés  dans  leur  course.  On  dirait,  à  tout 
prendre,  un  bienfaiteur  de  l'humanité  éprouvé  par  l'ingratitude  pu- 
blique, et  s'arrôtant  un  instant  pour  demander  s'il  doit  déflnitivement 
passer  parmi  les  dieux  ou  continuer  à  verser  sur  ses  contemporains  des 
torrens  de  bien-être  en  ouvrant  de  nouveaux  boulevards.  M.  Hauss- 
mann restera-t-il  préfet  de  la  Seine,  ou  bien  ira-t-il  goûter  le  repos  qu'il 
a  si  bien  gagné?  La  question  est  grave;  au  fond,  en  se  rendant  cet  or- 
gueilleux témoignage,  M.  Haussmann  ne  fait  autre  chose  que  de  laisser 
percer  sans  y  songer  le  sentiment  d'une  crise  où  toutes  les  omnipotences 
s'en  vont. 

Cette  situation  apparaît  bien  un  peu  partout  et  sous  toutes  les  formes, 
dans  l'ordre  moral  comme  dans  l'ordre  matériel.  De  toute  façon  on  se 
trouve  en  face  de  quelque  conséquence  imprévue  de  ce  qu'on  a  fait  ou 
de  ce  qu'on  a  laissé  faire.  Il  est  certain  que  depuis  assez  longtemps,  dans 
ces  dernières  années  surtout,  il  s'est  produit  en  France  une  réaction  qui 
a  fini  par  se  manifester  avec  une  naïveté  étrange.  Si  ce  n'était  qu'une 
réaction  d'idées  morales  et  religieuses  dans  une  civilisation  écœurée  de 
jouissances  matérielles,  il  n'y  aurait  rien  que  de  simple,  ce  serait  le  tra- 
vail naturel  et  salutaire  des  esprits  et  des  âmes;  mais  il  est  bien  visible 
que  ce  mouvement  a  un  tout  autre  caractère,  qu'il  se  compose  de  toute 
sorte  de  vaines  frayeurs  et  d'étroits  préjugés,  que  dans  sa  bruyante  ex- 
plosion il  n'est  rien  moins  qu'une  guerre  déclarée  à  la  société  moderne, 
à  ses  principes,  à  ses  idées,  à  ses  instincts.  Le  clergé,  en  majorité  du 
moins,  a  eu  la  malheureuse  faiblesse  de  se  laisser  griser  par  ce  souffle 
d'absolutisme  renaissant  à  la  suite  des  révolutions  de  I8Z18.  En  échange 
^e  la  protection  intéressée  qu'il  recevait,  il  n'a  pas  marchandé  son  appui, 
et  il  a  cru  dès  lors  le  moment  venu  de  réagir  contre  tout  ce  qui  était 
libéral;  il  n'a  pas  craint  de  laisser  voir  sa  pensée,  d'autant  plus  qu'il 
avait  retrouvé  une  place  dans  les  assemblées  politiques.  11  en  est  résulté 
cet  air  de  prépotence  qu'a  pris  l'église,  qu'elle  porte  un  peu  partout,  dans 
son  attitude  et  dans  ses  discussions,  faisant  des  efforts  désespérés  pour 
«nchalner  la  politique  de  la  France  à  des  intérêts  surannés,  et  y  réussis- 
sant quelquefois,  revendiquant  un  droit  exclusif  sur  l'éducation,  pour- 
suivant d'une  hostilité  aussi  persévérante  que  passionnée  l'indépendance 
de  Tesprit  et  de  l'instruction  laïque.  Quelle  en  a  été  la  conséquence? 
^'^lise  n'a  point  gagné  en  crédit,  en  influence  durable;  elle  a  provoqué 
au  contraire  des  réactions  extrêmes  dans  un  sens  opposé.  Nous  ne  par- 
ions plus  de  cette  recrudescence  de  maférialisme  qui  s'est  manifestée 
dans  les  idées,  et  à  laquelle  les  discussions  du  sénat  ont  donné  une  sorte 
d'importance  politique.  On  vient  de  voir  de  bien  autres  effets.  Dans  une 
(les  contrées  les  plus  riches  de  la  France,  dans  les  campagnes  de  la  Cha- 
rente, pendant  deux  mois,  les  paysans  ont  été  dans  une  inexprimable 


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2M  REVUE   DES   DEUX   MOrU)ES. 

• 

émotion;  ils  se  sont  livrés. à  des  désordres  qui. auraient  été  sans  doute 
plus  vertement  réprimés,  s'ils  ne  s'étaient  pas  produits  au  cri  de  vive 
l'empereur.  D'où  venait  cette  émotion?. Les, paysans  charentais  étaient 
persuadés  qu'entre  le  clergé  et  la  noblesse  la  vieille  .alliance  s'étaitire- 
nouée  :  tous  les  .prêtres  s'entendaient  pour  ramener  le  .peuple  à. la  servi- 
tude, l'apparition  d'un  tableau  dans  les  églises  devait  être  le  signal  du 
rétablissement  de  la  dîme  et  des  droits  féodaux.  Rien. ne,pouvait  dissua- 
der ces  malheureux,  exaltés  dans  leur  passion,  et  il  a  fallu  quelques  pa- 
trouilles de  cavalerie  parcourant  les  campagnes  pour  les  ramener  à  la 
raison,  sans  parler  des  condamnations  prononcées  par  les  tribunaux. 
Ainsi,  quatre-vingts  ans  après  la  nuit  du  ii  août  1789,  après -trois  ou 
quatre  révolutions  qui  ont  fondé  et  affermi  la  société  civile  française, 
des  populations  en  masse  ont  .pu  croire  que  le  clergé  en  était  encore  à 
méditer  le  rétablissement  delà  féodalité  ecclésiastique  et  de  la  dime,  et 
que,  quand  le  clergé  nourrirait  cettabizarre  pensée,  il  aurait  la  puissance 
d'accomplir  un  tel  dessein!  N'est-ce  point  un  étrange  symptème. des 
effets  que  peuvent  .produire  les  trop  bruyantes  interventions  du  clergé 
dans  les  affaires  publiques? 

Vous  croirez  peut-être  que  devant  de  tels  faits  la  nécessité  la  plus  ur- 
gente est  de  guérir  cette  grande  plaie  d'ignorance,  de  répandre  au  ^lus 
vite  l'instruction,  que  l'ëglise  est  la  première  intéressée  à  éclairer  ces  es- 
prits grossièrement  crédules,  et  à  laisser, môme  au  besoin  des  mécréans 
tels  que  M.  Duruy  et  ses  collaborateurs  enseigner  aux  paysans  qu'ils 
n'ont  rien  à  craindre,  ni  la  dîme  ni  les  droits  seigneuriaux  de  M.  l'abbé 
du  monastère  voisin?  Nullement.  Voici  d'un  autre  côté,  à  quelques  lieues 
de  la  Charente  et  au  même  instant,  M.  Tévêque  de  Périgueux  entrant  en 
lutte  avec  M.  le  préfet  de  la  Dordogne,  refusant  le  concours  du  clergé 
dans  l'organisation  d'une  société  qui  a. pour  objet  le  développement  de 
l'instruction  primaire.  Et  M.  l'évêque  de  Périgueux  ne  dissimule  pas  ses 
raisons:  c'est  que  cette  société  se  ibrme  en  ^dehors  de  l'autorité  reli- 
gieuse, c'est  qu'à  l'église,,  «ii  elle  seule,  a  été  conféré  le  droit  .et  im- 
posé le  devoir  d'enseigner  les  hommes,  »  c'est  que  toute  personne  qui 
s'occupe  d'enseignement  est  tenue  «  d'accq>ter  la  surveillance  de  l'é- 
glise et  son  .contrôle...  »  Ainsi  voilà  où  nous  en  sommes  :  d'un  côté  cette 
prépotence  si  naïvement  affichée,  de. l'autre  le  matérialisme  renvahissant 
et  la  crédulité  des  paysans  charentaisl...  Singulier  bilan  de  .toute  une 
situation  morale!  Ce  n'est  pas  sans  raison  .que  récemment,  dans  nne 
nouvelle  série  de  Méditations  sur  la  religion  chrétienne,  un  homme  qui 
garde  dans  sa  verte  vieillesse  la  sérénité  et  l'activité  d'un  esprit  supé- 
rieur, M.  Guizot,  s'effrayait ide  la  confusion  contemporaine,  de  ce  qu'il 
appelle  un  labyrinthe  de  questions,  d'idées,  d'instincts  contradictoires. 
C'est  le  triste  fruit  d'un  régime  de  concessions  calculées,  d'une  grande 
méprise  favorisée  par  le  silence  universel,  de  ce  comprenais  d'influences 
accepté  par  l'église  et  par  l'état  dans  un  intérêt  de  domination  commune. 


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RSTQEi*  —  CHRONIQUE.  235 

Il  n'y  a  qu'ua  remède  à  ces  agitations  factices ^  c'est  la  liberté,  la^ 
vraie  liberté,  servant  à  relever,  à  rectifier  les  esprits^  à  ré^ndre  la  lu- 
mière par  llenseignement  comme  par  là  discussion,  et  voilà  pourquoi  la 
politique  inaugurée  le  19  janvier  1867  était  d -un  plus' favorable  augure 
par  cela  seul. qu'elle  remettait  le  pays  sur  lechemin  qui  conduit  à  la 
liberté.  Settlement,.il  nefaut  pas  s'y  «^prendre^  et  ici  reparaît  sous  une 
autre  face  cette  liquidation  dont  nous  pariions^  Quand  resprit  public  a 
passé  des  années  à  se  mouvoir  dans  un  cerclequeradministratîon  seule 
avait  le  droit  d'étendre  ou  de: resserren.lestraces' dé  ce  régime  discré- 
tionnaire ne  ^'eifaeent  pas  en  un  joun  La  liberté  eile-métne  soufifre  tout 
d'abord  des  habitudes  contractées  dânsdes<x>aditiomr  de  pure  tolérance. 
Bien  des  tâtonnemens  se  produisent  avant  qu'on  soit  rentré  dans  la  vraie 
et  large  voie  où  l^ction  pent  devenirr  réellement  fécondé,  et  c'est' à 
quelques  égards  ce  qui  se  voit  déjà  dans  lai  première  application  delà 
loi  sur  lapresse..Qette  loi«.on:le  sait),  n'^ést  pas  des  pAuslibéralesr elle 
n'accorde,  à  vraiidire,  .qu'une  franchise,;, peut-être  la  plus  dangereuse  à 
défaut  de  toutes  les  autres  qui  devraient  la  compléter-:  c'est  le  droitin-^ 
déûni  de  fonder  des  journaux*  sans- autorisation  admrâoBtrative..  Le  pre- 
mier résultat  de  la^  promulgation  de  la  loi  de  la  presse  a  été  la  oréattoo 
^'une  multitude  de  journaux.  On  s'est  t  mis- à  l'œuvre  avec  d'autant  plus 
d'empressement' qu'oir  se  trouvait  à  la  veille  d'âeetions  dont!  l'époque 
n'estpoint  ûxéeeneore/  msûs-qui  peuvem  êtreproohainess  En  province, 
celte  renaissance  des  journaux  répend  é(vtd«nmeitt;  kam  besoin  réel  de 
ropinioD;  A.Paris,,  dans  ce  centre  moral  et  intellectuel  dé  la'France,  il  y 
a,  si  nous  ne  noustromponsy. un 'danger  f&itipour  ftapperîtous  les  esprits 
réfléchis,  c'est  la  dispersion  de  toutes  les  forces,  la  substitution  d^une 
guerre  departisans  à  l'actien  d'une  opinion  libérale  fortifiée  panla  cohé^ 
siop.  Si  Tapplication  de  ladernièreloi  ne  devait  avoir  d'autre  effet  cpie^ 
cette  dissémination  de  tous  les  talens  pan  là  création  id^une  multitude  de 
joumaar  séparés  souventipar  de  simples  ^nuances;  ellene  seraitcertaine- 
meDtpas  un  bienfait  pour  la  presse^  qui  y  perdrait  son  crédit  et  son  au- 
torité morale.  Et  le  gouvernement  lui-mèmey  trouverait-il  unavantage?' 
Les  gouvernemensont  souvent  oette  illusion  de.c^roine  qu^ils  tirent  une< 
force  de  raiTaiblissementt  de  tous  les  partis^  de  toutes; les  opinions»  ils 
n'arrivent  qu'àrester  sans  point  d'appui  <  le  jour  oùils  en  auraient  be^ 
soin  et  à  ne  savoir  jamais  la  vérité.  Les  fausses  libertés  ou  îles  libertés^ 
ioeomplètes  les  trompent  aussi  bien  que  les  régimes  discrétionnaires,  et; 
paruaeflet  d'optique  auquel  n^a  éebappé, jusqu'ici  aucun  pouvoir,  ils^ 
croient  encore  distinguer  la  satisfaction  et  la.  confiance  là  où  il  n'y  a  que* 
le  malaise  d'une  société  éprouvée  dans  tous-  ses  intérêts  etânquiète  de 
soa  avenir. 

Non,  la  France  n'est  pas  contente,  elle  ne  puise  pis  d^ns  le  sentiment 
de  sa  situation  intérieure  une  confiance  sans  mesure,  et  dans  le  cours 
des  choses  en  Europe,  d'un^  autre  côté,  il  n'y  a  rien  qui  puisse  la  ras^ 


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236  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Surer,  rien  dont  l'Europe  elle-même  puisse  être  très  Gère.  L'autre  jour, 
à  Londres,  dans  un  banquet  offert  aux  ministres  de  la  reine  par  une 
des  plus  riches  corporations  de  la  Cité,  celle  des  marchands  tailleurs, 
M.  Disraeli  s'est  donné  le  plaisir  de  déclarer  «  qu'à  aucune  époque  de 
l'histoire  la  perspective  de  la  continuation  de  la  paix  n'a  été  plus  favo- 
rable, »  et  si  en  ce  moment  les  eaux  du  Rhin  et  du  Danube  ne  sont  pas 
troublées,  il  l'attribuait  «  au  sage  exercice  de  la  juste  influence  de  l'An- 
gleterre. ))  M.  Disraeli,  qui  n'est  pas  sur  des  roses  depuis  que  M.  Glad- 
stone lui  a  suscité  l'épineuse  question  de  l'église  d'Irlande,  et  qui  en  est 
réduit  aujourd'hui,  pour  s'équilibrer,  à  chercher  dans  la  chambre  des 
lords  la  compensation  et  la  consolation  de  ses  ennuis  dans  la  chambre 
des  communes,  M.  Disraeli  se  contente  à  peu  de  frais  quand  il  s'agit  des 
affaires  de  l'Europe  :  non  que  les  eaux  du  Rhin  et  du  Danube  soient  en  ce 
moment  fort  troublées,  mais  elles  n'ont  pas  précisément  la  limpidité  pro- 
fonde et  transparente  d'un  lac  de  Némi.  Qui  pourrait  dire  les  orages  mys- 
térieux qu'elles  recèlent?  Et  il  en  sera  ainsi  tant  qu'il  suffira  pour  émou- 
voir les  esprits  d'un  bruit  qui  passe  dans  l'air,  d'une  promenade  de  nos 
généraux  sur  le  Rhin,  comme  cela  est  arrivé  tout  récemment,  ou  d'une 
harangue  de  M.  de  Mollke  répondant  à  quelque  discours  du  maréchal 
Niel,  tant  qu'on  en  sera  incessamment  à  se  dire  de  gouvernement  à  gou- 
vernement, de  parlement  à  parlement  :  «  Nos  voisins  savent  que  nous  ne 
voulons  pas  les  attaquer,  mais  ils  doivent  aussi  être  convaincus  que  nous 
ne  voulons  pas  nous  laisser  attaquer,  et  à  cet  effet  il  nous  faut  une  armée 
et  une  flotte.  »  Nous  sommes  assurément  on  ne  peut  mieux  édifiés  sur  les 
intentions  pacifiques  de  Téminent  chef  d'état-major  prussien;  seulement 
nous  nous  interrogeons  avec  quelque  perplexité  sur  le  sens  réel  de  ses 
paroles,  lorsqu'après  avoir  proclamé  la  nécessité  d'une  Allemagne  unie 
et  d'une  grande  armée  il  ajoute  en  plein  parlement  fédéral  de  Berlin  : 
((  Je  n'ai  pas  dit  qu'il  nous  faille  une  Allemagne  unie  pour  avoir  une 
grande  armée  et  une  grande  flotte  ;  mais  j'ai  déclaré  au  contraire  que 
nous  avons  besoin  d'une  armée  et  d'une  flotte  pour  arriver  à  l'union  qui, 
il  faut  l'espérer,  permettra  un  jour  de  réduire  nos  grandes  dépenses  mi- 
litaires... »  Voilà  un  désarmement,  si  nous  ne  nous  trompons,  passable- 
ment ajourné,  à  causa  vinta,  comme  disaient  autrefois  les  Italiens,  quand 
on  aura  atteint  le  but.  Ces  hommes  de  guerre  ont  une  manière  à  eux  d'ou- 
vrir des  horizons  pacifiques.  Nous  notons  ce  symptôme,  un  des  plus  ré- 
cens, sans  vouloir  l'exagérer,  comme  aussi  sans  le  diminuer,  car  on  ne 
manquera  pas  d'en  tirer  un  argument  un  de  ces  jours  pour  s'interdire 
toute  économie  dans  notre  budget  militaire. 

Et  voilà  comment  l'Europe  vit  aujourd'hui  comme  hier  dans  une  at- 
mosphère de  crainte,  traînant  son  bagage  de  grandes  et  petites  ques- 
tions, d'énervans  embarras  politiques  et  de  lourdes  difficultés  finan- 
cières, de  préoccupations  et  d'incidens.  Le  plus  gros  de  ces  incidens 
pour  le  moment  est  cette  affaire  de  Servie,  qui  aurait  pu  rallumer  tout  à 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  237 

coup  la  questioD  d'Orient,  et  autour  de  laquelle  la  diplomatie  semble 
s'ingénier  à  faire  bonne  garde  pour  en  limiter  au  moins  les  consé- 
quences. Il  est  de  la  nature  de  tels  événemens  de  rester  enveloppés  d'un 
certain  mystère.  Qui  a  pu  frapper  ce  prince  Michel  Obrenovitcb,  dont 
l'attitude  réservée  n'était  point  faite  évidemment  pour  provoquer  des 
pensées  de  meurtre?  Les  assassins  ont  été  pris,  ils  sont  jugés  en  ce  mo- 
ment et  même  condamnés.  Ce  qui  semble  bien  clair  aujourd'hui,  c'est 
que  l'attentat  de  Belgrade  n'est  pas  exclusivement  une  vengeance  per- 
sonnelle; ce  n'est  pas  non  plus  essentiellement  un  assassinat  politique; 
c'est  peut-être  l'un  et  l'autre,  en  ce  sens  que  les  meurtriers  ont  cru  sans 
doute  trouver  dans  une  certaine  situation  un  encouragement  à  leur  ten- 
tative sanglante.  Il  y  a  en  Servie,  on  le  sait,  bien  des  partis  en  lutte,  et 
entre  tous  ces  partis  il  en  est  un  notamment  ambitieux,  ardent,  dont  le 
programme  est  d'en  unir  au  plus  vite  avec  la  Turquie,  de  former  au 
cœur  de  l'Orient  un  empire  serbe  en  réunissant  aux  provinces  déjà  plus 
qu'à  demi  indépendantes  d'autres  provinces  restées  encore  sous  le  joug 
ottoman.  Nous  ne  discuterons  pas  les  aspirations  nationales  de  ce  parti, 
dont  la  force  est  évidemment  dans  un  vigoureux  instinct  de  race,  dont 
la  faiblesse  est  dans  ses  affinités  trop  intimes  avec  la  Russie,  la  grande 
et  dangereuse  patronne  des  chrétiens  et  des  Slaves  de  la  Turquie;  c'est  lui 
qui  a  la  main  dans  toutes  les  insurrections,  qui  est  l'organisateur  ou 
l'auxiliaire  de  tous  les  comités  formés  en  Bulgarie,  dans  la  Bosnie,  dans 
l'Herzégovine;  c'est  lui  qui  a  poussé  à  des  armemens  démesurés  à  Bel- 
grade en  vue  d'une  conflagration  prochaine  de  l'Orient.  Pendant  quel- 
que temps,  surtout  dans  ces  deux  dernières  années,  le  parti  grand-serbe 
a  cru  trouver  dans  le  prince  Michel  Obrenovitch  un  instrument  de  ses 
desseins  habilement  fomentés  par  la  Russie.  Or  depuis  quelques  mois  le 
prince  Michel  avait  fait  visiblement  un  mouvement  de  retraite;  il  se  re- 
fusait à  être  l'allumette  chimique  qui  devait  mettre  le  feu  à  l'Orient;  il 
échappait  à  l'influence  russe,  toujours  active  à  Belgrade,  et  se  retranchait 
dans  une  prudente  réserve,  entretenant  d'ailleurs  de  bonnes  relations 
avec  le  gouvernement  du  .sultan,  encore  plus  avec  l'Autriche,  vers  la- 
quelle il  était  revenu.  De  là  un  assez  vif  mécontentement,  allant  jusqu'à 
l'animosité,  qui  s'était  répandu  parmi  les  grands-serbes  et  dont  le  prin- 
cipal organe  était  un  journal  publié  à  Neusatz,  dans  la  Servie  autri- 
,  chienne. 

Ce  serait  sans  doute  une  injustice  de  conclure  de  là  que  le  parti  grand- 
serbe  avait  prémédité  le  crime  accompli  dans  le  parc  de  Topchideré;  les 
meurtriers  ont  pensé  tout  au  moins  préparer  son  avènement  au  pouvoir. 
Peut-être  aussi  espéraient-ils  servir  les  intérêts  d'une  autre  famille  prin- 
cière,  celle  des  Karageorgevitch ,  l'éternelle  rivale  des  Obrenovitch,  de- 
puis que  la  Servie  est  à  peu  près  indépendante;  mais  ils  ont  été  désavoués 
par  les  membres  de  cette  famille,  dont  l'un  a  même  déclaré  qu'il  ne 
voulait  pas  être  «  l'Augustenbourg  du  Danube.  »  Les  meurtriers  n'avaient 


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238.  KEVUJS.  DES   DEUX  MONDES. 

pas  moins  ourdi  habilement  leur  complot;  ils  devaient  faire  place  nette 
et  tuer  tous  les  ministres  en  même  temp?  que  le  prince  Michel.  Ils  ont 
été  arrêtés  à  mi-chemin,  et  n'ont  pu.  faire  que  la  moitié. de  leur  œuvre., 
Ce  qui  a- sans  doute  empêché  une  révolution  dont  il  eût  été  difficile  de 
calculer  lès  suites,  c*est  la-^vigpureuse  promptitude  avec  laquelle  le  gpu* 
vernement,  inspiré  par  le  ministre  de  la  guerre,  s'est,  hâté  de  mettre, 
la  Servie  en  état  de  siège  d'abord,  puis  de  proclamer  provisoirement, 
comme  souverain  le  jeune  Milano  Obrenovitch,  neveu  du  prince  sasas* 
sine,  en  réservant  d'ailleurs  à  l'assemblée,  nationale,  la  s&up|c^iw^*  le^ 
droit  dé  décider  définitivement.  Une  circonstance  aurait  pu  aggraver  sin*»^ 
guliêrement  cette  question  serbe  naissant  ainsi  à  Timproviste  :  c'eût  été 
si  le  meurtre  du  prince  Michel  était  devenu  immédiatement  Toccasion, 
d'une  liitte  d'influences. entre  les  puissances  européennes.. Il  n'en,  a  rien, 
été  heureusement.  Les  cabinets  ont  paru  *  dès  le  premier  instant^  infinir 
ment  plus  préoccupés  d'éteindre . le  feu  que  delVallumer.  La  Turquie,, 
comme'puissance  suzeraine,  s'est  abstenue  de  toute  intervention^  môme, 
de  tmite  suggestion  blessante  pour  l'indépendance  de  Ja  Servie,  et  c'était 
assurément  la  plus  habile  politique.  La  Russie  elle-même  a  évité  de  faire 
acte  d'influence  dans  un  pareil  moment  L'Autriche  n'a. eu  qu'une  pensée,, 
celle  découper  court  à  toute  difficulté  en  favorisant  la  combinaison  la  plus, 
simple,  c'èst-à-dîre  l'avènement  du  prince  Milano,  etla.France,  l'Angle- 
terre, ont  senti  la  nécessité  de. suivre  TAu triche  dans  cette  voie.  Milanoi 
Obrenovitch  a  donc  été  proclamé  prince  souverain  de  Servie,  et  selon 
toute  apparence  if  va.  être  confirmé  dans  la  dignité  princière.  par  la 
skiiptchina;  mais  ce  serait  une  dangereuse  erreur  de  croire  que  tout  est 
fini  par  cela  même;  c'est  peut-être  .au  contraire  le  moment  oii,  à.  là,  faveur 
d'une  minorité,  à  l'ombre  d'une  régence  qu'il. sera  difficile  de  constituer, 
toutes  les  rivalités  vont  éclater  de  nouveau,  toutes  les  passions  vont  se 
réveiller,  lès  partis  vont  se  remettre  à  l'œuvre,  et  cela  veut  dire  qu'au 
nombre  de  tous  lès  points  faibles,  maladifs  de  rEurûpe,.on  en  compte 
aujourd'hui  un  de  pliis  :  c'est.la  Servie,  Or  la  question  de  la  Servie,  c'est 
lè  commencement  dé  la  question  d'Orient. 

En  attendant  que  ces  terribles  questions  d'Orient  ou  d!Allemagne  lais- 
sent voir  ce  qu'elles  contiennent,  les  finances,  nous  le  disions,. sont. la; 
préoccupation  et  là  grande  affaire  de  bien  des  pays.  Elles  sont  l'obsession 
de  rAutriche,  où  les  chambres,  après  avoir  voté  les  lois  confessionnelles-, 
la  loi  sur  le  mariage  civil,  sont  livrées  à  l'élaboration  d'un  budget,  et  de- 
puis six  mois  elles  sont  à  peu  près  l'unique  souci  de  ritalie..Ge  n'est  pas 
que  pour  l'Italie,  comme  pour  l'Autriche,  il  n'y  ait  bien  d'au trea  ques- 
tions, que  la  politique  proprement  dite  ait  cessé  d'absorber  les. esprits^. 
L'Italie  n'a  point  assurément  renoncé  à  Rome,  elle  n'a  point  réconcilié 
Turin  avec  Florence,  elle  n'a  point  désarmé  le  brigandage,  et  récem- 
ment encore,  dans  certaines  provinces  telles  que  la  Romagne,  des  inci- 
dens  tragiques,  des  meurtres. dont  des  magistrats  ont  été  les  victimeSt 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  239 

ont  révélé  une  situation  morale  des  plus  graves;  mais  ce  qui  domine, 
c'est  la  préoccupation  financière,  et  un  des  mérites  du  ministère  actuel, 
c'est  de  s'être  adonné  tout  entier  à  celte  reconstitution  des  finances 
avec  une  patiente  et  froide  ténacité,  sans  illusion,  sans  parti-pris,  sans 
dissimuler  l'extrémité  où  l'Italie  se  trouvait.  Les  chambres,  stimulées 
par  le  pays  lui-même,  ramenées  sans  cesse  à  la  question  par  le  gouver- 
nement, ont  fini  par  se  mettre  à  cette  discussion,  un  peu  prolongée  à 
vrai  dire,  un  peu  confuse,  où  le  ministre  des  finances,  M.  Cambray- 
Dîgny ,  montre  réellement  autant  de  zèle  que  de  sincérité.  Chose  curieuse, 
le  ministre  dont  on  attendait  le  moins  est  celui  qui  est  tout  près  d'at- 
teindre les  résultats  les  plus  décisifs.  11  il'y  avait  plus  à  reculer,  Tltalie 
se  trouvait  en  face  d'un  arriéré,  d'un  déficit  dépassant  800  millions. 
Uétat  doit  iOO  millions  à  la  banque,  dont  les  billets  ne  cesseront  d'avoir 
cours  forcé  qu'après  remboursement;  il  y  a  de  plus  250  millions  de  bons 
du  trésor;  le  reste  se  compose  d'un  déficit  courant  qui  en  1869  atteindra 
^30  millions.  La  première  chose  à  faire  était  évidemment  d'assurer  au 
budget  des  ressources  normales  pour  dégager  l'avenir  et  soutenir  le  cré- 
dit. C'est  ce  qui  a  été' fait  au  moyen  d'une  série  de  lois,  dont  la  principale 
est  h  loi  sur  ht  mouture,  et  qui  dans  leur  ensemble  réduisent  le  défici 
à  un  chiffre  d'une  quarantaine  de  millions,  qui  disparaîtra  lui-même 
facilement  par  quelques  économies  nouvelles  et  par  le  mouvement  na- 
turel de  la  richesse  publique;  mais  même  avec  ces  lois  il  restait  toujours 
le  déficit  de  230  TOillions  jusqu'en  1869.  M.  Cambray-Digny  vient  d'y 
faire  face  pamne  opération  habile  et  hardie  :  il  a*  traité  avec  une  com- 
pagnie italienne  et  étrangère  qui  se  charge  de  la  régie  des  tabacs,  en 
prenant  pour  base  de  la  redevance  due  à  l'état  le  produit  de  l'année  cou- 
rante. Au-delà  de  cette  redevance,  l'état  a  droit  à  30  pour  100  des  béné- 
fices dans  les  quatre  premières  années,  à  40  pour  100  dans  les  quatr 
années  suivzm tes, -pour  arriver  ensuite  à  un  partage  égal.  Enfin  la  com- 
pagnie avanœ  à  Tétat  180  millions  remboursables  en  vingt  annuités,  et 
feplns  elle  lui  achète  au  prix  de  50  millions  les  provisions  qui  existent 
dans  les  magasins  publics.  De  cette  façon  le  gouvernement  a  dès  ce  mo 
naent  les  230  millions  qui  lui  sont  nécessaires  pour  combler  le  déficit 
iwqu'àla  fin  de  1869.  Cela  fait,  le  ministre  des  finances  italien  paraît 
*toir  recourir  à  une  opération  sur  les  biens  ecclésiastiques  pour  rem- 
bourser les  bons  du  ti*ésoret  la  banque  en  faisant  cesser  le  cours  forcé, 
eiia situation  se  trouvera  ainsi  notablement  dégagée. 

Jwque-là  tont  serait  bien.  Malheureusement,  dans  les  combinaisons 
Sveraes  par  fesquelles  l'Italie  cherche  à  restaurer  ses  finances,  une  er- 
ï^r  ^est  glissée  qui  peut  détruire  ou  du  moins  atténuer  l'effet  de  tout 
le  reste.  L'Italie  a  fait  ce  que  vient  de  faire  l'Autriche  de  son  côté.  Les 
fcnx  anciennes  rivales  se  sont  rencontrées  sur  le  même  terrain  pour  im- 
poser les  titres  de  la  dette  qui  sont  entre  les  mains  des  étrangers. 
W*  Cambçiy-^Digny  avait  prudemment  évité  le  piège  ;  dans  ses  proposi- 


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2A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions  primitives,  qui  tendaient  à  transformer  Tirnpôt  sur  la  richesse 
mobilière  en  une  taxe  sur  le  revenu ,  il  exemptait  les  porteurs  étrangers 
de  la  dette.  La  chambre  a  bouleversé  tout  cela,  elle  n'a  pas  voulu  de  la 
taxe  sur  le  revenu,  elle  a  mis  un  nouveau  dixième,  —  il  y  en  a  déjà  deux, 
—  sur  la  richesse  mobilière,  et  les  étrangers  sont  soumis  à  Timpôt  pour 
les  titres  de  la  dette  comme  les  nationaux.  Les  chambres  de  Florence  se 
sont  trompées,  et  ont  cédé  à  un  préjugé  aussi  futile  qu'il  peut  être  dan- 
gereux contre  les  étrangers.  Ce  n'est  pas  seulement  la  violation  palpable 
d'un  engagement,  c'est  une  mesure  contre  le  crédit  italien.  Les  intérêts 
de  la  dette  italienne  à  l'étranger  s'élèvent  à  86  millions,  sur  lesquels  la 
France  a  la  plus  grande  part.  C'est  donc  une  maigre  ressource  de  8  mil- 
lions qui  résultera  de  l'impôt,  et  pour  ces  8  millions  l'Italie  expose  gra- 
vement son  crédit.  Que  fera-t-elle,  si  les  bourses  étrangères  se  ferment 
devant  ses  valeurs  nouvelles,  notamment  devant  les  obligations  de  la 
compagnie  des  tabacs?  Elle  perdra  infiniment  plus  qu'elle  ne  peut  recueil- 
lir par  la  taxe.  Elle  n'a  qu'à  se  souvenir  de  l'Espagne,  qui  a  été  durement 
atteinte  dans  son  crédit,  il  y  a  quelques  années,  pour  un  fait  analogue, 
qui  a  fini  par  être  obligée  de  reconnaître  lés  certificats  anglais,  la  dette 
passive ,  et  qui  dans  l'intervalle  a  perdu  considérablement.  Ce  qu'il  y  a 
de  plus  étrange,  c'est  qu'on  n'a  pas  même  exempté  les  bons  du  trésor. 
Ces  singuliers  économistes  n'ont  pas  vu  qu'il  faudrait  nécessairement 
fixer  l'intérêt  en  conséquence,  et  qu'en  définitive  c'est  l'état  lui-même 
qui  paierait  les  frais.  Si  cet  acte  n'a  pas  produit  déjà  l'effet  qu'il  pouvait 
produire,  c'est  qu'il  y  a  un  effort  évident  pour  restaurer  les  finances  du 
nouveau  royaume,  et  que  les  porteurs  étrangers  sont  intéressés  eux- 
mêmes  à  ne  rien  brusquer,  à  ne  pas  compromettre  le  crédit  italien.  Leur 
premier  intérêt  est  dans  cette  reconstitution  financière  qui  s'accomplit 
aujourd'hui  et  qui  est  leur  plus  sûre  garantie. 

Quand  l'Italie  aura  mis  un  peu  d'ordre  dans  sa  situation  matérielle, 
elle  ne  sera  pas  au  bout  de  son  œuvre,  elle  pourra  songer  à  sa  situation 
morale.  Elle  a  beaucoup  à  faire,  nous  en  convenons.  Et  d'abord  qu'elle 
mette  fin  au  plus  vite  à  cette  grande  misère  de  ces  petits  enfans  que 
vous  avez  vus  si  souvent  à  Paris.  On  ne  s'en  doute  guère,  il  y  a  des  vil- 
lages de  la  Basilicate  d'où  partent  chaque  année  des  centaines  d'enfans 
littéralement  vendus  à  d'odieux  traficans.  C'est  une  véritable  traite  qui 
s'«xerce  en  pleine  civilisation  européenne.  Il  y  a  quelque  temps ,  une  so- 
ciété de  bienfaisance  italienne  qui  existe  à  Paris  prenait  en  main  les  in- 
térêts de  ces  malheureux,  et  publiait  dans  un  rapport  touchant  les  rensei- 
gnemens  les  plus  curieux.  Le  parlement  de  Florence  lui-même  s'en  est 
occupé,  et  le  général  Menabrea  mettait  avec  raison  cette  question  au 
nombre  des  plus  graves.  Il  s'agit  pour  Tltalie  de  faire  cesser  cette  expor- 
tation d'êtres  humains  favorisée  par  les  anciens  gouvemémens,  et  de  com- 
battre le  vagabondage  comme  le  brigandage  de  la  seule  façon  qui  puisse 
être  eflicace,  par  le  développement  de  la  culture  morale  et  du  travail. 


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REVUE.   —   CUROMIQCE.  241 

Rien  ne  ressemble  moins  à  la  vie  anxieuse,  fatiguée,  agacée,  de  l'Eu- 
rope que  la  vie  des  États-Unis.  Le  peuple  américain  n'est  point  certes  à 
l'abri  des  crises  les  plus  sérieuses;  il  s'en  créerait  au  besoin,  s'il  ne  trou- 
vait pas  sur  son  cbemin  toutes  celles  que  le  mouvement  naturel  des 
choses  lui  apporte.  Il  est  certain  du  moins  qu'au  milieu  de  ces  difficul- 
tés de  tous  les  jours  il  marche  avec  une  vigueur  d'allure,  et  un  senti- 
ment de  force  inhérens  à  un  tempérament  national  formé  au  grand  air 
de  la  liberté.  Les  questions  se  succèdent  et  se  multiplient,  les  intérêts 
et  les  passions  se  déploient,  pouvoir  exécutif  et  congrès  se  heurtent;  la 
vie  américaine  ne  suit  pas  moins  son  cours,  et  cette  énergique  race  se 
joue  avec  uii#  aisance  audacieuse  dans  des  épreuves  où  d'autres  som- 
breraient au  premier  pas.  Assurément  c'est  toujours  une  crise  des  plus 
graves  qu'un  conflit  enire  le  chef  de  l'état  et  une  assemblée  populaire; 
elle  n'est  pas  si  grave  là  où  le  sens  légal  est  tellement  enraciné  qu'il  ne 
peut  venir  à  l'idée  de  personne  d'en  finir  par  la  force,  et  c'est  ce  qui 
explique  comment  le  président  Andrews  Johnson  a  pu  être  mis  en  accu- 
sation sans  disparaître  totalement  devant  une  telle  manifestation  de 
puissance  législative,  comment  aussi  il  a  pu  être  acquitté  sans  que  le 
congrès  en  ait  souffert  dans  son  légitime  ascendant.  Chacun  était  dans 
son  droit.  Le  conflit  s'est  déroulé  devant  le  peuple;  le  grand  spectateur 
de  ces  scènes,  et  tout  a  fini  sans  violence.  M.  Johnson  est  resté  à  la 
Maison-Blanche,  subissant  cette  épreuve  avec  une  réserve  et  un  calme 
qui  n'ont  pas  été  sans  dignité.  Le  congrès,  de  son  côté,  procède  lente- 
ment, laborieusement,  à  la  reconstruction  de  l'Union,  cette  œuvre  diffi- 
cile léguée  par  la  guerre  civile,  votant  la  réincorporation  successive  des 
états  da  sud.  A  vrai  dire,  entre  ces  deux  pouvoirs  qui  sont  entrés  en 
lutte  justement  sur  cette  œuvre  de  reconstruction  bien  plus  que  sur  une 
question  de  prérogative  dans  le  choix  d'un  secrétaire  d'état  de  la  guerre, 
entre  ces  deux  pouvoirs  hostiles  les  rapports  ne  sont  pas  des  meilleurs,  les 
défiances  sont  loin  d'être  dissipées,  l'antagonisme  subsiste  encore;  mais  le 
duel  judiciaire  s'est  terminé  d'une  façon  peut-être  imprévue,  car  on  s'at- 
tendait visiblement  à  une  condamnation.  Légalement  donc  M.  Johnson 
est  sorti  intact  du  procès  dirigé  contre  lui,  moralement  il  reste  avec  une 
maigre  victoire.  Si  ses  adversaires  ont  montré  contre  lui  un  acharnement 
excessif,  si  ce  président  n'est  rien  moins  qu'un  machinateur  de  coups 
d'état,  il  avait  du  moins  en  peu  de  temps  accumulé  assez  de  gaucheries 
et  d'intempérances  de  langage  pour  se  faire  une  situation  qui  n'est  pas 
plus  facile  aujourd'hui  qu'avant  son  procès.  Il  était  monté  à  la  prési- 
dence par  le  hasard  du  meurtre  qui  avait  frappé  Lincoln;  il  sortira  de  la 
Maison-Blanche  pour  n'y  plus  rentrer  sans  doute,  et  les  quelques  mois  de 
pouvoir  qui  lui  restent  encore  vont  être  assçz  remplis  pour  n'être  point 
marqués  par  des  péripéties  nouvelles  dans  cette  lutte  entre  une  prési- 
dence expirante  et  le  congrès.  Cette  lutte  est  déjà  une  vieille  histoire. 

TOME  LXXVI.  —  1868.  16 


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242  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

La  grande  préoccupation  des  États-Unis  aujourd'hui,  c'est  le  choix  d'un 
nouveau  président.  Tout  se  dispose  pour  l'élection  qui  doit  avoir  lieu  au 
mois  de  novembre.  Le  mouvement  est  déjà  commencé,  les  partis  sont  à 
l'œuvre,  et  le  choix  qui  sera  fait  a  certainement  dans  la  situation  où  se 
trouvent  les  États-Unis  une  gravité  exceptionnelle,  car  il  s'agit  d'effacer 
les  dernières  traces  de  la  guerre  civile,  d'assurer  les  grands  résultats  de 
la  victoire  du  nord  sans  froisser  trop  vivement  le  sud  dans  ses  droits 
et  dans  ses  intérêts.  Quel  sera  Tel u  du  suffrage  populaire  ?  Il  y  a  depuis 
longtemps  un  candidat  désigné,  c'est  le  pacificateur  de  l'Union,  le  vain- 
queur de  Richmond,  le  général  Grant.  Celui-là  ne  se  comMpmettra  point 
par  ses  discours  et  ses  manifestations;  il  n'écrit  guère  et  n  parle  encore 
moins.  C'est  un  taciturne  qui  ne  paraît  pas  avoir  pris  ses  grades  en  poli- 
tique. Il  ne  s'est  engagé  jusqu'ici  avec  aucun  parti,  et  même  dans  la  lutte 
de  M.  Johnson  avec  le  congrès  il  est  resté  assez  volontiers  neutre.  Sa 
plus  claire  profession  de  foi  est  qu'il  sera  le  serviteur  du  peuple.  Ce  n'est 
pas  par  l'éclat  de  son  talent  politique  que  le  général  Grant  a  beau- 
coup de  chances;  mais  il  a  pour  lui  son  prestige  militaire,  son  renom 
de  soldat  heureux,  sa  position  exceptionnelle,  et  il  vient  d'être  adopté 
par  le  parti  républicain,  qui  a  toute  la  puissance  d'un  parti  victorieux 
depuis  la  fin  de  la  Sécession;  il  a  été  unanimement  proclamé  par  la 
convention  qui  s'est  réunie  à  Chicago  pour  choisir  un  candidat  et  tra- 
cer le  programme  de  la  future  présidence  républicaine.  Le  général 
Grant  a  accepté  candidature  et  programme  en  termes  brefs  comme  un 
ordre  du  jour,  et  son  acceptation  a  été  saluée  avec  enthousiasme.  Il 
reste  à  savoir  si,  en  devenant  le  candidat  spécial  d'un  parti,  en  se  voyant 
obligé  de  se  prononcer  pour  un  programme  déterminé,  le  général  Grant 
ne  perd  pas  un  peu  de  la  position  qu'il  avait  su  garder  jusqu'à  présent, 
et  si  le  parti  démocrate,  qui ,  malgré  ses  cruelles  défaites,  ne  se  tient 
pas  pour  battu,  ne  va  pas  lui  susciter  une  concurrence  dangereuse.  Ce 
parti  en  effet  ne  semble  nullement  disposé  à  déserter  la  lutte.  Il  a  son 
candidat,  il  en  a  même  deux.  L*un  de  ces  candidats  est  M.  Pendleton, 
avocat  à  Cincinnati,  homme  de  talent  et  d'un  certain  prestige,  mais  qui  a 
sans  doute  fort  peu  de  chances,  car  il  représente  le  vieux  parti  démocrate 
d'avant  la  sécession,  la  fraction  de  ce  parti  qui  n'a  rien  appris  ni  rien 
oublié. 

Une  autre  candidature  probablement  plus  sérieuse  eât  celle  du  chief- 
justice  des  États-Unis,  M.  Chase,  dont  l'avènement  répondrait  aux  vœux 
de  la  fraction  démocrate  qui,  sans  revenir  sur  le  passé,  accepte  les  résul- 
tats essentiels  de  la  guerre.  Le  programme  de  M.  Chase  consisterait  à 
replacer  le  plus  promptement  possible  les  états  du  sud  dans  la  position 
où  ils  étaient  avant  la  sécession,  sans  toucher,  bien  entendu,  àTabdlition 
de  l'esclavage  pas  plus  qu'à  l'égalité  du  suffrage  entre  les  blancs  et  les 
noirs,  et  le  premier  acte  de  sa  présidence  serait  une  amnistie  générale. 
Maintenant  quel  sera  le  candidat  définitivement  choisi  par  le  parti  dé* 


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REFOE.   —  CHBONIQITE.  243 

mocrate?  Sera-t-œ  M.  Pendleton^  sera-ce  M.  Chase?  C'est  ce  que  décidera 
la  convention  démocratique  qui  va  se  réunir  à  son  tour  le  k  juillet  ài 
New-Yoïk-Les  deux  partis  vont  se  trouver  ainsi  en  présence;  mais,  si 
vive  que  paraisse  devoir  être  la  lutte,,  si  facile  qu*il  soit  d'exciter  les  susk 
ceptibiiités  du.  pays  contre  le  danger  des  prépondérances  militaires^ 
toutes  les  chances  semblent  être  jusqu'ici  pour  le  général  Grant,  dont  le 
nom  résumerait  une  nouvelle  victoire  du  nord  dansce  qu'elle  a  de  moins 
exclusif  et  de  plus  modéré.  oh.  de  hazaoe. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 

LBS  PROBLEMES  PHIUOSOPHIQUES. 


J.  Prchlèmesde  la  Nature, pu  M.  Aagastô  Laugel.  —  n.  Problèmet  de  la  Vte,,pta  le  même, 
m.  —  Problèmet  de  l'Ame,  par  le  môme.  Germer  BaUliôre. 

IL  est  permis  de  contester  à  la  philosophie  le  pouvoir  de  donner  des 
solutions^  on  nelui  contestera  pas  le  droit  de  poser  des  problèmes.  Tant 
qu'il  Y  aura  un  esprit  humain,  on  ne  supprimera  pas,  quoi  qu'on  fasse^ 
la  curiosité,  et  ceux  qui  donnent  pouD  objet  à  la  philosophie  l'inconnui 
lui  assignent  par  là  même  un  domaine  asses  vaste.  Constituer  la  science^ 
de  L'inconnuv  classer  et:  coordonner  les  mystères,  graduer  et  échelonner* 
les  points  d'interrogation  serait  encore  une  œuvre*  digne  d^ambition  et 
d'estime,  et  j'en  sais  pour  qui  cette  seience^  de  l'ignorance  aurait  encore 
plus  de  charmet  qu'une  science  plus  exacte,  mais  portant  sur  de  moin- 
dres objets.  Si  les  questions  sont  ici  plus  difficiles,  elles  sont  aussi  plus 
grandes^  et  ce  que  l'on  perd  d'un  côté,  on  le  retrouve  de  l'autre.  Laissons 
donc  aux.  sciences  exactes  leurs  théorèmes  et  leurs  démonstrations;  et 
oonlentOQS-Bons  des  problèmes;  nous  ne  serons  pas  encore  si  mai  parta- 
gés.. C'est  donc,  à  notre  aviSi  une  idée  ingénieuse  de  M.  Auguste  Laugel 
d'avoir  classé  toutes. ses  idées. philosophiques  sous  ces  trois  titres:  Pro- 
Uèmts  de  la  NaiuKt^,  Problèmes  de  la  Vie,  Problèjnes  de  l'Ame.  Phr  là;  il 
se  permet  à  lui-même  de  beaucoup  conjecturer  et  de  ne  pas  trop  affir- 
mer*. 11  satisfait  ài  la.  fois  son  imagination,  qui  est  vive,  et  son  esprit 
scienxifique;  qui  est  réservé.  L'une- sa- montre  généralement  favorable* 
aux  solutionsles  plus  nouvelles  et  les  plus  hardies,  Pautre  sait  s'arrêter, 
avec  cxreoQspection  devant  les  innombrables  inoonnuesque  recèlent  tous 
les  problème»  dont  il  nous  entretient. 

Mv.  Auguste  Laugel  est  un  des  écrivains  qm  ont  le  plus  contribué  à 
rapprocher  l'une  de  l'autre  la»  science  et  laphilosophiei  Dans  un  ouvrage 
antérieur  intitulé:  précisément  iSciance  et  Philosophie,  il  a  exposé  sous 
une  forme  biiUaiBte  et  élevée  les  débats  scientifiques  de  notre  temps. 


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244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  lui  peut-être  qui  a  le  plus  contribué  à  mettre  le  public  au  cou- 
rant de  ces  grandes  questions  qui  nous  touchent  de  si  près,  la  corré- 
lation des  forces  physiques,  l'origine  de  la  vie,  la  transformation  des 
espèces,  l'antiquité  de  Thomme,  les  analogies  et  les  différences  anato- 
miques  de  l'homme  et  de  Tanimal.  Toutes  ces  questions,  dont  la  phi- 
losophie s'est  désintéressée  pendant  si  longtemps  parce  qu'elle  avait 
autre  chose  à  faire,  elle  ne  peut  plus  les  écarter  aujourd'hui.  Sans  pré- 
tendre que  les  doctrines  spiritualistes  soient  suspendues  au  sort  de  tel 
ou  tel  problème  scientifique,  et  tout  en  reconnaissant  que  ce  sera  tou- 
jours dans  la  psychologie  et  dans  la  morale  qu'elles  trouveront  le  plus 
ferme  appui,  on  ne  doit  pas  oublier  d'un  autre  côté  que  la  métaphysique 
a  toujours  eu  pour  ambition  d'être  la  science  des  sciences,  d'embrasser 
dans  son  unité  transcendante  l'homme  et  la  nature.  On  ne  doit  pas  ou- 
blier que  Bacon  fixait  à  la  philosophie  un  triple  objet,  l'homme,  le  monde 
et  Dieu,  que  Descartes  et  Leibniz  n'ont  jamais  séparé  la  physique  de  la 
philosophie,  que  la  philosophie  allemande,  aussi  bien  que  la  grecque,  la 
première  et  la  dernière  des  grandes  philosophies  d'Occident,  ont  eu  leur 
cosmologie  à  côté  de  leur  psychologie  et  de  leur  théologie.  La  philoso- 
phie renoncerait  donc  à  sa  vraie  mission,  et  se  réduirait  à  n'être  qu'une 
science  particulière,  au  lieu  d'être,  comme  le  voulait  AriStote,  la  science 
des  premiers  principes  et  des  premières  causes,  si  elle  écartait  de  ses 
recherches  ou  du  moins  de  ses  inductions  la  nature  tout  entière.  Si  l'on 
considère  surtout  les  immenses  progrès  qu'ont  faits  les  sciences  physi- 
ques et  naturelles  depuis  trois  cents  ans,  il  est  difficile  d'admettre  que, 
de  toutes  ces  révélations  si  étonnantes,  il  ne  résulte  rien  pour  la  philo- 
sophie elle-même,  —  que  la  découverte  du  système  du  monde,  des  lois 
du  mouvement,  d'un  agent  aussi  merveilleux  que  l'électricité,  des  com- 
binaisons chimiques,  des  lois  de  l'organisation  et  de  la  vie,  que  de  telles 
découvertes,  dis-je,  n'aient  rien  à  apporter  à  la  science  de  l'homme  et  à 
la  science  de  Dieu.  11  est  donc  dans  la  nature  des  choses  que  la  philoso- 
phie se  rafraîchisse  et  se  renouvelle  au  contact  des  sciences  physiques  et 
naturelles.  Si  un  matérialisme  passionné  se  hâte  de  tirer  parti  en  sa 
faveur  de  ces  données  nouvelles  trop  négligées,  il  est  urgent  qu'une  mé- 
taphysique plus  savante  et  plus  éclairée  vienne  à  son  tour  interpréter 
les  résultats  de  la  science  avec  une  libre  impartialité. 

Ces  considérations  doivent  nous  rendre  reconnaissans  envers  les  écri- 
vains qui,  venus  de  la  science,  se  sont  approchés  de  la  philosophie,  et 
qui  nous  donnent  par  là  l'exemple  de  nous  avancer  réciproquement  de 
la  philosophie  vers  la  science.  C'est  ce  mérite  qui  nous  a  toujours  frappé 
dans  les  écrits  de  M.  Auguste  Laugel.  Ancien  élève  de  l'École  polytech- 
nique et  de  rÉcole  des  mines,  il  a  reçu,  comme  on  voit,  la  plus  forte 
éducation  scientifique  que  l'on  puisse  acquérir  en  France  de  nos  jours; 
mais  il  n'appartient  pas  à  cette  école  qui  ne  voit  partout  que  des  faits  et 
des  rapports,  et  qui  considère  la  pensée  spéculative  comme  un  superflu. 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  ^  245 

La  nature  ne  Tîntéresse  que  comme  objet  et  aliment  de  la  pensée.  Né 
sur  les  bords  du  Rhin,  il  a  reçu  de  TAUemagne  le  souffle  des  choses 
idéales,  non  toutefois  sans  un  certain  mélange  de  vapeurs  et  de  brumes 
traversées  çà  et  là  par  les  rayons  d'une  imagination  poétique.  Une  philo- 
sophie rigoureuse  et  précise  ne  trouve  peut-être  pas  toujours  son  compte 
à  ce  mélange  de  science  exacte  et  de  poésie  mystérieuse.  Il  ne  faut  point 
trop  presser  ce  brillant  esprit  ni  sur  la  méthode  ni  sur  les  doctrines.  Un 
spiritualisme  sévère,  tout  comme  une  logique  exacte,  peut  trouver  à  re- 
prendre dans  ses  écrits;  mais  la  candeur  de  la  pensée  désarme  les 
scrupules,  des  aperçus  heureux  captivent  la  curiosité,  et  le  sentiment 
profond  de  la  grandeur  de  la  science  et  de  Tinfini  dans  les  choses  donne 
quelquefois  à  son  style  un  accent  presque  religieux. 

L'analyse  détaillée  des  trois  derniers  volumes  de  M.  Laugel  nous  est 
interdite  par  le  nombre  même,  la  diversité  et  la  complication  des  ques- 
tions qui  y  sont  traitées.  Nous  nous  bornerons  à  en  résumer  l'esprit, 
ce  qui  va  nous  amener  à  parler  des  diverses  tendances  philosophiques 
qui  se  partagent  les  sciences  à  l'heure  qu'il  est.  On  peut  dire  que  la 
science  de  la  nature  a  toujours  été  divisée,  comme  elle  l'est  encore  au- 
jourd'hui, en  deux  grandes  écoles  contraires,  l'une  qui  l'entraîne  vers 
Tunité,  l'autre  vers  la  diversité,  l'une  qui  tend  sans  cesse  à  la  réduction 
des  forces,  l'autre  qui  insiste  surtout  sur  la  pluralité  des  agens.  L'un 
et  le  plusieurs,  ces  deux  termes  auxquels  les  pythagoriciens  et  les  plato- 
niciens ramenaient  les  principes  des  choses,  semblent  être  les  deux  pôles 
contraires  entre  lesquels  l'esprit  humain  oscille  sans  cesse  dans  la  science 
comme  dans  la  philosophie,  dans  la  religion  comme  dans  la  politique. 
Ces  deux  tendances  coexistent  plus  ou  moins  à  chaque  époque;  cepen- 
dant c'est  tantôt  l'une,  tantôt  l'autre  qui  est  prépondérante.  Dans  la 
physique  cartésienne,  le  principe  de  l'unité  dominait  d'une  manière  ab- 
solue. Descartes,  préoccupé  surtout  de  chasser  de  la  science  les  qualités 
occultes  du  moyen  âge,  avait  ramené  tous  les  problèmes  de  la  physique 
et  même  de  la  physiologie  aux  problèmes  de  la  mécanique,  et  il  avait 
dit  :  «  Donnez-moi  de  la  matière  et  du  mouvement,  et  je  ferai  le  monde.  » 
De  là  la  théorie  des  tourbillons  et  la  théorie  de  l'automatisme,  ces  deux 
hypothèses  si  ingénieuses  et  si  fausses  qui  ont  ruiné  la  physique  carté- 
sienne, et  qui  sont  encore  citées  comme  des  exemples  de  romans  scien- 
tifiques, quoique  l'esprit  général  de  la  physique  cartésienne  soit  évi- 
demment celui  qui  tend  à  reprendre  faveur  aujourd'hui. 

Le  XVII®  siècle  s'était  déclaré  l'adversaire  des  qualités  occultes,  le 
xvui^  les  réhabilita.  11  n'y  a  qu'un  seul  moyen  de  chasser  les  qualités 
occultes  de  la  nature,  c'est  de  ramener  toutes  les  classes  de  phéno- 
mènes les  unes  aux  autres,  et  tous  ces  phénomènes  sans  exception  à  un 
seul,  le  mouvement.  Il  ne  reste  plus  alors  qu'à  chercher  la  cause  du 
mouvement,  qui  pour  Descartes  n'était  autre  chose  que  la  cause  pre- 
mière. Cette  théorie  si  séduisante  était  à  chaque  pas  contredite  par  l'ex- 


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246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

périence.  Le  mécanisme  universel  était  une  théorie  prématurée,  en  sup- 
posant qu'elle  fût  vraie.  L'analyse  des  faits  devait  montrer  des  séries  de 
phénomènes  irréductibles  les  uns  aux  autres,  et  à  chacune  de  ces  séries 
correspondait  une  cause  inconnue;  mais,  tandis  que  le  moyen  âge  croyait 
expliquer  les  faits,  en  imaginant  de  telles  causes,  le  xvm«  siècle^  animé 
de  la  vraie  méthode  scientifique,  se  contentait  de  constater,  d'analyser,, 
de  mesurer  les  phénomènes,  et  ne  voyait  dans  les  qualités  occultes  que 
des  noms  abstraits  par  lesquels  on  représentait  provisoirement  les  causes 
inexpliquées.  Quoi  qu'il  en  soitv  il  est.  certain  que  ce  qui  a  dominé  aa 
xvm*  siècle,,  c'est  le  principe  de  la.  diversité  des  causes  et. des  agena, 
tandis  qu'au.  xvn«  c'était  Tunité.  C'est  ainsi  que  Newton  découvrait  les 
lois  de  l'attraction,  irréductibles  à  celles  de  l'impulsion,  Lavoisier  et  Ber- 
thoUet  les  lois  des  affinités  chimiques,  irréductibles  à  celles  de  l'attrac- 
tion ordinaire,  Halier  les  lois  de  Tirritabilité,  irréductibles  aux  lois  phy- 
sico-chimiques;.c'est  ainsi  que  lumière,  chaleur,  électricité,  magnétisme,, 
formaient  dans  la  physique  autant  de  chapitres  distincts  et  séparés;  c'est 
ainsi  que,  dans  un  autre  ordre  d!idées ,  Guvier  établissait  quatre  types, 
irréductibles  d'animaux  ,^  et  que  dans  la  géologie  il  supposât!,  comme 
Bufron,,dearévolutions  radicales,  qui  à  plusieurs  reprises  avaient  changé 
subitement,, et  comme  par  des  coups  de  théâtre,  l'aspect  de  la  nature 
aussi  bien,  que  celuii  de.  ses  habitans.. 

Si  depuis  Descaries jusqu'ài  Ampère  la  science  a  toujours  avancé  en 
multipliant  les  causes  et  les  agens,  ce  qui  devait  être  le  premier  résultat 
de  la^méthûda  expérimentale,  on  peut  dire  que  depuis  Ampère  il.  s'est 
produit  un  mouvement  en  sens  inverse  et  un:  retour  à.  l'hypothèse  car- 
tésienne, maisr  avec  des  moyens  d'investigation  et  de  vérification  bien 
autrement  puissans  etexacts  q,ue  ceux  de  Descartes.  Gela,  explique  que. 
ce  qui  n!était  chez,  celui-ci  qu'une  hypothèse  arbitraire  peut  être  entrevu 
par  quelques-uns  comme,  le.  terme  possible,  tout  au  moins  l'idéal  de.  la- 
science  positive. 

Sans:  anticiper  sur  les  démonstrations  réservées  à  l'avenir^  on- peuL 
affirmer  dès  à  présent  que  deux,  idées  fondamentales  se  dégagent,  de  la 
physique  actuelle.  La  première,,  c'est  la  réduction  des  agens  pbysiquey 
au  plus  petit  nombre  possible;,  la  seconde,  c'est  la.  réduction  de  ces: 
mômes  causes  au  phénomène  général  du  mouvement.  A.la  première  da. 
ces. tendances  se  rapportent  les  découvertes  d'Ampère  et  de  Faraday,  quîi 
ont  fondé  l'électrxi-magnétisme.et  assimilé  deux,  agens  considérés  jus- 
que-là comme  deux  fluides  distincts,  l'électricité  et  le  magnétisme;, les 
découvertes  de  Mellani,,de  MM^Fizeaux  et  Foucault,  qui  paraissent  avoir 
étabU  l'identité  essentielle  de  la. lumière  et  de  la  chaleur;  — à  la  seconde 
de  ces  tendances  se  rapportent  les  travaux  de  Fresnel  sur  la  lumière,  tra- 
vaux qui  ont  défînitivement  donné  raison  à  la  théorie  des  ondulations^ 
sur  la  théorie  de  l'émission,,  et  en.  second  lieu  les  travaux  de  MM.  Mayer 
et  Joule,  qui  ont  démontré  l'équivalence  de  la  chaleur  et  du  mouvement^, 


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iRB¥U£.    —   CHRONIQUE.  247 

la  transformanon  de  l'une  en  l'autre  selon  une  proportion  rigoureuse- 
ment détermioée.  De  toutes  ces  admirables  découvertes  approfondies  et 
développées  est  sortie  cette  idée  générale,  simple  et  grandiose  à  la  fois  : 
c'est  que  dans  le  monde; physique,  en  laissant  de  côté  l'ordre  de  la  vie, 
de  la  seDsibiiité  et  de  la , pensés,  il  n'y  a  rien.autre  chose  que  des  mou- 
vemens.  Ces  mouvemens sont  de  deux  sortes  :  les  uns,  visibles,  immé- 
diatement perçus  par  nos  sens,  forment  l'objet  de  la  mécanique  ordi- 
naire; les  autres,  invisibles,  ne  nous  affectant  que  sous  les  apparences 
phénoménales  de  la  chaleur  et  de  la  lumière,  sont  l'objet  d'une  méca- 
nique nouvelle  qui  fait  chaque  jour  de  nouveaux  progrès.  La  théorie 
mécanique  de  la  chaleur,  qui  pourrait  bien  être  dans  le  domaine  de  l'in- 
fîniment  petit  une  découverte  aussi  féconde  que  la  découverte  newto- 
nieane  dans  le  domaine  de  rinûniment  grand,  parait  devoir  être  comme* 
la  théorie  générale  qui  dans  un  temps  donné  embrassera  la  physique  tout 
entière,  et  à  l'heure  qu'il  est  modiûe  déjà  profondément  les  doctrines 
de  la  chimie.  D'un  côté  pénétrant  jusqu'à  la  physiologie,  remontant  de 
l'autre  jusqu'à  l'astronomie,  elle  semble  appelée  à  expliquer  à  la  fois  la 
chaleur  vitale  et  la  chaleur  solaire,  à  relier  l'un  à  l'autre  d'une  manière 
scientifique  ces  deux  phénomènes,  dont  l'imagination  mythologique  avait 
pressenti  Ja  merveilleuse  union. 

Cette  tendance  générale  à  l'unité  de  la  force  dans  la  oature  est  celle 
qui  domine  dans  le  premier  ouvrage' de  M.  laugel,  Problèmes  de  la  Na- 
ture. Cependant  il  ne  s'y  abandonne  pas  sans  circonspection  et  sans  ré- 
sistance. 1!  ne  parait  pas  vouloir  aller  au-delà  du  principe  de  la  corréla- 
tion des  forces,  posé  par  M.  Grove  il  y  a  vingt-cinq  ans.  11  n'admet  que 
Ifâ analogies  de  la  lumière  et  de  la  chaleur,  et  se  refuse  à  en  affirmer 
l'identité.  Peut-être  est-il  ici  trop  timide.  Les  physiciens  les  plus  autori- 
sa ne  craignent  point  d'aller  jusqu'à  cette  dernière  synthèse,  le  me  con- 
tenterai de  citer  M.  Verdet,  que  nous  avons  eu  le  malheur  de  perdfe  il  y 
a  deux  ans,  et  dont  la  haute  autorité  scientifique  était  hors  de  doute. 
M.  Verdet  n'hésitait  pas  à  considérer  comme  .acquise  à  la  science  l'iden- 
tité des  deux  agens,  chaleur  et  lumière,  la  diversité  spécifique  n'étant 
fue  dans  les  organes  et  non  dans  les  causes  externes  (1). 

Ce  ne  serait  pas  faire  suffisamment  connaître  les  Problèmes  de  la 
iVaiurede  M.  Laugel  que  de  n'y  voir  qu'une  synthèse  des  grandes  dé- 
cooveines  scientifiques  modernes.  H  y  apporte  encore  des  vues  philo- 
S(^iqae6  personnelles  et.intéressantes.  Je  signalerai,  par  exemple,  la  ré- 
daction de  toutes  nos  idées  sur  les  corps  à  deux  fondamentales,  la  forme 
et  la  force,  —  k  première  nous  donnant  ce  qu'ily  a  de  stable  et  d'immo- 
bile dans  lés  choses,  la  seconde  ce  qu'il  y  a  de  changeant,  d'actif  et  de 
vivant;  la  première,  objet  des  sciences  que  l'auteur  appelle  staHques, 

W  Cette  doctrine  s'enseigne  aujourd'hui  dans  les  traités  de  physique  ;  voyez  Traité 
i»  Ph^tiq^e,  ptr  MM.  d'Almeida  et  Boutan. 


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2&8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  seconde,  objet  des  sciences  dynamiques.  Je  signalerai  en  outre  sur  l'es- 
thétique des  sciences  un  chapitre  original,  qui  contient  sur  le  rôle  des 
nombres  et  de  la  forme  dans  la  nature  des  vues  ingénieuses  et  neuves 
que  toute  philosophie,  sans  distinction  d'école,  peut  mettre  à  profit. 

Dans  les  Problèmes  de  la  Vie,  nous  voyons,  comme  dans  les  Problèmes 
de  la  Nature,  une  tendance  de  l'auteur  vers  ce  que  j'appelle  les  doctrines 
unitaires,  et  en  môme  temps  un  esprit  de  circonspection  qui  s'arrête 
devant  le  conjectural  et  l'arbitraire.  C'est  ainsi  que,  si  peu  partisan  qu'il 
soit  de  l'animisme  et  même  du  vitalisme,  il  se  refuse  cependant  à  ad- 
mettre que  tous  les  phénomènes  de  la  vie  puissent  s'expliquer  par  des 
agens  physico-chimiques;  c'est  ainsi  que,  très  peu  disposé  à  accepter 
une  intervention  surnaturelle,  et  tout  en  inclinant  à  croire  que  la  vie  a 
pu  commencer  naturellement,  il  n'hésite  cependant  pas  à  reconnaître 
qu'il  n'y  a  pas  jusqu'à  présent  un  fait  démontré  de  génération  spontanée, 
et  que  tous  les  argumens  qui  ont  été  donnés  jusqu'ici  en  faveur  de  cette 
thèse  ont  succombé  devant  l'expérience. 

Puisque  nous  rencontrons  ici  cette  question,  qu'il  nous  soit  permis 
de  dire  qu'on  y  a  peut-être  attaché  trop  d'importance;  nous-même, 
dans  notre  travail  sur  le  Matérialisme  contemporain,  nous  avons  donné 
dans  cet  écueil.  En  définitive,  il  importe  assez  peu  que  l'on  établisse  que 
dans  l'état  actuel  des  choses  il  n'y  a  point  d'être  vivant  qui  ne  sorte  d'un 
germe  préexistant.  Ce  n'est  pas  cet  état  actuel  qui  intéresse  le  philo- 
sophe, c'est  l'origine  des  êtres  vivans  qui  est  pour  lui  le  problème.  C'est 
pour  résoudre  ce  problème  qu'il  interroge  avec  anxiété  toutes  les  sciences. 
Or  il  paraît  bien  établi  que  la  vie  n'a  pas  toujours  existé  sur  le  globe; 
tout  porte  à  croire,  et  sur  ce  point  l'hypothèse  de  Laplace  est  conforme 
à  toutes  les  données  de  la  géologie,  que  le  globe  terrestre  a  passé  par 
un  état  incandescent,  absolument  impropre  à  la  vie.  Lors  donc  que  la  vie 
est  apparue  sur  le  globe,  elle  ne  venait  point  de  germes  préexistans,  puis- 
que de  tels  germes  n'auraient  pu  subsister  dans  une  température  qui 
dépassait  tout  ce  que  nous  pouvons  produire  par  nos  moyens  artificiels. 
En  supposant  contre  toute  analogie  et  toute  expérience  que  certaines  es- 
pèces inconnues  pussent  vivre  à  des  températures  démesurées,  on  ne 
pourrait  l'affirmer  des  espèces  que  nous  connaissons.  On  est  donc  forcé, 
quoi  qu'on  fasse,  de  reconnaître  qu'à  un  moment  donné  la  vie  a  pu 
naître  sans  germes,  c'est-à-dire  qu'une  première  organisation  s'est  for- 
mée spontanément  avec  des  élémens  inorganiques.  On  dira  que  c'était 
là  une  création  et  non  une  génération;  mais  ce  n'est  là  qu'une  interpré- 
tation. En  lui-même,  le  phénomène  n'a  pu  être  autre  chose  que  ce  que 
nous  appellerions  aujourd'hui  une  génération  spontanée.  Si  un  tel  phéno- 
mène se  produisait  aujourd'hui,  on  pourrait  tout  aussi  bien  l'expliquer 
par  l'acte  créateur  que  le  phénomène  primitif.  Sans  doute  il  pourrait  être 
très  important  au  point  de  vue  scientifique,  pour  écarter  à  la  fois  et  Thy- 
pothèse  surnaturaliste  et  l'hypothèse  matérialiste,  de  prouver  que  la  vie 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  249 

est  éternelle,  qu'elle  n'a  pas  commencé,  et  que  par  conséquent  le  mys- 
tère de  son  origine  se  confond  avec  le  mystère  même  de  Torigine  des 
choses;  mais,  je  le  répète,  tant  que  dureront  les  idées  géologiques  qui 
ont  aujourd'hui  cours,  on  doit  considérer  comme  improbable  Thypo- 
thèse  de  la  perpétuité  de  la  vie  (1).  Dès  lors,  la  génération  spontanée 
devant  être  acceptée  par  tout  le  monde  à  l'origine,  sauf  les  interpréta- 
tions de  la  foi,  il  importe  assez  peu  qu'il  se  produise  encore  ou  ne  se 
produise  plus  de  phénomènes  de  ce  genre. 

Cest  surtout  quand  il  s'agit  des  espèces  supérieures,  des  mammi- 
fères, des  anthropoïdes,  de  l'homme  enfin,  qu'en  se  reportant  à  Tori- 
gine  l'imagination  humaine  semble  reculer  devant  l'hypothèse  d'une 
âlosion  subite,  d'une  apparition  absolue  et  sans  précédent.  Pour  con- 
cevoir dans  toute  sa  profondeur,  et  je  dirais  presque  dans  toute  son 
horreur,  la  grandeur  de  ces  problèmes,  il  faut  se  dire  que,  tous  les  mo- 
mens  de  la  durée  étant  homogènes,  et  le  passé  n'ayant  rien  en  soi  qui 
le  distingue  de  l'avenir,  il  n'y  a  aucune  raison  de  ne  pas  se  représen- 
ter devant  nous  ou  même  à  côté  de  nous  ce  que  nous  sommes  forcés 
d'imaginer  avant  nous.  Représentons-nous  donc  un  instant  dans  cette 
série  de  phénomènes  auxquels  nous  sommes  habitués,  dans  ce  milieu 
d'êtres  qui  nous  enveloppent,  dans  ce  réseau  de  lois  que  nous  trouvons 
déplus  en  plus  régulières  à  mesure  que  nous  les  étudions,  imaginons 
aujoard'hui,  ici,   à  l'instant  même,  au  lieu  où  je  parle,  un  individu 
d'une  espèce  nouvelle,  absolument  nouvelle,  sans  parens,  sans  liaison 
aucune  avec  rien  de  ce  qui  est,  tombant  au  milieu  de  nous  et  faisant 
son  apparition  sur  la  terre  comme  l'homme  un  jour,  dit-on,  dans  TÉden. 
I-'imagination  recule  épouvantée  devant  ce  tableau  que  j'évoque,  une 
rêsL<iiance  invincible  s'élève  dans  Tâme  la  plus  croyante,  et  lui  fait  affir- 
lOer  malgré  elle  que  sans  doute  un  tel  événement  est  bien  possible  dans 
^n  temps  inconnu,  à  une  époque  indéterminée,  en  quelque  sorte  à  une 
<late  surnaturelle,  mais  que  jamais  nous  ne  verrons  rien  de  semblable 
^ans  le  monde  positif  et  réel  que  nous  habitons. 

Si  à  ces  résistances  instinctives  de  l'imagination  vous  ajoutez  les  ha- 
l^iiudes  de  l'esprit  scientifique,  qui  essaie  toujours,  autant  qu'il  est  pos- 
sible, de  substituer  des  causes  naturelles  aux  causes  surnaturelles,  si 
Vous  considérez  le  principe  philosophique  de  la  continuité,  principe 
entrevu  par  Aristote,  érigé  en  loi  par  Leibniz,  et  qui  semble  nous  con- 
duire à  ne  voir  entre  toutes  les  formes  spécifiques  que  des  différences 
de  degrés,  si  vous  considérez  encore  le  principe  de  l'unité  de  type,  pro- 
posé par  Geoffroy  Saint-Hilaire,  et  qui  partage  avec  le  principe  contraire 
de  Cuvier  les  tendances  des  naturalistes,  si  vous  étudiez  enfin  les  trans- 
it) Cependant  fant-il  rejeter  comme  absolument  impossible  Thypothèse  d*ane  com- 
mutation extérienre  de  la  vie?  On  a  trouvé  récemment  des  matières  organiques  dans 
^«éroUthes.  Qui  sait  si  ce  ne  serait  point  par  des  moyens  semblables  que  la  vie  s'est 
^«rodttite  dihfl  notre  système? 


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250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

formations  artificielles  que  Tindustrie  humaine  fait  subir  aux  espèces 
domestiques,  et  qui  montrent  la  malléabilité  de  la  forme  animale,  — 
vous  comprendrez  que  de  toutes  ces  données  ait*  pu  sortir  la  célèbre  hy- 
pothèse à  laquelle  un  ^and  naturaliste  anglais  a  attaché  son  nom.  Cette 
hypothèse  est  ceHe  de  là  sélection  naturelle^  d'après  laquelle  la  nature 
aurait  fait  elle-même,  au  moyen  de  quelques  types  primitifs  ou  peut-être 
d'un  seul,  toutes  les  espèces  que  nous  connaissons,  comme  nous  faisons 
nous-mêmes  avec  ces  espèces  des  races  et  des  variétés,  hypothèse  sédui- 
sante et  brillante;  mais  aventureuse  et  tout  à  fait  conjecturale,  qui  pa- 
raissait jusqu'ici  appartenir  au  domaine  de  l'imagination  beaucoup  plu- 
tôt qu'à  celui  de  la  scienœ.  M;  Auguste  Laugei  est  un  ardent  et  éloquent 
défenseur  de  la  doctrine  de  Darwin.  Il  la  rend  spécieuse  et  plausible;  il 
essaie  de  répondre  aux  difficultés  qu'elle  provoque.  Il  nous  montre  les 
doctrines  opposées  fortement  ébranlées^  l'idée  de  l'espèce  flottant  de 
plus  en  plus  dans  des  contours  incertains.  Tel  est  du  moins  le  point  de 
vue  auquel  il  se  place;  ce  n'est  pas  celui  de  la' plupart  des  naturalistes. 
Nous  avons  pour  notre  part  exposé  nos  doutes  sur  cette  théorie,  et  nous 
ne  trouvons  pas  qu'on  les  ait  levés  jusqu'ici;  mais  ce  n^èst  pas  le  lieu 
d'engager  une*  si  grave  controverse,  et  nous  Ift  renvoyons^  aux  savant 
compélenSé. 

Nous  nous  sommes  longuement  étendu  sur  les  deux  premiers  volumes 
de  M.  Auguste  Laug^,  parce  que  c'est  surtout  dans  ces  deux  volumes 
qu'il  nous  paraît  lui-même;  peut-être  est-il  moins  sur  son  terrain  dans 
les  Problèmes  de  VAmey  où  les  connaissances  mécaniques,  physiques, 
physiologiques,  deviennent  insuffisantes^  et  où  des  études  précises  de 
psychologie  et  de  métaphysique  sont  rigoureusement  nécessaires.  Cepen- 
dant on  y  trouvera  encore,  surtout  sur  les  rapports  du  physique  et  du 
moral,  de  la  pensée  et  du  cerveau^  beaucoup  de  faits  intéressans.  Nous 
pensons  que  l'auteur  s'y  montre  en  général  un  peu  trop  neutre  entre  le* 
matérialisme  et  le  spiritualisme,  et  qu'il  est  trop  disposé  à  les^^renvoyw 
l'un  et  l'autre  dos  à  dos  par  une  sorte  de  fin  de  non-recevoir.  En  se  pla- 
çant même  à  son  point  de  vue,  qui  n'est' pas  le  nôtre,  il  nous  semble 
qu'au  lieu  de  mettre  sur  le  même  pied  ces  deux  doctrines  comme  deux 
hypothèses  également  injustifiables  il  aurait  pu  donner  à  l'une  d'elles 
au  moins  une  supériorité  relative.  Lors  même  qu^on  n'accorderait  pas 
que  le  spiritualisme  est  la  vérité  même,  on  pourrait  encore  soutenir  qu'il 
est  plus  vrai  que  son  opposé.  Pour  notre  compte,  nous  n'oserions  pas 
dire  que  telle  doctrine  philosophique,  même  la  nôtre,  soit  la  vérité  abso- 
lue; mais  nous  devons  nous  borner  à  dire  qu'elle  est  ce  qui  nous  paraît 
s'en  rapprocher  le  plus.  Reconnaissons-le  toutefois,  si  dans  quelques 
pages  le  livre  de  M.  Laugei  nous  paraît  un  peu  trop  impartial  entre  les 
diverses  doctrines,  il  en  est  d'autres  où  il  s'exprime  avec  autant  de  fer- 
meté que  pourrait  le  faire  un  spiritualiste  déclaré. 

Nous  avons  cru  intéressant  de  nous  attacher  à  l'un^de  ces  IN^res  où  se 


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REVUE.    —    CHRONIQUE.  251 

tronvent  le -mieux  exprimées  dans  ce  qu'elles  ont  de  plus  sincère  et  de 
plas  noble,  mais  en  môme  temps  de  plus  vague  et  de  plus  nuageux,  les 
diverses  tendances  qui  combattent  et  se  mêlent  dans  l'opinion  philoso- 
phique de  notre  temps.  11  nous  paraît  important  pour  le  spiritualisme  de 
ne  pas  s'enfermer  comme  dans  une  citadelle  avec  un  froid  mépris  et 
une  inactive  indignation,  loin  du  courant  et  du  flot  qui  pousse  de  totites 
parts  au  dehors  les  jeunes  générations.  Il  nous  faut  savoir  ce  qu'elles 
pensent  et  ce  qu'elles  rêvent,  quels  sont  les  nouveaux  besoins  que  ré- 
clame leur  esprit  transformé.  Tout  n'est  pas  mauvais  dans  ce  bouillon- 
nement qui  se  fait  en  tout  sens  autour  de  nous,  et  nous  ne  devons  pas 
avoir  appris  en  vahi  l'histoire  de  la  philosophie,  qui  nous  enseigne  à 
toat  comprendre,  sinon  à  tout  approuver.  Entre  tous  les  jeunes  esprits 
wgagés  dans  ces  voies  nouvelles  et  glissantes,  aucun  ne  nous  paraît  plus 
ëgne  d'attirer  les  sympathies  et  l'attention  que  l'écrivain  dont  nous  ve- 
nons de  résumer  les  écrits.  p.  JâWET. 


MEYRINGEN.  -UN  MOIS  DANS   UN  MOULIN  (1). 

Tn  souris  en  te  rappelant  mon  impatience  fiévreuse  de  quitter  Thoune. 
N'avais-je  pas  raison?  J'entrevoyais  aux  confins  de  la  vallée  du  Hnsli  une 
solitude  agreste,  pleine  de  ce  charme  sauvage  que  nous  préférons  à 
tout.  En  face  de  ce  beau  lac  de  Thoune,  si  admirablement  encadré,  splen- 
didede  lumière,  dans  ces  jardins  somptueux,  ces  cliarlrmses  élégantes, 
je  remettais  nos  bruns  chalets,  nos  grands  bois,  les  torrens.  Une  nature 
enjolivée,  arbres  ciselés,  fleurs  exotiques,  villas,  est-ce  là  ce  que  nous 
cherchions  dans  les  Alpes?  Nous  étions  déconcertés  dans  cette  magnifique 
contrée,  ouverte  de  toutes  parts  aux  envahissemens  des  touristes.  Un 
vallon  caché,  animé  par  la  voix  des  cascades,  noois  abritera  bien  mieux. 
Anx  camélias,  aux  lauriers-roses  qui  décorent  les  péristyles  des  hôtels, 
nous  préférons  l'anémone,  l'humble  touffe  de  serpolet.  Le  cor  des  Alpes 
^one  mélodie  plus  agréable  à  nos  oreilles  que  le  God  save  ihe  queen 
des  orgues  de  Barbarie  qu'on  entend  dans  ces  promenades. 

Quand  il  fut  bien  dt^'cidé  qu'on  ne  resterait  pas  à  Thoune,  une  fois  em- 
taîquéssur  le  bateau,  on  convint  sans  peine  des  beautés  du  lac.  Il  s'a- 
vance entre  deux  petits  caps  ou  promontoires  plantés  d'arbres;  au  fond 
s'étagent  les  montagnes  bleues  couronnées  de  glaciers,  Tétincelante 
Blumlisalp  (Fleur  des  Alpes),  derrière  nous  le  Stokhorn  au  cône  tron- 
qué. La  journée  était  superbe.  Quelques  nuages  argentés  flottaient  sur 

W  M"*  Edgar  Quinet  va  publier  sous  ce  titre,  Mémoires  d'exil,  un  Tolume  d'im- 
pttsions  et  de  souvenirs  que  nous  n*avons  pas  besoin  de  recommander  à  nos  lecteurs. 
î'otts  en  détachons  les  pages  suivantes;  elles  donneront  la  note  d'un  livre  sincère  et 
itttiiae  qui,  nous  sommes  en  mesure  de  l'affirmer,  attirera  l'attention  sympathique  du 
Publie. 


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252  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

un  ciel  d'azur,  de  petites  nacelles  nous  amenaient  sans  cesse  des  voya- 
geurs. Quelle  foule  à  bord  de  notre  bateau  !  Gomment  n*a-t-il  pas  sombré 
dans  la  traversée  ? 

Voici  Interlaken!  La  Jungfrau  surgit  entre  les  plis  d'une  montagne 
boisée  et  se  détache  toute  blanche  sur  le  noir  des  premiers  plans.  Mais 
quoi  ?  de  brillans  bazars,  des  théâtres,  des  affiches  de  spectacle,  le  vau- 
deville français  au  pied  de  la  Jungfrau!  des  équipages  en  livrée,  d*élé- 
gans  touristes  exhalant  leur  ennui  daus  cette  avenue  des  Champs-Elysées! 
Fuyons  Interlaken.  Une  carriole  menée  par  un  petit  garçon  nous  conduit 
droit  au  bateau  du  lac  de  Brientz.  Le  bateau  aborde,  et  tant  que  la  val- 
lée a  une  route  carrossable,  nous  continuons,  jusqu'à  l'endroit  où  toute 
issue  est  fermée,  où  s'élève  solitaire  la  tour  de  Resti.  Oui,  Meyringen 
même  nous  parut  trop  civilisé.  Malgré  l'heure  avancée ,  nous  passons  le 
grand  torrent  pierreux,  le  Riffen,  qui  le  sépare  du  hameau  de  Stein. 
Amour  de  la  solitude,  curiosité  de  l'origine  des  choses,  est-ce  là  ce  qui 
nous  fit  remonter  jusqu'au  pied  du  Platenberg  ?  Nous  nous  sentions  at- 
tirés ici  par  tous  les  bons  génies  des  Alpes.  Les  anges  d'Engelberg,  qui 
ont  sculpté  le  vallon  du  Titlis,  en  ont  creusé  un  autre  aussi  beau  près 
de  Wetterhorn. 

Une  ruine  sur  la  hauteur,  quelques  chalets  groupés  parmi  les  vergers, 
des  moulins  et  des  scieries  sur  le  torrent,  formé  par  trois  cascades,  voilà 
le  hameau  de  Stein.  A  travers  les  arbres  apparaît  un  chalet  du  plus  beau 
brun  d'écorce  d'arbres,  voilé  de  vigne;  les  pampres  recouvrent  le  toit  et 
forment  un  berceau;  le  Muhlibach  tourne  la  roue  de  ce  moulin,  car  c'est 
à  un  moulin  que  nous  demandons  l'hospitalité.  La  gracieuse  jeune  fille 
qui  nous  reçoit  au  seuil  nous  introduit  dans  une  grande  chambre  boisée. 
De  la  fenêtre,  tableau  incomparable  !  la  coupole  de  neige  du  Wetterhorn 
se  dresse  majestueuse  en  face  de  nous...  Quel  bonheur  d'épier  la  pre- 
mière aube,  le  premier  rayon  sur  les  neiges  immaculées!  Hymne,  office 
divin  de  la  nature!  L'âme  aspire  aussi  à  la  blancheur  de  ces  somfnets 
inviolés,  à  la  lumière  qui  les  sanctifie  !  Nulle  parole;  les  yeux  adorent, 
le  cœur  prie.  «Bénissez  celui  qui  est  mon  âme  elle-même!  Que  ce  séjour 
lui  soit  salutaire!  »  Cent  fois  ce  cri  du  cœur  s'élance  plus  haut  que  les 
glaciers. 

Devant  notre  chalet,  un  jardin  potager,  une  tonnelle  fleurie  avec  des 
bancs,  de  petits  prés  ombragés,  de  beaux  noyers,  des  prairies  en  pente, 
surplombées  de  rochers  noirs  et  de  montagnes  boisées,  et  dans  une  an- 
fractuosité,  sur  un  ciel  bleu,  pur,  adorable,  le  glacier  du  Wetterhorn 
avec  ses  plateaux  de  glace,  d'où  s'élance  une  pyramide  blanche  très 
aiguë.  Une  autre  pyramide  neigeuse  plus  brute  et  les  cimes  rocheuses, 
dentelées,  blanchâtres,  sans  neige,  des  Engelhorner,  voilà  notre  horizon. 
Ces  pics  des  Anges  ont  un  caractère  étonnant,  fantastique;  on  dirait  dès 
ailes  de  marbre  déployées  sur  la  vallée.  A  gauche  et  à  droite  du  Wet- 
terhorn, la  chaîne  de  montagnes  court  envelopper  de  toutes  parts  la 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  253 

vallée  du  Hasli  et  rejoint  la  paroi  verticale  du  Platenberg,  qui  s'élève 
comme  le  maître-autel  au  fond  d'une  cathédrale.  Nous  sommes  adosst'^s 
à  ce  mur  perpendiculaire  qui  ferme  hermétiquement  la  vallée  :  finis 
mundi.  Le  Reichenbach  se  précipite  en  face  de  nos  fenêtres,  les  autres 
cascadfô  vers  le  levant  joignent  leur  voix  tonnante  à  celle  de  l'impé- 
tueuse Aar,  qui  serpente  dans  la  prairie.  Au  milieu  de  ce  bruit,  on  a  peine 
à  se  reconnaître  soi-même. 

Notre  moulin  est  un  peu  humide  :  il  y  aurait  bien  des  objections  con- 
tre une  longue  installation;  les  pièces  sont  grandes,  aérées,  mais  le  tor- 
rent coule  sous  le  plancher  et  y  entretient  une  fraîcheur  peu  propice  à  la 
gnérison  des  névralgies.  Trois  peintres  allemands  et  belges  dînent  à  la 
même  table  que  nous;  c'est  une  petite  pension  d'artistes,  et  pour  nous 
servir  nous  avons  la  plus  charmante  hôtesse.  Marianne  de  Bergen  est  à 
la  fois  la  bonne  ménagère  et  la  poésie  de  la  maison;  elle  chante  des  ro- 
mances et  fait  d'excellens  gâteaux  de  myrtilles.  Pendant  le  dîner,  entre 
deux  services,  elle  lisait  gravement  le  Presbytère  de  Tôpffer,  en  attendant 
que  les  convives  eussent  besoin  d'elle.  Si  nous  restons  ici,  la  jeune  fille 
y  sera  pour  beaucoup;  elle  nous  séduit  par  sa  grâce,  sa  distinction  na- 
turelle, son  empressement  à  nous  rendre  ce  séjour  agréable,  une  façon 
charmante  de  mêler  des  idées  poétiques  aux  détails  les  plus  vulgaires 
d'une  vie  de  pension. 

K  quelques  pas  du  chalet,  derrière  une  scierie,  près  de  l'enclos  de 
marbre  qui  défend  notre  hameau  contre  les  ravages  de  TAlphach,  se 
trouvent  quatre  ou  cinq  immenses  noyers.  Une  rangée  de  troncs  d'ar- 
bre, des  bois  de  construction,  nous  servent  de  sièges.  Nous  avons  choisi 
cette  retraite' pour  les  heures  brûlantes  de  l'après-midi.  A  peu  de  dis- 
tance s'élèvent  les  ruines  de  Resti,  tour  gothique  avec  une  seule  porte; 
des  bouquets  de  noyers  et  de  saules  répandent  l'ombre,  le  fracas  de 
l'eau  rafraîchit  aussi;  rien  de  plus  rustique  et  de  plus  paisible.  On  des- 
sine, on  rêve  au  bruit  du  tic  tac,  on  attend  le  courrier;  mais  notre 
grande  affaire  est .  de  nous  assimiler  cette  nature  des  Alpes.  Voilà  la 
vraie  occupation;  nous  nous  vanterions,  si  nous  nous  en  attribuions  une 
.  autre.  Le  regard  attaché  sur  les  sommets,  nous  écoutons  la  mélodie  de 
nos  cinq  cascades,  nous  cherchons  à  démêler  leurs  voix,  nous  croyons 
avoir  saisi  la  note  fondamentale  du  Reichenbach.  Parfois  on  change  de 
/«traite,  et  sous  le  hangar  d'un  chalet  on  essaie  de  lire.  Nous  n'avions 
P^s  un  seul  livre  avec  nous,  Marjanne  nous  en  prêtait;  mais  les  yeux 
îufitaient  bientôt  la  page,  car  ils  entrevoyaient  la  pointe  du  Wetierhorn 
à  travers  les  pommiers  du  verger.  Là  on  n'apercevait  plus  les  torrens, 
mais  on  entendait  le  mugissement  continuel  des  eaux,  qui  semble  la  voix 
raéme  de  la  montagne.  Des  papillons,  des  mésanges  qui  voltigent  sur  un 
périt  pré  couvert  de  fleurs,  nous  donnent  aussi  des  distractions;  une  voix 
de  mésange  lutte  avec  le  bruit  du  Reichenbach. 
Quand  la  journée  est  voilée,  nous  errons  dans  les  prairies,  c'est  le 


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25&  RBTUE   DES   DEUX   MONDES. 

moment  de  récolter  le  foin;  on  le  coupe  très  court  pour  proflter  du  so- 
leil. Le  râteau  à  la  main,  les  femmes  et  les  jeunes  filles  rassemblent  le 
foin  en  petites  meules  que  les  hommes  enroulent  avec  une  corde,  et  d'un 
tour  de  main  ils  les  chargent  sur  l'épaule,  puis  ils  transportent  le  far- 
deau odorant  dans  le  grenier  du  chalet.  Il  faut  les  voir  grimper  d'un 
pied  ferme  et  leste  l'échelle  dressée  contre  la  lucarne  !  Ils  y  lancent  la 
charge  de  foin,  l'énorme  monceau  porté  sur  leur  tête,  et  redescendent 
aussitôt  en  chercher  un  autre.  Sur  des  rochers  à  pic,  les  faucheurs  ré- 
coltent au  péril  de  leur  vie  le  peu  d'herbe  qui  croît  sur  les  pentes  verti- 
cales. Les  travaux  des  champs  «e  font  tous  à  la  bêche  :  ni  charrue,  ni 
attelage;  ce  sont  de  petits  jardins,  de  petits  champs,  mais  point  de  terres. 

Parfois  nous  faisons  une  halte  près  du  vieux  pont.  Assis  sur  le  bois  de 
flottage,  nous  laissons  couler  les  heures,  comme  les  flots  de  TAar.  Un 
paysan  se  tient  immobile  au  bord  de  la  rivière.  Est-ce  un  pêcheur,  la 
ligne  à  la  main?  Non,  le  poisson  qu'jl  guette  avec  tant  de  persistance, 
c'est  du  bois  de  flottage  que  TAar  charrie,  et  qu'il  accroche  avec  une  lon- 
gue perche.  Le  vieux  pont  fait  mine  de  s'écrouler  sous  les  pas  du  pas- 
sant; les  arches,  surchargées  de  lierre,  le  soutiennent  à  peine.  Sur  le 
parapet,  des  enfans  insoucians  se  balancent,  les  pieds  dans  le  vide;  d'au- 
tres jouent,!  courent  avec  leur  chèvres  au  bord  du  précipice;  des  moi- 
neaux alignés  sur  le  fil  électrique  babillent  au-dessus  de  la  rivière;  plus 
loin,  de  petits  garçons  traînent  des  brouettes  d'herbe  verte,  d^autres 
ramènent  les  troupeaux  à  l'étable.  Clochettes,  bêlemens,  cris  joyeux, 
toutes  ces  voix  se  répondent  à  travers  la  prairie.  Sur  le  seuil  des  portes, 
vieillards  et  bo«nes  femmes  écossent  les  fèves  et  les  pois;  dans  les  ver- 
gers, les  jeunes  filles  secouent  les  pommiers,  et  font  tomber  une  grôle  de 
fruits  vermeils,  à  la  grande  joie  des  marmots,  qui  se  pressent  autour  de 
l'arbre,  et  remplissent  hottes  et  paniers  des  plus  belles  pommes.  Voilà 
ridylle  qui  se  joue  devant  nous. 

Et  quelle  décoration  au  fond  du  théâtre I  Prairies,  pâturages,  champs 
fertiles  sur  les  pentes  du  Hasli,  toujours  fraîches  au  milieu  de  la  cani- 
cule. Des  sommets  neigeux  du  Wetterhorn,  les  yeux  se  reposent  sur  les 
ruisseaux  qui  fuient  à  l'ombre  des  ponts  rustiques,  sur  les  sapins  qui  en- 
cadrent de  leur  frange  noire  les  clairières  où  la  cabane  apparaît  comme 
un  jouet  d'enfant. 

Le  caractère  original  de  Meyringen  est  dû  à  d'innombrables  cascades, 
au  bruit  perpétuel  d'intarissables  chutes  d'eau.  Notre  moulin  en  est  tout 
branlant.  Ces  torrens  qui  se  précipitent  d'un  volume  toujours  égal  appa- 
raissent de  loin  comme  des  écharpes  blanches,  des  rubans  tendus,  immo- 
biles au  flanc  de  la  montagne.  En  les  regardant  fixement,  on  les  voit 
s'animer. 

Ce  matin,  des  nuages  violets  flottent  à  la  cime  des  monts.  Le  Wetter- 
horn se  détache  blanc  et  pur  sur  un  ciel  splendide.  Nous  allons  visiter 
l'Alpbach.  Après  une  première  chute,  elle  retombe  en  vapeur  sur  une  ter- 


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R£¥UE.    —  CHRONIQUE.  255 

rasse  unie,  puis,  se  précipitant  à  travers  une  étroite  fente  de  rochers  qui 
iâ  réduit  à  la  largeur  d*ua  ruban,  elle  se  déploie  en  gracieux  éventail.  Un 
iassiû  creusé  au. pied  du  rocher  reçoit  le  torrent,  qui. s'en  échappe  bouil- 
loonaat,  écamant,  et  court  alimenter  les  scieries. 

D'où  vient  Tinégalité  des  destinées  entre  ces  cascades?  demandions- 
nous.  Â  celle-ci  le  travail  mercenaire,,  pendant  que  Taristocra tique  Rei- 
cbeobach,  oisif,  infatué,  solennellement  se  mire  dans  la  glace  de  ses 
eauj.  On  lui.  a  bâti  tout  exprès  un  hôtel  somptueux,  plus  haut  un  pa* 
Villon  de  plaisance.  Pour  Fadmirer  de  près  on  paie  une.  taxe,  un  joueur, 
ècor  lui  fait  de  la  musique.  Ses  sœurs,  jour  et  nuit  assujetties  à  un  dur 
labeur,  vont  moudre  la  farine^  scier  les  planches.  Où.  est  la  vraie  éga- 
lité? Pas  même  entre  cascades. 

Quand  le  soleil  s'abaisse,  nous  explorons  notre  domaine.  A  un,  quart 
tfheure  du  nouveau  pont  de  KAar^,  en  face  du  Reichenbach,  le  pays  prend 
Qû  caractère  plus  sauvage;  les  rochers  surplombent  le  chemin,  intercep^ 
tent  la  vue,  aiguillonnent  la  curiOsité.  On>  veut  tourner  au  plus  vite  le 
feuillet,  comme  dans  une  lecture  qui  vous  passionne,  voir  ce  qui  vient 
après,  comment  cela  finit.  La  vallée  se  resserre.  Un  petit  bois  de  sapins 
apparaît  à  gauche;  sur  la  hauteur,  le  Kirchet  s'avance  comme  un  Ilot 
entre  la  vallée  de  Meyringen  et  celle  d'Oberhasli,  ou  plutôt  comme  un. 
mor  mitoyen  qui  sépare  deux  contrées  d'une  nature  toute  différente. 

Dans  ces  merveilleux  paysages  suisses,  une  chose  me  frappe  :  un  grand: 

paysage  en  contient  souvent  un  autre  plus  petit  d'un  genre  tout  opposé. 

^eJ  est  ce  ravin  enchâssé  comme  ua  médaillon  dans  le  grand  tableau 

îuenous  avons  sous  les  yeux.  De  la  place  où  nous  voilà,  nous  aperce- - 

Vous  encore  l'entrée  des  deu»  vallées,  le  Reichenbach  de  profil,  les  gla- 

^ers  qui  dominent  Imgrund  ,  puis  au  milieu,  de  ce  cadre  imposant  un 

Petit  paysage  en  miniature*  Notre  ravin  vert  émeraude  est  tout  émaillé 

^€  fleurs;  ses  contours  fins  dessinent  des  golfes^, des  promontoires.  Le 

^^bet,  avec  son  bois  de  sapins  et  ses  rocailles,  figure  une  décoration. 

^nifidelle  de  jardin,  tant  les  proportions  en  semblent  petites,  comparées 

^ux  masses  environnantes  qui  l'écrasent  Pour  arrière-plan  à  notre  minia- 

^^re,un  éboulement  de  sable,  une  ceinture  de  roches  grises,  affectent 

i'^ustérité  et  la  désolation  d'une  multitude  de  Saints-Gothards  nains. 

Où  venait  de  faucher  la  prairie  ;  sur  ce  tapis  de  verdure,  trois  chalets 

Alignons  brillaient  aux  derniers  rayons  du  soleil;  chacun  a  son  jardinet 

oiJ  fleurit  la  balsamine  rouge  et  blanche,  le  grand  tournesol,  et  où  s'en- 

/ouJeot  sur  leurs  tbyrses  les  pois  de  senteur.  À  la  façade  des  chalets 

achèvent  de  mûrir  des  gerbes  suspendues,  l'échelle  est  dressée  contre  le 

grenier  ouvert;  derrière  l'habitation  sont  les  instrumens  aratoires,  petits 

traîneaux,  bois  de  construction,  barils,  poutres,  pieux  qui  serviront  à 

hàiir  un  autre  chalet  et  à  réparer  l'ancien.  Sur  le  toit,  de  grosses  pierres 

semées  à  intervalles  égaux  le  défendent  contre  les  coups  de.  vent  furieux 


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256  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  enlèveraient  aisément  la  pauvre  cabane  et  le  pâtre.  Ces  honames 
simples  qui  vivent  près  de  la  nature  raccommodent  ingénieusement  à 
leurs  besoins  et  en  tirent  parti.  Habitans  des  montagnes  et  des  forêts, 
leurs  demeures  ne  sont,  à  vrai  dire,  que  des  arbres  creusés,  fortifiés  par 
des  blocs  de  pierre. 

Nous  nous  enfonçons  dans  le  bois  de  sapins,  heureux  de  respirer 
l'odeur  résineuse.  Un  arbre  immense,  à  demi  consumé,  entamé  par  le 
bûcheron,  gisait  au  milieu  de  la  clairière.  On  grimpe  sur  le  géant  abattu, 
on  s'y  installe  comme  dans  un  navire  échoué.  Servira-t-il  un  jour  de  ra- 
deau de  sauvetage  à  de  pauvres  naufragés?  Ses  grandes  branches  aux 
parfums  aromatiques  se  croisent,  s'enlacent  au-dessus  de  nous;  à  tra- 
vers les  mélèzes  noirs,  on  apercevait  les  sommets  bleus  lointains,  à  nos 
pieds  un  sol  tapissé  de  mousse  soyeuse  et  de  bruyère.  Quelle  solitude! 
les  troupeaux  sont  aux  pâturages,  les  hommes  à  l'église,  à  la  prière. 
Sur  nos  têtes,  des  villages,  et  on  ne  s'en  aperçoit  pas.  11  y  a  divers  étages 
de  populations  superposées,  elles  semblent  appartenir  à  des  mondes  dif- 
férens.  Combien  d'heures  restâmes-nous  sous  notre  berceau  d'épaisse  ra- 
mée? Un  paysan  vint  à  passer.  —  Où  conduit  ce  sentier? — A  Meyringen. 

Charmés  d'éviter  la  grand' route,  nous  enfilons  le  sentier,  qui  débute 
comme  une  voie  romaine  pavée  de  dalles  de  marbre.  Il  grimpe,  des- 
cend, tourne  à  travers  bois,  côtoyant  des  précipices  de  verdure  :  la  cime 
des  grands  arbres  touchait  à  nos  pieds.  La  nuit  arrive,  l'étroit  sentier 
décrit  de  hardis  zigzags  sur  une  pente  nue,  presque  à  pic,  roche  très 
glissante,  impraticable  sans  les  marches  taillées  dans  le  vif.  Nous  des- 
cendîmes ainsi  pendant  une  demi-heure  avec  précaution.  A  gauche,  le 
précipice  effrayant  dans  le  crépuscule,  au-dessus  de  nous  des  blocs  me- 
naçons. A  nos  pieds  se  creusait  la  vallée  déjà  noyée  d'ombre;  on  voyait 
encore  scintiller  l'Aar,  enfin  le  sentier  aboutit  au  vieux  pont.  Quelques 
paysannes  achevaient  de  ramasser  les  foins  et  nous  permirent  de  fouler 
le  gazon  parfumé  fraîchement  tondu.  Nous  regagnâmes  ainsi  plus  vite 
la  maison,  mais  volontiers  on  se  serait  attardé  pour  contempler  encore 
cette  majesté  du  soir,  les  ombres  profondes  à  mi-côte  de  l'Engelhom,  et 
sur  ces  ombres  massives  le  glacier  dressé  vers  le  ciel  et  comme  étranger 
à  la  terre  ! 

Nos  trois  cascades  enflent  leurs  voix,  les  femmes  rentrent  aussi  des 
prés  le  râteau  sur  l'épaule,  les  enfans  ramènent  les  chèvres,  le  grillon 
élève  la  voix.  Paix  dans  l'immensité!  l'éternelle  paix  des  neiges,  des  gla- 
ciers, descend  sur. la  terre;  qu'elle  arrive  aussi  jusqu'à  nous! 

H.   QUISET. 


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L.  BuLoz. 


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JEAN  DE  CHAZOL 


TROISIÈMB   PARTIB  (l). 


XI. 


Tuas  reçu,  cher  ami,  les  incroyables  nouvelles  que  le  dernier 
paquebot  te  portait  de  moi  et  le  récit  de  ces  incîdens  qui  se  sont 
succédé,  pareils  à  des  coups  de  foudre  dans  un  ciel  d'orage.  Saisi, 
emporté  par  le  conflit  de  passions  qui  d'un  jour  à  l'autre  s'em- 
paraient de  ma  volonté,  je  croyais  assister  à  quelque  roman  bî- 
2^rre  dont  j'allais  guider  les  péripéties.  Ce  roman  semble  devenir 
l'histoire  de  ma  vie. 

Deux  jours  après  les  émouvantes  scènes  que  je  t'ai  racontées,  il 
DB  restait  plus  de  la  Mariasse  qu'une  croix  noire  au  cimetière  du 
village,  et  Viergie  était  définitivement  installée  au  château,  au  grand 
émoi  de  tous  les  gens.  Rien  ne  pouvait  plus  changer  la  résolution 
de  ï«e  de  Sénozan,  quels  que  fussent  ses  doutes  ou  les  combats  de 
sa  tendresse. 

Tous  ces  événemens  étaient  si  étranges  que  nous  avions  peine  à  y 
Croire.  Pendant  deux  ou  trois  jours/ Viergie,  accablée  de  tant  de 
reçusses,  put  à  peine  quitter  sa  chambre.  Lorsque  un  matin, 
comme  j'arrivais  au  déjeuner,  je  la  vis  assise  avec  Geneviève  à 
cité  de  M'"*  de  Sénozan,  j'eus  besoin  d'un  effort  de  pensée  pour 
comprendre  que  je  n'étais  point  le  jouet  de  quelque  rêve.  Intimidée 
P^r  le  luxe  de  cette  existence  où  tout  était  nouveau  pour  elle  et 

(*)  Voyei  la  lievue  du  15  juin  et  du  1"  juillet. 

TOMf  LXXVI.  —  15  JUILLET  1868.  17 


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258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  ces  mille  nuances  de  l'étiquette  mondaine,  Viergie  gardait  dans 
son  maintien  un  peu  raide  une  sorte  de  gaucherie  farouche  qui 
n'était  pourtant  point  sans  grâce.  Silencieuse,  ses  grands  yeux 
noirs  baissés,  elle  écoutait  les  quelques  propos  indifférens  que  nous 
échangions  pour  voiler  en  présence  des  gens  l'émotion  qui  nous 
agitait.  Quand  M*"®  de  Sénozan  ou  Geneviève  lui  parlait,  elle  ré- 
pondait rougissante»  et  comme  embarrassée  de  ces  témoignages 
d'affection  délicate  qu'elle  entendait  pour  la  première  fois.  Après  le 
déjeuner,  Geneviève  et  son  frère  allèrent  comme  de  coutume  por- 
ter du  pain  à  des  gazelles  renfermées  dans  un  petit  enclos  du  parc 
Geneviève  prit  la  main  de  Viergie,  et  l'emmena.  Heureux  d'échap- 
per à  la  contrainte,  je  les  suivis,  et  nous  nous  trouvâmes  bientôt 
sous  les  ombrages.  Depuis  cette  nuit  où  j'avais  vu  Viergie  chez 
moi,  nous  avions  à  peine  eu  l'occasion  d'échanger  quelques  n»ts; 
à  un  moment,  tandis  que  l'enfant  entraînait  Geneviève  en  avant, 
nous  restâmes  seuls  tous  deux.  Troublé,  je  marchai  pendant  un 
instant,  ne  sachant  quel  ton  prendre  avec  elle. 

—  Vous  commencez  enfin  une  vie  heureuse,  Viergie,  dis-je  avec 
un  effort. 

—  Oui,  répondit-elle;  seulement  ce  bonheur  est  si  brusque  que 
j'ai  besoin  de  quelque  temps  pour  oublier  le  passé. 

—  Mais  M'"*  de  Sénozan  et  Geneviève  ne  vous  ont-elles  pas  ac- 
cueillie avec  une  tendresse  qui  vous  rassure?...  Que  pouvez-vous 
craindre  de  l'avenir? 

—  Rien,  c'est  vrai  !  dit-elle.  Ma  mère  et  ma  sœur  sont  excellentes 
pour  moi. 

En  entendant  dans  sa  bouche  ces  mots  qui  semblaient  une  alBr- 
mation  de  ses  droits,  j'éprouvai  je  ne  sais  quel  froissement,  et 
malgré  moi  je  tournai  vers  elle  un  regard  surpris.  Elle  me  devina 
sans  doute. 

—  Oh  !  rassurez-vous,  dit-elle;  si  je  vous  parle  ainsi,  c'est  que 
je  vous  sais  informé  de  notre  secret.  Qu'importe  le  nom  que  je  leur 
donne,  si  elles  peuvent  m'aimer  et  si  je  peux  les  aimer  aussi?  Je 
n'ignore  pas  que  je  ne  dois  être  ici  qu'une  étrangère  recueillie  par 
charité.  Si  vous  me  voyez  triste,  c'est  qu'il  faut  que  je  m'accoutume 
à  mes  nouvelles  affections.  J'ai  encore  dans  les  yeux  les  larmes  que 
me  coûte  mon  autre  mère. 

Nous  étions  arrivés  à  l'enclos  et  nous  rejoignions  Geneviève. 

Ce  jour-là,  je  devais  partir  pour  aller  passer  une  semame  chez 
d'Amblay;  je  m'étais  engagé,  et  les  incidens  survenus  si  brutale- 
ment avaient  seuls  retardé  mon  départ.  Ma  présence  n'était  plus 
nécessaire  à  la  marquise,  et  je  sentais,  au  désordre  de  sentimens 
et  de  pensées  où  m'avait  jeté  Viergie,  que  j'avais  besoin  de  me  re- 


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JEAN   DE   CHAZOL.  259 

cueillir  loin  de  ce  milieu  troublant,  ne  fût-ce  que  pour  éprouver  ma 
rsdson.  Ce  fut  donc  avec  une  sorte  d'allégement  que  je  quittai  la 
Mornière.  Le  lendemain,  j'étais  chez  d'Amblay. 

S'il  est  un  abîme  difScile  à  sonder,  c'est  à  coup  sûr  le  cœur  de 
l'homme.  En  dépit  de  tout  ce  qu'on  a  dit  sur  cet  étemel  sujet  de 
l'amour,  le  plus  roué  n'est  qu'un  naïf  au  moment  du  danger.  J'ai- 
mais enfin...  Je  le  comprenais  à  l'anxiété  profonde  qui  s'était  em- 
parée de  moi,  à  je  ne  sais  quelle  joie  inconnue,  âpre  comme  une 
douleur.  Taîmais  une  fille  dont  l'âme  était  déjà  flétrie  par  des  sug- 
gestions perfides,  dont  l'imagination  avait  entrevu  les  décevantes 
résignations  du  vicei  Cependant  j'avais  trop  d'orgueil  pour  me 
croire  impuissant  à  combattre  une  folie.  Je  ne  pouvais  plus  me 
dissimuler  l'écueil  où  m'entraînait  la  situation  bizarre  que  le  sort 
venait  de  créer  à  Viergie.  Ce  n'était  plus  l'heure  des  rêves,  il  ne 
s'agissait  plus  d'un  3e  ces  compromis  de  conscience  auxquels  je 
m'étais  résolu.  Quelque  incertain  que  fût  son  état  dans  le  mondfe, 
elle  était  désormais  pour  moi  la  fille  de  M™'  de  Sénozan,  et  le  dé- 
sir ardent  qu'elle  m'avait  inspiré,  caprice  ou  passion,  allait  enga- 
ger ma  vie,  si  je  ne  savais  le  dompter  :  je  ne  pouvais  plus  la  pos- 
séder qu'en  lui  donnant  mon  nom.  Un  tel  dénoûment  me  sembla  si 
absurde  que  je  m'étonnai  d'en  être  venu  à  le  discuter  sérieusement. 
Je  voulais  bien  être  épris  d'une  belle  créature,  chevrière  ou  du- 
chesse, mais  épouser  la  fille  putative  de  M.  Marulas!...  Après  tout, 
était-ce  Famour,  cet  embrasement  de  mes  sens?  J'aimais  par  le 
désir  comme  j'avais  aimé,  à  ma  façon,  tant  d'autres  femmes  que 
je  savais  inaccessibles  et  que  je  n'avais  même  pas  tenté  d'obtenir... 
Il  en  serait  cette  fois  comme  de  mes  anciennes  déconvenues  :  de- 
yant  l'impossible,  grâce  à  l'énergie  de  ma  volonté,  j'oublierais  cette 
fantai^e  trop  périlleuse  pour  mon  repos.  Je  restai  donc  près  de  huit 
jours  absent.  Tu  connais  l'humeur  de  d'Amblay  et  la  joyeuse  vie 
qu'A  mène.  Une  vingtaine  d'hôtes  animaient  le  château.  11  y  eut 
une  grande  fête  à  l'occasion  du  jour  de  naissance  de  M'"^  d'Amblay. 
Parmi  quelques  jolies  jeunes  femmes,  je  trouvai  ta  cousine,  la  belle 
Hortense  de  Pleurac,  qui  t'accuse  de  l'oublier. 

Lorsqu'au  lendemain  de  mon  retour  j'allai  à  la  Mornière,  plus  ému 
que  je  n'eusse  voulu  l'être  pourtant,  il  me  fut  aisé  de  voir  que  l'in- 
stallation de  Viergie  au  château  était  désormais  un  fait  accompli. 
La  contrainte  des  premiers  jours  s'était  déjà  insensiblement  fon- 
due dans  une  sorte  de  familiarité  un  peu  timide  qui  trahissait  en- 
core le  trouble;  mais,  si  voilée  que  fût  l'hospitalité  qu'elle  recevait 
sous  ce  toit,  où  elle  ne  devait  être  pour  tous  qu'une  orpheline  aban- 
donnée, on  devinait,  aux  formes  d'aflections  dont  elle  était  l'objet, 
que  sa  place  était  définitivement  aux  côtés  de  Geneviève  et  d'André. 


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260  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Elle  m'accueillit  avec  une  froideur  si  marquée  que  je  n'osai  lui 
tendre  la  main,  et  je  demeurai  devant  elle  tout  embarrassé  de  ma 
contenance. 

J'eus  bientôt  pénétré  les  sentimens  secrets.  Geneviève,  insou- 
ciante du  drame  qui  se  jouait  autour  d'elle,  n'écoutant  que  l'effu- 
sion de  son  cœur,  qui  sait?  peut-être  guidée  par  quelque  mysté- 
rieux instinct,  consolait  comme  une  sœur  cette  pauvre  fille  en 
deuil,  recueillie  par  la  charité  de  sa  mère.  Dans  l'inégalité  de  leur 
condition,  elle  ne  voyait. qu'un  motif  de  plus  de  l'aimer,,  de  l'en- 
courager. Viergie  seule  gardait  encore  une  réserve  un  peu  raide, 
qui  ressemblait  presqu'à  de  l'indifférence.  Dépaysée  au  sein  des 
élégances  raffmées  qui  l'entouraient,  elle  se  sentait  visiblement 
gênée  par  ces  manières  contenues  auxquelles  elle  se  faisait  diffici- 
lement; mais  sa  réserve  môme  lui  donnait  un  air  de  fierté  qui  ex- 
cluait toute  idée  de  dépendance  servile.  A  la  voir,  on  eût  presque 
deviné  qu'elle  se  sentait  l'arbitre  du  bonheur  de  cette  famille  où 
elle  entrait  en  déshéritée.  Sous  son  calme  apparent,  M™*  de  Séno- 
zan  était  en  proie  aux  agitations  les  plus  cruelles.  Combattue  par 
ses  doutes,  elle  semblait  parfois  se  reprocher  cet  étrange  partage 
de  tendresse.  En  dépit  des  révélations  de  la  Mariasse,  toutes  les 
fibres  de  son  cœur  tenaient  à  Geneviève,  cet  enfant  de  son  âme 
pour  qui  elle  avait  tremblé,  pour  qui  elle  avait  souffert,  qui  lui 
avait  donné  toutes  ses  joies,  toutes  ses  peines.  Par  instans,  elle  Tac- 
çablait  de  caresses,  comme  pour  protester  de  sa  constance;  puis,  à 
la  vue  de  Viergie,  elle  frémissait  à  la  pensée  qu'on  pouvait  lui  avoir 
dit  vrai.  Elle  songeait  alors  à  cette  enfance  abreuvée  de  misères,  à 
ce  martyre.  Quand  elles  étaient  seules  toutes  deux,  elle  la  pressait 
dans  ses  bras  et  couvrait  son  front  de  baisers,  comme  si  elle  eût 
voulu  racheter  les  doutes  qui  la  torturaient  et  qu'elle  ne  pouvait 
vaincre. 

Deux  semaines  se  passèrent,  et,  le  cours  des  choses  étant  décidé- 
ment fixé,  la  vie  de  la  Mornière  sembla  rentrer  dans  sa  sérénité 
habituelle;  mais  malgré  mes  résolutions  une  sourde  inquiétude 
m'agitait.  Je  voulais  rester  de  glace,  et  je  respirais  une  atmosphère 
de  flamme.  Viergie,  dont  le  caractère  se  dévoilait  chaque  jour,  de- 
venait de  plus  en  plus  pour  moi  une  énigme  vivante  qui  me  trou- 
blait. Jamais  mélange  plus  curieux  de  cœur,  d'âme  et  d'esprit. 
Grâce  aux  leçons  de  Marulas,  son  éducation  était  un  composé  d*i- 
gnorance  et  de  savoir  des  plus  étranges.  On  y  devinait  les  soins 
assidus  du  pédagogue  universitaire  qui  l'avait  régentée  comme  un 
garçon.  A  mesure  qu'elle  s'apprivoisait  et  commençait  à  se  livrer, 
nous  nous  étonnions  souvent,  au  courant  de  nos  causeries,  de  ren- 
contrer parfois  dans  cet  esprit  naïf  des  hauteurs  de  pensée  singu- 


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JEAN   DE   CHAZOL.  261 

• 

liëres  en  même  temps  que  des  superstitions  presque  enfantines  et 
des  croyances  à  la  magie.  Parfois  aussi,  dans  les  plus  simples  ques- 
tions de  morale  mondaine,  nous  découvrions  tout  à  coup  chez  elle 
des  obscurités  de  compréhension  effrayantes,  comme  si  l'on  eût  à 
dessein  faussé  son  intelligence,  ou  qu'on  eût  voulu  préparer  pour 
le  mal  cette  nature  ardente  et  candide.  L'imagination  enfiévrée  par 
les  fausses  notions  de  la  vie  qu'elle  avait  puisées  dans  les  romans 
livrés  à  ses  jeunes  mains,  elle  n'avait  entrevu  le  monde  qu'à  tra- 
vers les  décevantes  fictions  de  la  littérature  moderne.  Au  milieu 
de  ces  contrastes,  les  ingénuités  d'une  Agnès  et  les  profondeurs 
mystérieuses  d'une  âme  vibrant  au  souffle  de  la  passion  1  Cepen- 
dant nous  eûmes  bientôt  conquis  une  salutaire  influence  sur  ce 
caractère  presque  indompté.  Gagnée  par  des  tendresses  qui  sem- 
blaient ouvrir  tout  à  coup  de  nouveaux  horizons  à  son  âme,  Viergie 
perdait  peu  à  peu  cette  espèce  de  défiance  farouche  qu'imprime 
le  malheur.  On  eût  dit  par  instans  que,  renfermée  en  elle-même, 
elle  cx)ntemplait,  émue,  quelque  rêve  enchanté.  Toujours  un  peu 
craintive,  elle  écoutait,  n'osant  point  s'abandonner,  pesant  chaque 
mot,  chaque  geste,  et  nous  nous  étonnions  de  cette  froide  réserve 
qu'elle  n'essayait  même  pas  de  secouer.  Un  jour  nous  fûmes  plus 
surpris  encore  en  la  voyant  soudainement  transfigurée,  et  nous 
comprimes  que  pendant  les  instans  où  elle  nous  paraissait  absor- 
bée elle  avait  étudié  la  marquise  et  Geneviève  pour  prendre  en 
elles  ce  qui  lui  manquait.  L'aisance  des  manières,  le  ton,  elle  avait 
tout  saisi  avec  ce  don  merveilleux  de  transformation  que  les  femmes 
possèdent  à  un  degré  que  nous  n'atteignons  jamais.  A  ce  rayonne- 
ment harmonieux  de  grâce  et  de  beauté  souveraine,  je  crus  la  voir 
pour  la  première  fois.  De  ce  jour  on  eût  pu  crohre  qu'elle  n'avait 
jamais  quitté  le  château. 

Ma  tante,  presque  toujours  souffrante,  m'avait  remis  le  soin  de 
diriger  l'éducation  de  son  fils.  Je  passais  donc  une  partie  de  mes 
journées  avec  mes  detix  cousines  y  puisque  aussi  bien  il  me  faut 
les  appeler  ainsi.  Presque  chaque  jour  nous  allions  courir  les  bois* 
Viergie  montait  un  poney  dont  Geneviève  lui  avait  fait  cadeau,  et 
qa  elle  domptait  avec  une  vaillance  qui  révélait  son  orgueilleuse  vo- 
lonté; puis  nous  rentrions,  je  livrais  André  à  son  précepteur,  et 
j'assistais  en  lisant  à  des  leçons  de  musique  données  par  Geneviève 
à  Viergie,  qui  avait  vraiment  une  voix  splendide  et  un  sentiment 
des  plus  rares. 

Pourtant,  au  sein  de  cette  intimité  empruntant  les  libertés  d'une 
affection  fraternelle,  où  Geneviève  mêlait  ses  gattés  ingénues,  une 
indéfinissable  gêne  régnait  toujours  entre  Viergie  et  moi.  Dès  les 
premiers  instans  de  son  arrivée  au  château,  frappé  de  sa  froideur 


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262  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

• 

subite,  je  n'avais  d'abord  attribué  ce  changement  qu'à  son  deuil  et 
à  rembarras  naturel  qu'elle  devadt  ressentir  à  se  voir  tout  à  coup 
dépaysée  au  milieu  d'une  famille  étrangère  et  d'habitudes  nou- 
velles; mais  quand  l'embarras  des  premiers  jours  eut  disparu,  je  ne 
tardai  point  à  m'apercevoir  qu'il  y  avait  là  plus  que  de  la  réserve.  Je 
voulus  l'imiter,  mais,  repris  malgré  mes  résolutions  les  plus  sages 
par  les  fascinantes  agitations  qu'elle  avait  éveillées  en  moi^  j'es- 
sayai en  vain  de  me  montrer  indifférent.  Un  inexprimable  trouble 
trahissait  en  nous  une  irritation  secrète.  Je  ne  pouvais  me  défendre 
d'un  souvenir  du  passé,  et  ce  souvenir  semblait  aussi  peser  sur  elle. 
On  eût  dit  qu'une  sorte  de  complicité  muette  liait  à  jamais  nos  deux 
âmes.  Par  instans,  je  surprenais  son  regard  posé  sur  le  mien  avec 
une  sorte  de  fixité  sombre  dont  l'enivrante  langueur  me  pénétndt 
comme  un  trait  de  feu.  D'autres  fois  au  contraire,  si  je  lui  parlais» 
elle  prenait  avec  moi  un  ton  acerbe  et  hautain,  ou  me  harcelait  de 
mots  cruels  dont  le  sens  ne  m'échappait  pas,  et  qui  trahissaient 
une  amère  hostilité. 

Un  soir  Geneviève,  restée  près  de  son  frère  un  peu  soui&ant, 
n'avait  point  assisté  au  dîner.  Nous  étions  au  salon,  ma  tante  et 
moi,  tandis  qu'à  quelques  pas  de  nous  Viergie,  accoudée  sur  le 
perron,  semblait  absorbée  dans  une  rêverie  profonde.  —  Depuis 
quelques  jours,  n'êtes- vous  pas  frappé  d'un  changement  dans  l'hu- 
meur de  Yiei^e?  me  dit  ma  tante  à  demi- voix.  Elle  parait  sou- 
cieuse, abattue,  et  je  ne  puis  deviner  la  cause  de  cette  mélancolie. 

—  L'avez-vous  interrogée? 

—  Oui,  et  je  n'ai  pu  obtenir  que  des  réponses  évasives.  J'ai 
peur  que  la  pauvre  enfant  n'ait  un  chagrin  caché  qu'elle  n'ose  m'a- 
vouer. 

A  ce  moment,  Viergie  rentrait.  Elle  alla  s'asseoû-  au  piano  d'un 
air  de  lassitude,  et  laissa  errer  machinalement  sa  main  sur  les  tou- 
ches. La  marquise  me  jeta  un  regard  attristé  en  la  voyant  ainsi.  — 
Yiergie,  mon  enfant,  reprit-elle,  allez  donc  faire  un  tour  de  para 
avec  Jean  plutôt  que  de  rester  là  toute  pensive  en  l'absence  de  Ge- 
neviève. 

—  Gomme  il  vous  plaira,  répondit  Viergie  avec  nonchalance; 
puis,  se  retournant  vers  moi  :  —  Venez-vous?  ajouta-t-elle,  et  sans 
regarder  si  je  la  suivais  elle  descendit  le  perron  et  se  dirigea  vers 
la  charmille. 

—  Le  bord  du  lac  est  humide,  lui  dis-je,  ne  préférez-vous  pas 
monter  sur  la  terrasse? 

—  Comme  vous  voudrez. 

Elle  prit  alors  l'allée  des  massifs,  et  poursuivit  sa  route.  Nous  en 
étions  venus  à  ne  presque  plus  nous  parler  quand  nous  étions  saUs. 


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JEAN  DE  CHAZOL.  263 

J'allais  donc  près  d'elle  en  silence.  Sa  démarche  trahissait  une  sorte 
d'impatience  fébrile,  et  je  ressentais,  comme  par  une  sympathie 
étrange,  qu'elle  était  tourmentée  de  quelque  pensée  douloureuse 
que  j'aurais  voulu  partager.  Livré  à  mes  réflexions,  j'éprouvais  en 
la  regardant  cette  âpre  agitation  dont  je  ne  savais  plus  me  dé- 
fendre, et  je  songeais  malgré  moi  à  ce  rêve  d'un  jour  pendant  le- 
quel je  m'étais  cru  maître  de  son  existence,  et  qui  s'était  si  vite 
évanoui.  Ressaisi  par  les  émotions  passées,  j'admirais  cette  beauté 
û  enivrante  et  le  mouvement  harmonieux  de  ce  corps  élégant  et 
souple.  Une  mèche  de  cheveux  dénoués  flottait  sur  son  cou.  Par  in- 
stans,  les  rayons  du  soleil  couchant,  tamisés  par  le  feuillage,  met- 
tadent  une  auréole  de  pourpre  sur  son  front. 
A  la  fin  je  souflris  de  la  voir  si  taciturne.  —  A  quoi  pensez- 

wus,  Viergieî  lui  dis-je. 
Elle  tressaillit,  comme  brusquement  arrachée  à  sa  préoccupation. 

—  A  quoi  je  pense!  répondit-elle  surprise,  mais  à  rien.  Pourquoi 

me  faites-vous  cette  question? 
-»•  C'est  que,  vous  voyant  si  absorbée,  je  craignais  que  vous 

n'eussiez  quelque  chagrin. 

—  Et  si  cela  était,  qu'y  feriez-vous?  reprit-elle  avec  un  regard 
presque  dédaigneux. 

—  Je  vous  dirais  que  souvent  l'on  se  crée  des  peines  imaginaires 
qa'uD  ami  peut  dissiper  quand  on  les  lui  confie. 

—  Oh!  je  suis  trop  heureuse  pour  avoir  besoin  de  vos  consola- 
tions. îTai-je  pas  ici  tout  ce  que  je  puis  désirer,  comme  vous  le 
dites...  sans  compter  votre  amitié  précieuse  ? 

—  Vous  avez  tort,  dis-je  un  peu  froissé,  si  vous  ne  la  devinez 
P^  sincère. 

—  Oh  !  tout  est  sincère  dans  ce  château,  reprit-elle  ironique- 
Dient.  On  me  fête,  on  m'adore,  on  me  choie  jusque  dans  mes  ca- 
prices, et  je  suis  vraiment  une  ingrate  de  ne  pas  toujours  garder 
Dû  sourire  ravi  ! 

—  Mon  Dieu!  qu'avez-vous?  m'écriai-je,  effrayé  de  cette  explo- 
sion d'amertume. 

—  Rien...  Nous  causons...  Que  voulez-vous  que  j'aie? 

—  Vous  souffrez;  ces  étranges  paroles  ne  peuvent  sortir  de  votre 
cœur. 

Elle  me  regarda  un  instant,  agitée,  combattue.  —  Eh  bieni  oui, 
<ït-elle  éperdue,  j'étouffe,  je  suffoque  dans  ce  luxe,  dans  ce  bon- 
iiear,  dans  cette  contrainte  qui  enchaîne  ma  pensée  et  jusqu'au 
moindre  mot  qui  vient  sur  mes  lèvres.  Je  languis  au  milieu  de 
ces  ^ins  incessans  qui  m'oppressent,  de  ces  affections  qui  m'ac- 
compagnent à  toute  heure,  en  tout  lieu,  et  me  ravissent  jusqu'à 


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26&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  liberté  de  mes  larmes  qui  leur  seraient  une  offense.  J'ai  soif 
d'être  seule  au  grand  air,  de  courir  dans  la  poussière  du  chemin, 
de  rêver,  de  vivre  enfin,  ne  fût-ce  que  pour  dilater  mon  cœur  et 
savourer  ma  tristesse  ou  ma  joie  1 

Tout  à  coup  elle  fondit  en  larmes,  et  des  sanglots  entrecoupés 
brisèrent  sa  voix.  Tétais  atterré  d'une  telle  douleur. 

—  Viergie,  lui  dis-je  doucement,  pourquoi  pleurer  ainsi  ? 

Elle  ne  me  répondit  pas.  Je  voulus  prendre  sa  main,  mais  à  peine 
l'eus-je  touchée  qu'elle  la  retira  vivement.  —  Laissez-moi  !  laissez- 
moi,  s'écria-t-elle  avec  un  indicible  mouvement  de  colère.  Ne  com- 
prenez-vous donc  pas  que  vous  m'êtes  odieux,...  que  je  vous  dé- 
teste, . . .  que  je  vous  hais ?. . . 

—  Vous  me  haïssez  î 

—  Ah  1  pardon,  pardon,  reprit- elle  en  saisissant  ma  main,  n'é- 
coutez pas  ces  paroles.  Si  vous  saviez  ce  que  je  souffre  ! 

A  ce  désordre,  à  ce  délire,  j*étais  ému  jusqu'au  fond  de  l'âme. 
Elle  était  si  oppressée  par  ses  sanglots  que  je  crus  qu'elle  allait  dé- 
faillir. Je  la  pris  dans  mes  bras  comme  un  enfant  que  l'on  console; 
et  elle,  s' abandonnant  la  tète  appuyée  sur  ma  poitrine,  elle  pleurait. 
Ses  larmes  coulaient  sur  mes  mains.  Quand  j'eus  calmé  ses  pleurs, 
je  lui  fis  de  tendres  reproches  de  m'avoir  si  longtemps,  caché  son 
chagrin.  Elle  m' écoutait  d'un  air  sombre.  —  Mais  comment  vous 
dire  ce  que  je  ressens?  répondit-elle,  lorsque  je  ne  sais  pas  m'ex- 
pliquer  à  moi-même  ce  tourment.  Comment  vous  dire  que  j'ai  par- 
fois des  pensées  de  haine  jalouse  contre  tout  ce  qui  m'.entoure  ici, 
contre  Geneviève,  contre  ma  mère,  alors  que  pour  les' sauver  d'une 
peine  je  donnerais  ma  vie?  Il  est  des  instans  où,  le  cœur  gonflé 
de  tendresses  que  je  n'ose  laisser  déborder,  je  voudrais  tomber  à 
leurs  genoux  ;  puis  tout  à  coup  je  ne  sais  quel  instinct  maudit  me 
parle,  et  je  sens  que  je  suis  leur  ennemie.  Tout  ce  qui  les  fait  si 
nobles;  si  dignes  d'être  admirées  et  aimées,  m'humilie  et  m'irrite. 
D'affreux  souvenirs  me  reviennent  du  fond  de  mon  enfance,  nourrie 
dans  une  aversion  sacrilège  contre  cette  famille  qui  devait  être  la 
mienne.  Tout  cela  est  insensé,  odieux,  inexplicable,  n'est-ce  pas? 
Je  retrouve  ma  mère  et  je  suis  ingrate  !  Je  souffre  sans  savoir  d'où 
vient  ma  peine.  Du  milieu  de  ce  bonheur  qui  m'accable,  je  pense 
aux  jours  passés,  à  mes  libres  misères;  je  regrette  ce  temps...  Vous 
voyez  bien  que  je  suis  folle,  ajouta-t-elle  presque  avec  effroi. 

—  Non,  vous  n'êtes  pas  folle,  Viergie,  répondis-je.  Vous  êtes  une 
enfant  malade  de  nostalgie.  Accoutumée  à  vos  rêveries  solitaires, 
aux  courses  errantes,  vous  vous  croyez  captive  en  ce  château, 
comme  un  oiseau  dans  une  cage  d'or.  De  là  votre  tourment,  de  li 
ces  troubles  de  votre  cœur,  qui  vous  font  prendre  pour  de  l'ingra- 


♦ 


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J£ÂN  DE   CHAZOL.  26& 

titude  les  angoisses  de  Tenmu,  que  votre  caractère  un  peu  indompté 
ne  sait  pas  vaincre. 

—  Peut-être  est-ce  cela,  dit-elle  pensive;  mais  je  souffre  bien,  je 
vous  le  jure. 

Nous  revînmes  vers  le  château ,  et  elle  s'en  alla  retrouver  Gene- 
viève, pour  ne  point  laisser  voir  à  la  marquise  ses  yeux  rougis  par 
les  larmes. 

—  C'est  vous  qui  allez  me  détester  maintenant,  dit-elle  en  me 
quittant. 

J'allais  protester,  elle  m'interrompit.  —  Après  tout,  qu'importe? 
reprit-elle  avec  amertume  et  comme  si  elle  eût  regretté  d'avoir 
succombé  à  une  minute  d'épanchement.  J'aime  peut-être  mieux 
votre  haine I... 

Et  sur  ce  mot  étrange  elle  s'enfuit. 

Je  confiai  à  ma  tante  ce  que  je  pouvais  lui  révêler  de  notre  en-' 
tretien;  il  nous  expliquait  enfin  les  causes  de  cette  langueur  qui 
ressemblait  presque  à  un  dépérissement  de  cette  organisation  si 
vivace  et  si  florissante.  Elle  comprit  comme  moi  qu'il  fallait  avant 
tout  guérir  l'esprit  ombrageux  de  Viergie  et  ménager  une  transition 
trop  brusque  pour  cette  nature  accoutumée  à  une  existence  presque 
vagabonde.  Le  lendemain,  après  le  déjeuner,  comme  nous  nous 
levions  de  table  :  —  Viergie,  mon  enfant,  dit  ma  tante,  il  faut  que 
vous  remplaciez  Geneviève  pendant  quelques  jours  dans  ses  visites 
de  charité.  Allez  donc  au  mas  du  Goulet  y  voir  la  mère  de  Romain, 
qui  est  malade. 

A  ces  mots,  Viergie  devina  que  j'avais  parlé.  Elle  me  jeta  un  re- 
gard de  reconnaissance;  puis,  prenant  la  main  de  la  marquise» 
elle  la  baisa  avec  effusion. 

—  Que  vous  êtes  bonne  !  dit-elle. 

De  ce  jour,  par  un  accord  tacite,  Viergie  garda  la  direction  des 
bonnes  œuvres  du  château.  Cet  intérêt  jeté  dans  sa  vie,  outre  les 
échappées  de  liberté  qu'elle  y  gagnait,  devait  avoir  pour  effet  d'ef- 
facer les  mauvais  souvenirs  et  de  lui  conquérir  peu  à  peu  les  affec- 
tions des  pauvres  gens  qui  l'avaient  autrefois  méprisée,  et  qu'elle 
soulageait  avec  cette  intelligence  de  cœur  que  possèdent  seuls  ceux 
qui  ont  subi  les  épreuves  de  la  misère.  Elle  connaissait  les  réelles 
infortunes,  souvent  timides  ou  cachées;  il  n'était  point  une  cabane 
perdue  dont  elle  ne  sût  le  nom.  Pour  épargner  jusqu'à  l'ombre 
d'une  entrave  à  ses  aspirations  de  liberté,  ma  tante  lui  avait 
donné  une  clé  du  parc,  afin  qu'elle  se  èrùt  affranchie  de  tout 
joug.  Souvent  debout  avec  le  jour,  elle  partait,  même  à  Tinsu  des 
gens,  vêtue  d'habits  de  paysanne,  et  l'on  était  tout  surpris  d'ap- 
prendre à  son  retour  qu'elle  avait  déjà  visité  quelque  chaumière  à 
une  lieue  du  château.  Le  pays  était  trop  sûr  et  lui  était  trop  connu 


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266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  qu'on  s'inquiétât  de  ces  courses,  d'où  elle  revenait  joyeuse  et 
animée  à  l'heure  du  lever  de  la  marquise. 

Pourtant,  bien  que  je  visse  qu'elle  faisait  un  effort  pour  me  té- 
moigner un  peu  plus  d'abandon,  Viergie  semblait  toujours  inquiète 
avec  moi,  comme  si  cet  inexplicable  sentiment  de  haine  qu'elle  avait 
laissé  éclater  dans  une  explosion  d'amertume  eût  été  plus  fort  que 
sa  volonté.  On  devinait  qu'une  sourde  lutte  se  livrait  dans  cette 
âme  si  pleine  de  contrastes.  Par  instans,  on  eût  dit  qu'elle  me  de- 
mandait grâce  et  voulait  se  faire  pardonner.  Alors,  enivré  par  le 
charme  qu'elle  exhalait  autour  d'elle,  les  plus  folles  pensées  me 
montaient  au  cerveau. 

XII. 

Dn  matin,  comme  je  venais  à  cheval  au  château,  je  la  rencontrai 
à  la  croix  Saint-Honorat. 

—  Quoi!  c'est  vous!  lui  (fis-je,  surpris  de  la  trouver  assise  sur  les 
marches  de  pierre. 

—  Je  vous  attendais  comme  autrefois ,  répondit-elle  gaîment.  Si 
vous  voulez  bien  laisser  Star  à  votre  groom,  vous  me  ramènerez. 

Je  descendis,  elle  prit  mon  bras,  et  nous  gagnâmes  un  sentier  de 
traverse  qui  nous  conduisait  droit  à  la  Mornière. 

—  Je  vous  eusse  à  peine  reconnue,  dis-je,  avec  ces  vétemens  de 
paysanne. 

—  Je  prends  les  vétemens  de  mon  emploi,  répondit-elle;  mes 
belles  toilettes  effaroucheraient  notre  monde,  qui  me  connaît  trop 
bien.  On  me  croirait  vaniteuse!  Je  me  fais  pardonner  mon  bonheur 
en  restant  humble  avec  mes  protégés.  Je  suis  la  main  qui  donne, 
rien  de  plus,  et  à  leurs  yeux  je  suis  en  service  au  château  pour 
en  dispenser  les  bienfaits.  Pourquoi  me  regardez-vous  de  cet  air 
étonné  ? 

—  J'admire  avec  quelle  simplicité  vous  exprimez  ce  sentiment 
d'une  délicatesse  charmante. 

—  Est-ce  ainsi?  Je  ne  m'en  doutais  pas.  C'est  là  sans  doute  une 
bonne  qualité  cachée  parmi  mes  instincts  de  jeune  sauvage,  comme 
vous  dites. 

—  Êtes- vous  heureuse  maintenant,  et  vos  lutins  vous  tourmen- 
tent-ils encore? 

—  Oh!  ils  ne  sont  pas  tous  partis,  répondit-elle  en  riant,  mais 
je  leur  fais  leur  part.  C'est,  je  crois,  ce  qu'il  y  a  de  mieux  pour 
vivre  en  bonne  intelligence  avec  eux.  Au  fond,  je  serai  toujours  une 
créature  biznrre  dans  le  monde  où  je  suis  appelée  à  vivre.  Si  je  suis 
de  votre  race,  j'ai  sucé  le  lait  d'une  bohémienne  que  j'ai  aimée 
comme  ma  mère,  et  je  sens  courir  en  mes  veines  des  flammes  in- 


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JBAN  DE   CHAEOL.  267 

connues,  ce  qui  fait  que  je  ne  discerne  pas  bien  ce  qui  se  passe  en 
moi,  car  tout  y  est  extrême  en  bien  comme  en  mal. 

—  Vous  m'effrayez!  dis-je  en  plaisantant. 

—  Vous  raillez,  reprit-elle,  soucieuse  tout  à  coup.  Eh  bien!  moi, 
je  m'effraie  parfois. 

—  Vous  croiriez-TOus  prédestinée  à  quelque  noir  forfait? 

—  Ohl  TOUS  allez  trop  foin,  s'écria-t--elle.  Je  ne  crois  point  à  ces 
prédestinations  fatales;  mais  je  crois  tout  simplement  que  je  puis 
être  très  bonne  ou  très  méchante,  parce  que  je  suis  une  nature 
inculte  et  peu  faite  au  joug  des  sentimeos  auxquels  vous  obéissez. 
Je  ressens  tout  à  T  excès  :  de  là  ma  crainte  de  ne  pouvoir  tempérer 
mes  fougues  natives. 

—  N'avez-vous  point  autour  de  vous  des  inûuences  qui  vous  gui- 
deront? 

—  Sons  doute;...  mais,  ajouta-t-elle  en  baissant  la  voix,  parmi 
ces  influences,  il  n'en  est  qu'une  qui  peut  tout  sur  moi,  et  c'est 
celle-là  qui  me  trouble  le  plus!... 

—  Laquelle?  m'écriai-je,  étonné  de  l'accent  dont  elle  avait  dit 
ces  mots. 

—  C'est  la  vôtre,  la  vôtre,  qui  me  fait  peur,  parce  que  je  la-sens 
au  fond  de  toutes  mes  agitations.  Il  y  a  entre  nous  un  lien  étrange, 
invisible.  Il  est  des  instans  où  votre  présence  me  calme  et  me 
rassure;  il  en  est  d'autres  où  la  moindre  de  vos  paroles  réveille  mes 
mauvais  instincts  et  me  souffle  des  pensées  irritantes.  Je  ne  sais  plus 
si  j'aime  ou  si  je  hais,  si  je  suis  heureuse  ou  si  je  souffre.  C'est  afors 
qu'il  me  prend  ces  envies  de  courir  à  travers  bois,  alors  du  moins 
j'échappe  à  mes  lutins...  Vous  le  voyez,  je  suis  dans  un  moment 
de  franchise  et  d'humilité.  Vous  avez  été  bon  pour  moi  malgré  mes 
méchancetés,  je  vous  ai  attendu  ce  matin  pour  vous  en  remercier, 
enfin,  si  je  vous  dis  tout  cela,  c'est  que  je  veux  devenir  une  bonne 
petite  personne,  bien  raisonnable,  bien  civilisée,  et  que  vous  pou- 
Tez  m'y  aider  plus  que  tout  autre. 

—  Étes-vous  bien  sûre  que  vous  gagnerez  au  change? 

—  Oh  !  prenez  garde,  reprit-elle  en  souriant,  ceci  pourrait  res- 
sembler à  une  louange,  et  m'encourager  dans  ma  sauvagerie. 

—  C'est  qu'en  vérité  ce  que  vous  appelez  votre  sauvagerie  me 
parait,  à  moi,  une  grâce.  Vous  auriez  peut-être  tort  de  la  perdre. 

—  Gela  signifie  sans  doute  qu'il  me  faut  renoncer  à  l'espoir  d'ac- 
quérir les  grâces  mondaines  de  Geneviève  ?  dit-elle  avec  un  ahr  de 
souveraine  élégance  qui  démentait  si  bien  l'humilité  de  sa  ques- 
tion que  je  la  regardai  un  moment  tout  émerveillé. 

—  En  aucune  façon,  répondis-je  en  riant,  car  vous  avez  bien 
laissé  voir  ce  que  vous  pouvez  en  fait  de  métamorphose.  Je  veux 
dire  seulement  qu'il  y  a  en  vous  une  spontanéité  d'impression,  une 


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268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vivacité  d'âme  et  d'esprit  qui  siéent  mieux  à  votre  nature  que  la  ré- 
serve timide  à  laquelle  on  façonne  nos  jeunes  filles  élevées  dans 
l'atmosphère  d'un  salon. 

—  Et  pourtant,  cette  réserve  timide,  vous  l'aimez  en  Geneviève? 

—  Sans  doute,  car  je  ne  pourrais  concevoir  Geneviève  autrement, 
avec  l'ensemble  de  son  caractère,  de  ses  sentimens,  de  ses  idées... 

—  Si  je  comprends  bien,  dit-elle  en  riant,  elle  est  comme  le  lis 
éclatant  dans  sa  calme  splendeur.  Moi,  je  suis  la  plante  folle  et 
vagabonde  qui  croit  au  hasard,  selon  les  ardeurs  de  sa  sève... 
Moitié  fleur,  moitié  chardon!  Reste  à  savoir  si  je  puis  m'acclimater 
et  vivre  en  serre  sans  trop  révéler  mon  origine. 

—  Soyez  ce  que  vous  êtes  en  ce  moment,  répondis-je,  c'est-à- 
dire  heureuse  et  confiante.  Votre  seul  ennemi,  c'est  votre  imagina- 
tion, qui  ignore  tout  de  la  vie.  Le  bonheur  est  plus  simple  que  vous 
ne  le  croyez.  Laissez-vous  vivre,  et  si  mon  influence  a  quelque 
prix  pour  vous,  acceptez-la  sans  trouve,  comme  l'intérêt  d'un  ami 
dévoué. 

—  Bien  vrai,  dit-elle,  je  puis  compter  sur  votre  affection? 

—  En  avez-vous  donc  jamais  douté? 
Elle  hésita  un  moment.  J'insistai. 

—  Faut-il  vous  répondre  avec  une  brutale  franchise?  dit-elle  enfin. 

—  Certes!  c'est  cette  brutale  franchise  que  je  réclame. 

—  Eh  bien!  oui,  j'ai  douté!...  Il  m'a  semblé  parfois,  à  je  ne  sais 
quelle  froideur,  quel  embarras,  que  ma  présence  au  château  vous 
était  importune,...  comme  si  vous  regrettiez  que  l'on  m'y  eût  ac- 
cueillie. 

—  Qu'avez-vous  pensé  là,  m'écriai-je,  et  quelle  parole  de  moi  a 
pu  jamais  vous  donner  ce  soupçon? 

—  Oh!  ce  n'est  qu'une  impression  que  j'ai  ressentie,  reprit-elle 
vivement.  J'ai  cru  remarquer  à  certains  momens,  quand  vous  cau- 
sez librement  avec  Geneviève,  que  votre  langage  devient  tout  à  coup 
contraint  avec  moi,  si  j'interviens.  Votre  abandon  se  glace  comme  à 
l'arrivée  de  quelque  fâcheux.  On  dirait  que  vous  éprouvez  subite- 
ment un  sentiment  de  gêne  qui  paraît  d'autant  plus  sensible  avec 
l'air  d'autorité  qui  vous  est  naturel,  et  ressemble  plus  à  de  la  ru- 
desse qu'à  de  la  timidité. 

Je  fus  tout  déconcerté  de  la  justesse  de  ce  reproche;  pourtant  je 
n'en  laissai  rien  paraître. 

—  Tout  cela  est  dans  votre  imagination,  répondis-je.  II  y  a  entre 
Geneviève  et  moi  des  souvenirs  d'enfance  qui  autorisent  une  fami- 
liarité presque  fraternelle.  Ce  que  vous  prenezjpour  de  la  froideur 
envers  vous  n'est  qu'une  forme  de  réserve  que  tout  homme  de 
bonne  compagnie  doit  garder  avec  une  jeune  fille  qui  n'est  aux  yeux 
du  monde  ni  sa  sœur  ni  sa  parente. 


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JEAN   DE   CUAZOL.  269 

—  Est-ce  bien  là  toute  votre  pensée?  dit-elle  en  me  regardant 
dans  les  yeux,  et  suis-je  réellenoent  pour  vous  une  amie? 

—  le  veux  que  vous  n'en  doutiez  plus. 

—  Alors,  à  ce  titre,  me  trouvez-vous  digne  de  vous  demander 
une  confidence? 

—  Interrogez,  je  répondrai. 

—  Prenez  garde!  ajouta-t-elle  en  souriant  et  d'une  voix  un  peu 
émue,  je  vais  être  affreusement  indiscrète. 

—  Je  n'ai  point  de  secret  à  cacher. 

—  Eh  bien!  répondez  en  un  seul  mot.  Aimez- vous  Geneviève? 
Je  m'attendais  si  peu  à  cette  parole  que  je  crus  me  méprendre 

sur  le  sens  qu'elle  renfermait. 

—  Certes,  dis-je  étonné,  j'ai  pour  elle  l'affection  d'un  frère. 

—  D'un  frère!  rien  de  plus?  reprit- elle  en  fixant  de  nouveau 
sur  moi  son  regard  pénétrant.  Ainsi  vous  ne  lui  êtes  pas  engagé?.. 
—  Oh!  ne  croyez  pas  à  quelque  curiosisité  banale,  ajouta-t-elle 
vivement.  Celte  question  est  le  gage  de  ma  sincérité,  de  mon  désir 
de  né  rien  faire  qui  puisse  froisser  la  susceptibilité  de  Geneviève 
ou  la  vôtre.  Ma  situation  au  milieu  de  vous  est  si  étrange  que  je 
tremble  à  chaque  instant  de  franchir  la  réserve  que  je  dois  garder. 
Une  blessure  à  mon  orgueil  me  serait  cruelle;  je  veux  éviter  d'a- 
voir à  combattre  mes  méchans  instincts.  Parlez-moi  donc  loyale- 
ment, comme  je  vous  interroge. 

—  Je  vous  répondrai  sincèrement  que  vos  craintes  ont  toujours 
pour  cause  ceite  même  défiance  et  cette  ignorance  du  monde  qui 
vous  entraînent  à  mal  apprécier  ce  que  vous  êtes  au  milieu  de  nous. 
Votre  très  grand  tort  est  de  ne  point  comprendre  que  vous  êtes 
assez  de  la  famille,,  au  moins  par  adoption,  pour  qu'on  n'ait  point 
de  secret  pour  vous.  Si  j'étais  fiancé  à  Geneviève,  ce  ne  serait 
point  un  mystère,  et  j'ajoute  que  dans  ce  cas  il  ne  saurait  y  avoir 
dans  nos  causeiies  rien  que  vous  ne  pussiez  entendre  comme  sa 
mère.  Vous  ne  seriez  donc  jamais  une  gêne  pour  nous. 

Au  ton  sérieux  dont  je  dis  ces  paroles,  «lie  crut  deviner  un  re- 
proche. 

—  C'est  vrai,  dit-elle  en  détournant  la  tête,  vous  le  voyez,  je 
sais  si  mal  penser  que,  môme  en  voulant  bien  faire,  je  me  heurte  à 
un  mauvais  sentiment.  Combien  vous  aurez  de  peine  à  me  cor- 
riger!... 

—  Il  suffit  que  vous  écoutiez  votre  cœur  plus  que  votre  imagi- 
nation. 

—  Ainsi  donc  désormais  amitié  entre  nous?  reprit- elle  en  me 
tendant  la  main. 

—  Amitié,  répondis-je,  et  nous  nous  séparâmes  en  rentrant  au 
château. 


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270  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Bien  qu'il  n'y  eût  peut-être  dans  les  questions  de  Viergie  sur  mes 
liens  avec  Geneviève  que  la  curiosité  naturelle  à  toute  jeune  fille 
pour  ce  grand  mystère  de  la  vie  qu'on  appelle  l'amour,  cet  entre- 
tien me  laissa  dans  un  grand  trouble.  Forcé  de  fixer  mon  esprit  et 
de  réfléchir  à  une  situation  à  laquelle  je  m'abandonnais  sans  oser 
m'en  rendre  compte,  il  me  fut  impossible  de  repousser  plus  long- 
temps une  idée  qui  parfois  m'était  venue;  et  que  j'avais  écartée 
avec  obstination,  comme  si  j'eusse  voulu  m'aveugler  pour  ne  point 
voir  le  péril  où  je  me  sentais  entraîné.  Ces  agitations,  ces  ironies 
amères,  ces  retours  subits,  que  j'essayais  d'attribuer  à  l'humeur 
bizarre  d'une  enfant  gâtée,  se  révélaient  tout  à  coup  à  mes  yeux 
sous  un  nouvel  aspect.  Je  me  souvins  de  mille  încidens  sur  lesquels 
j'avais  essayé  de  me  faire  illusion.  Ce  n'était  point  la  première  fois 
que  Viergie  m'interrogeait  sur  mon  affection  pour  Geneviève.  Je 
me  rappelai  les  rencontres  où,  avant  son  entrée  au  château ,  elle 
avait  déjà  laissé  entrevoir  combien  l'idée  d'un  mariage  entre  ma 
cousine  et  moi  la  préoccupait.  Tout  cela  ressemblait  si  bien  à  un 
tourment  de  jalousie  que  je  m'effrayai  du  conflit  de  sensations  où 
cette  découverte  me  jeta.  J'avais  trop  conscience  de  l'empire  de 
Viergie  sur  moi  pour  ne  point  comprendre  le  réel  danger  d'une  in- 
trigue secrète.  Cependant  la  pensée  que  j'étais  peut-être  aimé  me 
causa  une  telle  joie  que,  de  retour  au  château,  je  cherchai  la  soli- 
tude pour  calmer  le  désordre  de  mes  pensées.  Je  ne  pouvais  plus  me 
dissimuler  qu'après  cette  explication  l'attitude  que  j'allais  prendre 
avec  Viergie  devait  décider  de  l'avenir  et  m'engager  dans  une  voie 
semée  d'écueils.  Si  mon  soupçon  était  vrai,  résisterais-je  au  charme? 
Et  si  elle  avait  pénétré  l'âpre  amour  qu'elle  éveillait  en  moi ,  n'é- 
tait-ce pas  l'encourager  dans  ses  rêves  que  de  m' abandonner  sur 
cette  pente  d'une  amitié  trompeuse  sous  laquelle  couvaient  des 
flammes?  La  moindre  imprudence  m'entraînait  à  une  réparation  que 
je  n'osais  envisager  sans  terreur,  et  qui  n'était  rien  moins  qu'un 
mariage  avec  la  fille  de  Marulas!  Si  décidé  que  l'on  soit  à  s'aveu- 
gler sur  des  sentimens  qpe  l'on  ne  veut  point  s'avouer,  il  est  des 
instans  où  l'âme  agit  et  rêve  sans  notre  volonté.  Je  dois  confesser 
qu'à  certaines  heures  j'avais  déjà  médité  sur  cette  folie;  mais  il  faut 
ajouter  à  ma  louange  que  ma  raison  s'était  insurgée  contre  une  telle 
chute  de  mon  orgueil.  Faire  de  Viergie  ma  femme,  après  ce  qui 
s'était  passé  entre  nous,  m'eût  semblé  la  pire  des  faiblesses,  pour 
ne  point  dire  plus.  Quelque  innocente  qu'elle  fût  à  mes  yeux,  je 
savais  trop  qu'elle  ne  possédait  plus  cette  virginité  d'âme  sans  la- 
quelle il  n'est  pas  de  véritable  pureté.  Il  est  des  impressions  pre- 
mières qui  ne  s'effacent  jamais.  Il  ne  pouvait  entrer  dans  mon  es- 
prit d'accepter  pour  fiancée  une  fille  qui  s'était  une  fois  presque 
livrée  à  mes  désirs,  que  j'avais  vue,  la  nuit,  chez  moi,  prête  à  suc- 


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JEAN   DE    CHAZOL.  271 

comber  au  fatal  découragement  de  la  misère.  Cette  imagination 
égarée  à  dessein  et  pour  ainsi  dire  préparée  aux  fins  que  Marulas 
s'était  proposées  m'effrayait  comme  un  abîme.  Que  restait-il  de 
chaste  au  fond  de  cette  âme  ardente,  déjà  initiée  aux  corruptions  du 
monde,  aux  délires  des  passions  malsaines  qui  avaient  irrité  ses 
sens  et  défloré  son  cœur  encore  ingénu?  Qu'y  avait-il  de  vertu  sous 
la  beauté  de  cette  Olympia  superbe,  qui  semblait  uniquement  créée 
pour  les  ivresses  et  pour  les  voluptés  ?  Il  est  des  sentimens  dont  on 
ne  revient  pas.  C'est  là  peut-être  une  anomalie  étrange,  mais  vraie 
dans  toute  son  inconséquence  humaine,  et  dont  on  voit  des  exem- 
ples à  chaque  pas.  Je  pouvais  aimer  Yiergie  comme  une  de  ces 
maîtresses  à  qui  l'on  est  prêt  à  sacrifier  sa  fortune  et  sa  vie,  pour 
qui  l'on  peut  aller  jusqu'au  crime,  mais  à  qui  l'on  n'oserait  donner 
son  nom. 

Il  résulta  de  ces  réflexions  que,  lorsque  je  la  retrouvai  au  salon, 
œmme  elle  venait  à  moi  animée  d'une  expansion  toute  nouvelle, 
je  Vaccueillis  avec  un  tel  sentiment  de  réserve  qu'elle  crut  qu'il 
était  survenu  quelque  incident  imprévu.  —  Que  vous  est-il  arrivé? 
me  dit-elle  étonnée. 
—  Rien,  répondîs-je,  embarrassé  malgré  moi. 
La  présence  de  Geneviève  offrit  heureusement  une  diversion  à 
ma  gêne;  mais,  quoi  que  je  fisse,  Viergie  devina  la  contrainte  dans 
mon  attitude  envers  elle.  Cette  tiédeur  subite  était  si  étrange  après 
l'entretien  que  nous  venions  d'avoir,  qu'elle  ne  put  cacher  sa  dé- 
ception. J'étais  ému  sous  son  regard,  qui  semblait  m'interroger  avec 
surprise.  Je  songeais  qu'un  seul  mot  allait  engager  l'avenir...  J'avais 
peur. 

11  est  des  instans  dans  la  vie  où  notre  destinée  se  décide  sur  un 
mot,  sur  un  geste,  te  soir,  comme  je  prenais  congé,  je  m'arrêtai 
au  seuil  du  salon  pour  causer  avec  Geneviève.  Au  moment  où  far- 
rirai  au  bas  du  perron,  je  me  trouvai  tout  à  coup  face  à  face  avec 
Viergie.  Bien  qu'il  lit  à  moitié  sombre,  je  vis  ses  traits  agités  et  l'é- 
to  de  ses  yeux.  —  Vous  m'avest  menti!  me  dit-elle  d'une  voix 
amère,  vous  l'aimez  ! . . . 
Et  avant  que  je  fusse  revenu  de  ma  suprise,  elle  disparut. 

xni. 

Le  lendemain,  connne  j'arrivais  au  château  après  une  nuit  trou- 
vée par  l'insomnie,  ma  tante  m'apprit  qu'elle  venait  de  recevoir 
une  lettre  d'un  parent  de  M.  de  Sénozan,  sir  Clarence  O'Brien, 
depuis  la  veille  à  Aix;  il  lui  annonçait  sa  visite  à  la  Momière,  où 
il  passerait  peut-être  quelques  jours.  J'avais  déjà  entendu  pro- 
DOûcer  ce  nom  assez  indifféremment  par  Geneviève  et  par  sa  mère, 


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272  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lorsqu'elles  parlaient  de  la  Martinique.  Je  savais  que  sir  Clareace 
était  le  fils  d'une  cousine  germaine  de  M.  de  Sénozan,  branche  ca- 
dette, mariée  à  un  officier  irlandais,  et  qui  avait  une  communauté 
d'intérêts  dans  ce  fameux  héritage  survenu  si  à  propos  pour  sauver 
autrefois  le  marquis  de  la  ruine.  Je  savais  en  outre  que  sir  Cla- 
rence  avait  fait  dans  ces  dernières  années  un  voyage  aux  colonies, 
où  il  était  resté  quelques  mois  Thôte  de  mon  oncle.  Cette  visite 
n'avait  donc  pas  lieu  de  me  surprendre;  cependant  je  crus  remar- 
quer, au  ton  avec  lequel  la  marquise  me  l'annonçait,  qu'elle  en 
ressentait  quelque  ennui,  et  je  lui  laissai  voir  ce  soupçon. 

—  C'est  vrai,  me  dit-elle  avec  un  peu  d'embarras,  cette  visite 
me  trouble;  j'avais  espéré  éviter  une  explication  avec  sir  Clarence 
relativement  à  des  projets  qu'il  vient  sans  doute  me  rappeler. 

—  M'est-il  permis  de  vous  demander  quels  sont  ces  projets,* et 
si  je  puis  vous  servir  en  quoi  que  ce  soit?  dis-je  avec  intérêt. 

—  C'est  précisément  pour  me  confier  à  vous  que  je  vous  en  parle, 
car  ils  intéressent  avant  tout  ma  fille. 

—  S'agirait-il  d'une  recherche...  ou  d'un  engagement? 

—  Non,  les  choses  n'ont  point  été  jusque-là,  officiellement  du 
moins,  puisque  tout  s'est  passé  à  l'insu  de  Geneviève,  qui  n'avait 
alors  que  dix-sept  ans.  Sir  Clarence  n'ignore  même  pas  que,  bien 
qu'il  fût  d'accord  avec  M,  de  Sénozan,  je  ne  lui  étais  pas  favorable. 
C'est  pourquoi  j'espérais  qu'il  aurait  renoncé  à  toute  démarche,  et 
je  crains  qu'il  ne  vienne  à  la  Mornière  pour  la  renouveler. 

—  Avez-vous  quelque  raison  grave  pour  repousser  sa  demande? 

—  Oh  !  je  ne  saurais  lui  rien  reprocher,  reprit  ma  tante.  Vous  le 
verrez  :  il  est  bien  de  sa  personne,  sa  fortune  est  à  peu  près  égale 
à  la  nôtre.  Mon  éloignement  est  peut-être  injuste,  mais  j'aurais 
peine  à  le  vaincre.  Il  y  a  dans  le  caractère  de  sir  Clarence,  dans  ses 
manières,  dans  ses  paroles,  je  ne  sais  quelle  froideur  compassée 
qui  me  glace  et  m'effraie  pour  la  nature  expansive  de  Geneviève. 
A  la  pensée  qu'elle  irait  vivre  seule  avec  lui  au  fond  d'un  château 
de  l'Irlande,  il  me  semble  qu'elle  serait  perdue.  Peut-être  n'y  a-t-il 
dans  tout  cela  que  le  naturel  effroi  qu'inspire  à  toute  mère  l'idée 
d'une  séparation.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  voulu  vous  avertir  pour  que 
vous  jugiez  sir  Clarence.  Vous  pourrez  alors  me  donner  votre  avis 
au  cas  où  sa  visite  aurait  le  but  que  je  lui  soupçonne. 

—  Êtes-vous  sûre  que  Geneviève  n'a  rien  su  des  projets  de  son 
père,  et  qu'elle  n'a  point  de  sympathie  pour  sir  Clarence? 

—  Oh  !  elle  ignore  tout. 

A  ce  moment,  Geneviève  entrait.  Je  fis  signe  à  la  marquise  d'an- 
noncer la  nouvelle.  Elle  me  comprit. 

—  Mignonne,  dît- elle,  je  reçois  une  lettre  de  sir  Clarence.  Il 
arrive  demain,  et  nous  consacre  quelques  jours. 


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JEAN   D£   CUAZOL.  273 

—  Ah  !  s*écria  Geneviève  en  j^ant,  msds  d'un  ton  qui  n'exprimait 
gue  la  surprise.  Voilà  une  circonstance  fâcheuse  pour  les  poissons 
de  la  Durance.  Jean,  préparez-vous  à  contempler  le  pécheur  le  plus 
passionné  des  trois  royaumes  unis. 

—  Vous  le  voyez,  me  dit  la  marquise  à  demi-voix. 

Je  m'étais  attendu  à  rencontrer  chez  Viergie  le  ressentiment  de 
son  orgueil  froissé.  11  n'en  fut  rien ,  et  elle  m'accueillît  presque 
avec  enjouement.  Cependant,  sous  l'aisance  qu'elle  affectait,  je  de- 
vinai une  aigreur  secrète  qui  accrut  encore  mon  malaise.  Je  me 
sentais  dans  une  situation  difficile  et  assez  périlleuse  pour  me  forcer 
peut-être  à  quitter  bientôt  Ghazol.  Comme  je  lui  tendais  la  main 
ainsi  qu'à  Geneviève,  elle  me  regarda  étonnée;  mais,  voyant  que 
î'attendaûs  qu'elle  la  prit,  elle  se  décida  à  avancer  la  sienne. 

—  J^  cru  que  c'était  encore  un  malentendu,  dit-elle  avec  ironie. 
Le  jour  suivant,  vers  midi,  une  voiture  s'arrêtait  devant  le  perron 

du  château.  Je  reconnus  au  premier  coup  d'œil  le  correct  gentle- 
num^  produit  de  l'aristocratie  britannique.  Il  ne  dit  qu'un  mot  à 
son  domestique,  non  moins  correct,  qui  avait  sauté  à  bas  du  siège; 
il  suivit  un  valet  et  fut  aussitôt  introduit  au  salon.  —  Sir  Clarence 
est  un  jeune  homme  de  vingt-cinq  à  vingt-sept  ans,  blond,  de  ce 
blond  un  peu  vif  qui  se  tient  tout  juste  sur  les  limites  du  roux.  11 
est  grand,  d'une  élégance  svelte  et  équilibrée  qui  trahit  Ventrai- 
netnent  assidu  du  sportsmariy  aussi  bien  prêt  pour  le  hunting  que 
pour  le  rowing.  Les  traits  de  son  visage,  réguliers  et  harmonieux, 
ont  une  certaine  douceur  mâle  qui  atteste  une  nature  persévérante 
et  réfléchie,  des  yeux  Meus,  d'un  bleu  un  peu  pâle,  mais  très  intel- 
%ns  et  très  expressifs,  et  dans  lesquels  on  lit  l'assurance  d'un 
iomme  qui  se  sait  pourvu  du  double  ascendant  d'une  grande  for- 
tune et  d'un  grand  nom. 

Ma  tante  acheva  les  complimens  de  bienvenue  en  nous  présen- 
tant l'un  à  l'autre.  Il  me  salua  d'un  air  de  réserve  assez  cordiale 
60  apprenant  que  j'étais  le  neveu  de  M"**  de  Sénozan,  et  s'informa 
de  Geneviève.  —  Je  l'entends,  dit  ma  tante,  vous  allez  la  voir. 

Au  même  instant,  la  porte  s'ouvrit.  En  apercevant  Geneviève,  sir 
Clarence  fit  quelques  pas  vers  elle;  mais  il  s'arrêta  tout  à  coup,  hé- 
sitant et  décontenancé,  à  la  vue  de  Viergie,  qui  entrait  en  même 
temps.  —  Hô!...  dit-il  avec  cet  inimitable  accent  flegmatique  des 
Anglais  qui  exprime  si  bien  l'étonnement,  et  il  demeura  entre  elles 
indécis. 

Un  éclat  de  rire  de  ma  cousine  le  tira  de  son  hésitation.  —  Par- 
donnez-moi, mademoiselle,  reprit-il,  j'ignorais  que  vous  eussiez 
une  sœur... 

—  M"'  Viergie,  ma  fille  d'adoption,  dit  vivement  ma  lante. 

TtWK  LXXVI.  —  1808.  *^ 


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27i  REYUfi  DES  DEUX  MONDES. 

Il  s'inclina,  Viergie  lui  rendit  uip  révérence;  puis,  les  présenta- 
tions faites,  la  conversation  s'engagea  entre  Geneviève,  ma  tante  et 
sir  Clarence  sur  le  temps  passé  depuis  leur  départ  de  la  Martinique. 
Bien  qu'il  régnât  entre  eux  un  peu  d'étiquette,  leur  langage  attes- 
tait une  familiarité  contenue  qu'autorisent  les  liens  de  parenté.  A 
l'enjouement  de  Geneviève  et  à  ses  questions,  je  compris  qu'eDe  re- 
voyait en  lui  le  compagnon  aimable  de  quelques  parties  de  plaisir, 
mais  rien  de  plus.  On  généralisa  bientôt  l'entretien;  nous  parlâmes 
de  la  Provence,  où  sir  Clarence  n'avait  jamais  séjourné.  Je  lui  don- 
nai des  détails  sur  le  pays.  Tout  en  m' écoutant  avec  cette  calme 
aisance  qui  lui  est  familière,  il  ne  quittait  pas  des  yeux  Viergie,  et 
je  devinai  Tétonnement  et  la  préoccupation  où  le  jetait  la  vue  de 
cette  étrange  jeune  fille  qu'il  avait  pu  confondre  avec  Geneviève. 

Il  m'était  naturellement  réservé  d'aider  M"®  de  Sénozanll  faire 
les  honneurs  de  la  Momière  à  son  hôte.  Le  dîner  rompit  un  peu  la 
glace,  j'emmenai  sir  Clarence  dans  le  parc  pour  fumer  un  cigare. 
Nous  causâmes  chasse,  cet  éternel  sujet  toujours  propice  aux  gens 
qui  ne  savent  trop  que  se  dire«  A  la  proposition  d'une  battue  pour 
le  lendemain,  son  flegme  se  fondit.  Il  m'apprit  qu'il  venait  d'Italie, 
et  qu'il  se  rendait  avec  son  yacht  au  fond  de  la  Norvège,  sur  le^ 
confins  de  la  Laponie.  Il  s'est  installé  là  une  maison  au  bord  d'un 
lac,  qu'il  a  loué  pour  la  pêche  et  pour  la  chasse  aux  canards  sau- 
vageSé  n  me  pressa  de  l'y  visiter,  comme  sll  se  fût  agi  d'une  par- 
tie dans  le  département  voisin.  Nous  allions  rentrer.  —  M"*  Vierpe 
me  dit-il  sans  transition,  est  une  parente  de  M*~  la  marquise  de 
Sénozan,  je  suppose  ?.  .•  • 

—  C'est  une  orpheline  qu'elle  a  adoptée,  répondis-je,  éludant  a» 
peu  la  question. 

—  Ah!  reprit-il  avec  calme.  Et  elle  est  sans  famille  alors? 

—  Sans  autre  famille  que  celle  qu'elle  retrouve  en  la  protectioD 
de  M*"'  de  Sénozan. 

—  Ahl...  merci,  me  dit-il,  et  nous  rentrâmes. 

XIV. 

L'arrivée  de  sir  Clarence  devait  forcément  amener  une  trêre 
entre  Viergie  et  moi.  L'état  maladif  de  M"*  de  Sénozan  rendait  te 
château  assez  triste  pour  un  hôte  étranger,  si  passager  que  put  être 
son  séjour.  Je  fus  donc  obligé  de  remplir  les  devoirs  de  l'hospita- 
lité en  organisant  quelques  chasses  qui  employaient  une  partie  de 
nos  journées.  A  part  le  flegme  dont  il  ne  se  départait  point,  âr 
Clarence  me  paraissait  du  reste  un  agréable  compagnon.  S^il  par- 
lait peu,  il  parlait  juste,  qualité  qui  n'est  pas  pour  moi  sans  mé- 


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JEAN   DE   CHAZOL.  275 

rite.  Je  m'aperçus  que  cette  apparence  d'apathie  n'était  que  le  ré- 
sultat d'un  parti -pris  de  réflexion  qui  s'exerçait  sur  le  moindre 
fait,  n'excluait  point  la  décision,  et  au  contraire  lui  prêtait  une 
force  calme,  mesurant  strictement  l'effort  à  la  difficulté.  Informé 
du  but  que  ma  tante  supposait  à  sa  visite  à  la  Momière,  j'essayai 
de  définir  ses  sentimens  pour  Geneviève  ;  mais  je  compris  bientôt 
qu'il  était  impénétrable  sur  ce  sujet.  Au  château,  sa  circonspection 
n'était  pas  moins  assurée.  11  gardait  avec  les  deux  jeunes  filles 
le  ton  de  froide  élégance  qui  ne  l'abandonnait  jamais;  seulement 
il  mettait  dans  les  soins  qu'il  rendait  à  Viergie  une  prévenance  si 
respectueuse  et  si  digne  à  la  fois  que  je  ne  pus  me  défendre  d'ad- 
mirer ce  tact  plein  de  grâce  et  de  courtoisie. 

—  Tu  as  fait  la  conquête  de  sir  Claience,  dit  un  jour  Geneviève 
en  riant  à  Viergie. 

—  Hô!...  répondit  ironiquement  Viergie  en  imitant  l'exclama- 
tion familière  du  gentilhomme  irlandais;  je  suis  une  fdle  trop  mo- 
deste pour  le  prince  des  brouillards,  comme  tu  l'appelles.  Qu'en 
dites- vous?  reprit-elle  tout  à  coup  en  s  adressant  à  moi,  et  de  cet 
^  de  coquetterie  hautaine  et  railleuse  où  je  sentais  plus  que  ja- 
mais l'intention  hostile. 

—  Sir  Clarence  vous  le  dirait  mieux  que  moi,  répondis-je,  irrité 
parnn  froissement  dont  je  ne  sus  me  rendre  compte. 

A  cette  réponse  brutale,  je  vis  passer  dans  ses  yeux  un  éclair 
fauve. 

-Ah!  c'est  ainsi?.;,  me  dit-elle  d'un  air  de  défi.  Au  fait,  vous 
avez  raison,  et  je  vous  remercie  du  conseil. 

Geneviève  ne  vit  là  qu'une  de  ces  escarmouches  puériles  qu'elle 
raillait  souvent  entre  nous,  et  il  ne  fut  plus  question  de  sir  Cla- 
rence. Cependant  je  ne  tardai  point  à  remarquer  un  changement 
dans  les  allures  de  Viergie,  comme  si  elle  eût  voulu  me  braver  en 
provoquant  les  attentions  que  jusqu'alors  elle  avait  accueillies 
comme  le  simple  tribut  de  sympathie  d'un  hôte  courtois.  Je  ne  fis 
d'abord  que  rire  de  ce  manège  trop  bien  prévu  dans  les  astuces 
féminines;  mais  je  m'aperçus  bientôt  qu'en  dépit  de  mes  ré3olu- 
tions  j'étais  moins  insensible  à  ce  jeu  que  je  n'eusse  voulu  me 
l'avouer.  Dn  soir  nous  étions  au  salon,  sir  Clarence  jouait  aux  échecs 
avec  la  marquise  tandis  que  les  jeunes  filles  faisaient  de  la  musique 
au  piano.  Viergie  chanta,  accompagnée  par  Geneviève,  Y  Ave  Maria 
deGounod  sur  le  prélude  de  Bach.  Aux  premiers  accords  de  cette 
mélodie  et  de  cette  voix  pénétrante  et  passionnée  dans  son  expres- 
sion naïve,  sir  Clarence  leva  la  tête  et  écouta  surpris.  Quand  Vier- 
gie eut  achevé,  il  vint  à  elle  avec  gravité. 

—  Je  n'ai  jamais  entendu  chanter  ainsi,  mademoiselle,  dit-il; 
roolez-vous  recommencer  pour  moi  ce  morceau? 


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276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  céda  en  riant,  un  peu  intimidée  de  cet  éloge.  Il  ne  la  quittait 
point  des  yeux,  comme  pour  surprendre  Tâme  dans  le  rayonnement 
de  ce  visage  si  changeant  et  si  pur.  Après  les  derniers  mots,  il  de- 
meura absorbé,  la  contemplant  en  silence,  puis  enfin,  lui  prenant 
la  main  :  —  NonI  jamais  je  n'ai  entendu  chanter  ainsi,  répéta-t-il. 
Merci,  mademoiselle.  —  Et  il  regagna  sa  place, 

Viergie,  toute  fière  de  son  succès,  se  tourna  vers  moi.  —  Ai-je 
réussi  cette  fois  à  donner  l'expression  que  vous  vouliez?...  me  de- 
manda-t-elie  à  demi  railleuse. 

Je  ne  sais  pourquoi  je  ressentis  une  irritation  amère.  —  Après 
l'éloge  de  sir  Glarence,  mon  opinion  vous  importe  peu,  répondis-je 
sèchement. 

A  ce  mot,  elle  me  jeta  un  regard  presque  haineux.  Je  revins  chez 
moi  agité  d'une  terrible  émotion.  Je  ne  m'abusais  plus  sur  ce  tour- 
ment auquel  il  fallait  enfin  donner  un  nom.  C'était  la  jalousie  qui 
me  mordait  au  cœur. 

Quelques  jours  se  passèrent;  mes  rapports  avec  Viergie  s'aigris- 
saient toujours  en  secret.  Elle  semblait  jouir  de  ma  peine  et  redou- 
blait ses  manèges.  Un  matin  j'appris  que  sir  Glarence  était  allé 
faire  une  course  à  Marseille,  où  l'appelait  une  affaire  subite,  et  qu'il 
ne  devait  revenir  que  le  soir.  Viergie  avait  la  migraine,  et  elle  ne 
parut  pas.  Certes  c'était  là  un  incident  fort  simple;  cependant  j'y 
crus  voir  un  plan  concerté  entre  eux.  C'était  absurde;  mais  j'en 
souffris  tout  le  jour. 

Le  lendemain,  comme  j'amvais  à  la  Mornière,  je  ne  trouvai  per- 
sonne au  salon.  Un  domestique  me  dit  que  sir  Clarènce  était  dans 
le  parc  avec  Geneviève  et  Viergie.  Je  me  disposais  à  les  rejoindre 
lorsqu'on  vint  de  la  part  de  ma  tante  me  prier  de  me  rendre  au- 
près d'elle.  J'y  allai  aussitôt. 

En  me  voyant  entrer  :  —  Accourez,  me  dit-elle;  il  y  a  ici  du  nou- 
veau. Avez-vous  vu  sir  Clarènce  ce  matin? 

—  Non,  j'ignorais  même  son  retour...  Est-ce  de  lui  qu'il  s'agit? 

—  Oui,  d'une  demande  qu'il  m'a  adressée,  et  qui  m'embarrasse 
beaucoup.  11  y  a  une  heure,  sir  Clarènce,  apprenant  que  je  ne  des- 
cendrais pas  aujourd'hui,  m'a  fait  prier  de  le  recevoir.  Je  crus  un 
moment  que,  devançant  sou  départ,  il  voulait  me  faire  ses  adieux. 
Dès  les  premiers  mots,  je  compris  qu'il  accomplissait  une  déniarche 
sérieuse.  Il  me  rappela  les  projets  formés  par  lui  et  M.  de  Séuozan 
au  sujet  de  Geneviève,  et  la  parole  échangée  entre  eux. 

—  Je  sais,  madame,  ajouta-t-il,  que  cette  parole  ne  fut  jamais 
confirmée  par  vous,  et  je  n'ai  pu  qu'approuver  une  prudence  ma- 
ternelle que  l'âge  de  M""  Geneviève  justifiait  alors  pleinement.  Je 
devais  me  soumettre  et  attendre.  Cependant,  tout  eu  respectant 
votre  volonté,  je  me  suis  cru  lié,  du  moins  jusqu'à  ce  que  vous 


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JEAN    DE    CQAZOL.  277 

ayez  décidé  de  faire  une  réponse  formelle  à  ma  sollicitation,  ap- 
prouvée déjà  par  M.  le  marquis  de  Sénozan,  mon  cousin. 

—  Il  était  difficile,  reprit  ma  tante,  d'avoir  recours  à  un  ater- 
moiement nouveau;  quel  que  fût  l'embarras  d'un  refus,  sir  Cla- 
rence  n'est  point  un  de  ces  partis  qu'on  peut  éconduire  avec  des 
prétextes  vains.  Je  lui  dis  franchement,  tout  en  rendant  justice  à 
son  caractère,  mes  craintes  de  ne  pas  rencontrer  entre  Geneviève 
et  lui  cette  conformité  d'habitudes  et  de  goûts  qui  seule  peut  as- 
surer le  bonheur  de  deux  époux.  Cette  explication  ne  parut  pas  le 
surprendre,  il  me  demanda  si  ma  décision  était  assez  arrêtée  pour 
loi  défendre  tout  espoir  dans  l'avenir  et  le  dégager  loyalement  de 
sa  recherche  sans  paraître  manquer  à  la  respectueuse  sympathie 
qu'il  gardait  pour  ma  fille  et  pour  moi.  Je  l'assurai  que,  ma  soUi- 
cUade  maternelle  étant  l'unique  raison  qui  me  guidait,  je  lui  serais 
au  contraire  reconnaissante  de  sa  déférence,  et  que  j'espérais  qu'il 
resterait  notre  ami.  —  Vous  me  permettez  donc,  me  dit-il,  de  for- 
mer d'autres  vœux  sans  que  ma  conduite  vous  semble  une  offense? 

—  Sans  doute,  répondis-je  étonnée,  et  croyez  que  nul  plus  que 
moi  ne  se  réjouira  de  votre  bonheur. 

—  Alors,  reprit  ma  tante,  sir  Clarence,  avec  une  certaine  émo- 
tion grave,  me  confia  que  depuis  son  arrivée  à  la  Mornière  il  avait 
été  frappé  de  rencontrer  chez  Viergie  un  caractêrey  comme  il  dit, 
qu'il  l'avait  étudiée,  et  qu'il  avait  résolu,  si  je  lui  rendais  sa  pa- 
role, de  me  la  demander  pour  femme. 

—  Viergie!  m'écriai-je  atterré.  Sir  Clarence  vous  a  demandé  sa 
niaiD?... 

—  De  la  façon  la  plus  formelle, 
--Et  qu'avez-vous  répondu? 

—  Je  devais  accueillir  cette  sollidtation  tout  à  fait  inattendue 
avec  une  réserve  que  vous  seul  saurez  comprendre.  Sir  Clarence 
nje  pria  d'interroger  Viergie  en  lui  révélant  sa  recherche.  C'était 
toat  ce  que  nous  pouvions  résoudre  d'abord.  Cependant,  avant  de 
parlera  Viergie  de  ce  projet,  il  importe  que  sir  Clarence  n'ignore 
fieo  d*elle,  en  ce  qui  touche  du  moins  la  famille  que  la  loi  lui  as- 
^gne  et  le  nom  qu'elle  porte.  C'est  là  une  question  délicate  que  je 
o'ai  point  osé  aborder,  et  qui  pourrait  l'arrêter.  11  la  croit  sans 
do